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dimanche 18 octobre 2020

Les flux et reflux des combats féministes


ENQUÊTE Depuis le milieu du XIXe siècle, chaque « vague » de féminisme affiche un visage singulier. La première, sous la IIIe République, se battait pour le droit de vote, et la deuxième, dans les années 1970, pour l’avortement. Née dans les années 1990, la troisième a trouvé son combat avec #metoo : la lutte contre les violences faites aux femmes. Retour sur cent cinquante ans d’histoire.

C’est une jolie métaphore qui accompagne depuis de longues décennies les mouvements féministes : pour raconter les mobilisations en faveur de l’égalité, l’historiographie parle volontiers d’une première, d’une deuxième et d’une troisième « vague ». La première, sous la IIIe République, s’est lancée à la conquête des droits civils et politiques ; la deuxième, pendant les années rebelles de la décennie 1970, a œuvré en faveur de la libération du corps féminin ; la troisième, depuis la fin des années 1990, dénonce, du harcèlement sexuel au féminicide, le long continuum des violences faites aux femmes.

Pour Christine Bard, professeure d’histoire contemporaine à l’université d’Angers, cette métaphore marine est une « précieuse marque identitaire de l’historiographie du féminisme ». « On pourrait bien sûr parler d’un cycle de mobilisation collective mais ce serait dommage de bannir un terme aussi poétique que la vague. Il évoque l’eau, un élément féminin qui peut renvoyer à un imaginaire essentialisant, mais aussi la sculpture de Camille Claudel qui met en scène trois baigneuses face à une immense vague, ou le poème-jeu de Virginia Woolf publié en 1931. C’est un terme propre à l’histoire du féminisme  et ils ne sont pas si nombreux ! »

Cette image avait d’ailleurs séduit, dès le début du XXe siècle, l’écrivaine et syndicaliste Marcelle Capy. Dans le premier numéro d’un périodique publié en 1918, elle évoquait déjà une « vague féminine » venant « des chantiers, des ateliers, des écoles, des campagnes »« Elle monte de partout où les corps des femmes sont accablés, où les cœurs des femmes sont brisésElle monte du peuple féminin qui halète sur les machines, pâlit sur les registres ; du peuple féminin qui a faim, qui a froid, qui pleure, qui pense. (…) Elle monte à l’assaut de l’injustice sociale, des préjugés, des erreurs, de la violence érigée en dogme. »

Il faut cependant attendre la fin du XXe siècle pour que le mot « vague » désigne, dans le débat public et académique, un moment d’apogée du combat en faveur de l’égalité. En 1968, un siècle après la génération pionnière militant pour le droit de vote, une journaliste du New York Times Magazine qualifie en effet les mouvements féministes nés dans les années 1960 de « deuxième vague ». Une vingtaine d’années plus tard, l’écrivaine américaine Rebecca Walker acte dans le magazine Ms la naissance de la « troisième vague ». La trilogie qui fait aujourd’hui consensus dans l’historiographie du féminisme est née.

Vagues plurielles

Si la métaphore des ressacs sied si bien à l’histoire du féminisme, c’est parce qu’elle évoque la force irrésistible du nombre. « Une vague, c’est une multitude de petites gouttelettes qui, rassemblées, donnent naissance à une puissante déferlante », souligne l’historienne Bibia Pavard. L’image suggère également la succession de flux et de reflux. « Depuis le milieu du XIXe siècle, le mouvement féministe a, comme une vague, connu des hauts et des bas, des pics d’intensité et des moments de calme après la tempête », poursuit l’autrice, avec Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel, de Ne nous libérez pas, on s’en charge (La Découverte, 750 pages, 25 euros).

Le symbole de la houle a beau être pertinent, certaines historiennes le jugent un peu schématique. « Une vague, c’est vrai, ne commence ni ne se termine à une date précise : ce n’est pas une élection, c’est un mouvement social dont les dates sont un peu hasardeuses, reconnaît Sylvie Chaperon, autrice, en 1996, d’une thèse consacrée au « creux de la vague » des années 1945-1970. Mais cette métaphore permet de faire des comparaisons entre les pays et les périodes : chacune des trois vagues est caractérisée par des références philosophiques, des choix politiques et des pratiques militantes qui lui sont propres. »

Si le féminisme désigne une aspiration à l’égalité, à l’autonomie et au respect, il se conjugue en effet au pluriel : depuis sa naissance, au milieu du XIXsiècle, il a adopté des centaines de visages. La France a connu des féminismes révolutionnaires et des féminismes réformistes, des féminismes universalistes et des féminismes différentialistes, des féminismes d’Etat et des féminismes mouvementistes. « Parce qu’il est à la fois une idée, un mouvement et une conscience, le féminisme est le fruit d’un contexte politique, économique, social et culturel, explique Christine Bard. Il est très perméable à son environnement : il se transforme au fil du temps. »

Certaines générations jouent ainsi la carte du sérieux et des institutions, quand d’autres préfèrent manier la provocation et l’humour. Certaines imaginent un combat commun avec les hommes, quand d’autres les tiennent à l’écart. Certaines comptent dans leurs rangs des femmes diplômées issues des milieux bourgeois, d’autres recrutent plutôt dans les quartiers populaires. Certaines se battent contre les lois, d’autres contre les mentalités. Chaque vague recueille le précieux héritage de la précédente, mais affiche une nouvelle identité politique, de nouvelles revendications, de nouvelles références intellectuelles.

« Féminisme de brèche »

Née à la fin des années 1860, la première vague est aussi la plus longue : elle se déploie au début de la IIIe République, connaît son acmé au tournant du siècle et s’essouffle dans l’entre-deux-guerres. « Elle accompagne la démocratisation des sociétés occidentales, observe Sylvie Chaperon, professeure d’histoire contemporaine à l’université Toulouse-II-Jean-Jaurès. Elle naît pendant la libéralisation du Second Empire et s’achève, après la Libération, avec l’obtention de ses principales revendications : la fin de l’incapacité civile des femmes mariées en 1938 – elles peuvent désormais contracter ou agir en justice sans l’autorisation de leurs maris  et le droit de vote en 1944. »

Cette vague constitue la première mobilisation féministe de l’histoire. Olympe de Gouges pendant la Révolution, les saint-simoniennes dans les années 1830, les « femmes de 1848 » ou les révoltées de la Commune avaient, elles aussi, revendiqué des droits. Mais ces pionnières incarnaient, plutôt qu’une vague, un « féminisme des brèches », selon l’expression de l’historienne Michelle Perrot. « La longue période de stabilité politique ouverte par la IIIe République permet l’émergence, non plus seulement de voix isolées, mais d’un mouvement sociopolitique pérenne et structuré, présent dans la vie culturelle et artistique, et doté d’une presse spécialisée comptant des dizaines de titres », souligne l’historienne Christine Bard.

« Le fouet et le harem »

Les premières organisations féministes apparaissent dès la fin des années 1860 : la romancière socialiste André Léo crée en 1868 la Ligue pour les droits des femmes, Maria Deraismes et Léon Richer fondent l’année suivante le journal Le Droit des femmes, devenu en 1871 L’Avenir des femmes« Qu’on ne dise pas que l’heure est inopportune, prévient en 1872 Léon Richer. C’est aux époques de réorganisation sociale et politique comme celle que nous traversons qu’il est bon de songer aux réformes. » Après l’adoption de la loi de 1901 sur les associations, les groupes féministes foisonnent : le Conseil national des femmes françaises naît en 1901, l’Union française pour le suffrage des femmes en 1909.

« Au début des années 1900, (...) le combat d’Hubertine Auclert pour le suffrage, qui était perçu, à la fin du XIXe siècle, comme radical, est adopté par toutes les organisations », Christine Bard, historienne

Le grand combat de ces femmes, exclues depuis des siècles de la vie publique, est « la sortie de l’assignation à la sphère privée, et donc la conquête des droits civils et politiques », souligne Christine Bard. « Elles vivent depuis 1804 sous l’empire du code civil napoléonien, qui fait d’elles des mineures à vie, et elles sont privées d’expression politique, alors que le suffrage universel a été accordé aux hommes en 1848. Au début des années 1900, le droit de vote devient la priorité de l’ensemble du mouvement : le combat d’Hubertine Auclert pour le suffrage, qui était perçu, à la fin du XIXe siècle, comme radical, est adopté par toutes les organisations. »

A une époque où la différence des sexes est considérée comme une donnée naturelle et invariable de l’humanité, cette bataille suffragiste paraît audacieuse, inconvenante, voire grotesque – y compris aux yeux de femmes aussi libres que Colette. En 1910, l’écrivaine explique que les « suffragettes » – un qualificatif ironique et méprisant – la « dégoûtent » : « Savez-vous ce qu’elles méritent ? demande-t-elle. Le fouet et le harem. » Les féministes sont sans cesse moquées, brocardées, ridiculisées. « Le féminisme enlaidit, c’est un fait », affirme l’écrivain Théodore Joran. Le mouvement réunit des « mégères » aux « voix aigres », ajoute l’Action française.

Parce qu’il doit convaincre des parlementaires récalcitrants dans un climat hostile, le féminisme de la première vague, qui recrute plutôt dans les milieux privilégiés, met un point d’honneur à se montrer respectable, argumenté et sérieux. Pour une Hubertine Auclert qui renverse une urne ou une Louise Weiss qui lâche des ballons garnis de tracts pendant la coupe de France de football, le mouvement compte nombre de militantes qui évitent soigneusement les coups d’éclat : elles donnent des conférences, écrivent dans les journaux et plaident, sans se lasser, la cause des femmes auprès des députés et des sénateurs.

Des femmes « sans passé »

Pour défendre le suffrage universel, ces « déshéritées du genre humain », selon le mot d’Hubertine Auclert, invoquent la Déclaration des droits de l’homme de 1789. « Ce féminisme majoritairement républicain, réformateur et laïc, souligne, dans une logique universaliste, la contradiction entre le principe d’égalité juridique à la naissance et l’existence d’un droit profondément inégalitaire envers les femmes, analyse l’historienne Sylvie Chaperon. La pensée de la différence imprègne cependant tellement la société qu’elles défendent aussi le droit de vote au nom des compétences spécifiques des femmes dans le domaine de la famille ou de l’éducation. »

Puissante au début du siècle, cette première vague s’éteint peu à peu pendant l’entre-deux-guerres. « La crise économique, sociale et morale des années 1930 est telle que toutes les énergies s’orientent vers la lutte contre le nationalisme et le fascisme, poursuit Sylvie Chaperon. Après la Libération, les organisations féministes peinent à recruter de nouvelles militantes. » Il faudra toute la fièvre de mai 1968 pour ranimer la flamme – au sens propre, d’ailleurs, puisque le premier geste du Mouvement de libération des femmes (MLF), le 26 août 1970, a été de déposer une gerbe devant la flamme du soldat inconnu, sous l’Arc de triomphe, pour rendre hommage à sa femme (plus inconnue encore).

Au début des années 1970, la deuxième vague est donc là, même si l’expression met du temps à s’imposer en France. « Lorsque le New York Times Magazine invente, en 1968, le terme de “deuxième vague”, il est immédiatement repris par les féministes américaines. En 1971, un groupe de Boston intitule d’ailleurs son journal Second Wavesouligne Bibia Pavard, professeure à l’université Paris-II-Panthéon-Assas. Il n’est en revanche pas utilisé en France, car les féministes rêvent d’un mouvement totalement neuf : en 1970, un numéro spécial de la revue Partisans est intitulé Libération des femmes, année zéro. »

Si les militantes françaises n’ont pas le sentiment d’incarner une « deuxième » vague, c’est aussi parce qu’elles ignorent les faits d’armes de la première. Rédigé en 1971, l’hymne du MLF proclame que les femmes sont « sans passé » et qu’elles forment un « continent noir ». En ce début des années 1970, l’histoire de la moitié de l’humanité est, il est vrai, un territoire vierge et inconnu. Au point que Michelle Perrot lance en 1973 un cours intitulé : « Les femmes ont-elles une histoire ? ». Il faudra attendre 1987 pour qu’une première thèse, celle de Florence Rochefort, s’intéresse à la première vague – un travail qui sera suivi de beaucoup d’autres.

Un combat pour la libération

La première vague avait duré près d’un siècle, la deuxième est infiniment plus courte : elle s’esquisse pendant les « années Planning familial », à la fin des années 1960, pour s’achever, au début des années 1980, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir et la naissance d’un « féminisme d’Etat » incarné par Yvette Roudy. Pendant cette « longue » décennie 1970, la rupture avec les pionnières de la première vague est éclatante : marqué par l’esprit de Mai 68, le féminisme bouscule avec allégresse les institutions, conteste pied à pied l’ordre patriarcal, engendre un bouillonnement théorique sans précédent et cultive la dérision et la provocation.

« [La génération des années 1970] s’intéresse beaucoup au corps féminin, qui est considéré comme le lieu emblématique de la domination et de l’aliénation », Bibia Pavard, historienne

Depuis la bataille pour le droit de vote du début du siècle, le monde a changé ; les combats des féministes aussi. « La première vague parlait de droit, la deuxième de libération ; la première vague croyait à la transformation juridique de la condition féminine, la deuxième à la révolution des mentalités et des consciences, analyse Christine Bard. Dans les années 1970, les femmes, malgré les réformes législatives, continuent à se heurter à des préjugés sexistes dans la famille comme dans le monde du travail. C’est à cette oppression patriarcale que les féministes veulent mettre fin. »

Notre corps, nous-mêmes, le livre-témoignage d’un collectif de Boston publié en France en 1977, résume à lui seul le mot d’ordre de cette génération qui proclame haut et fort que le « privé est politique »« Elle s’intéresse beaucoup au corps féminin, qui est considéré comme le lieu emblématique de la domination et de l’aliénation, constate l’historienne Bibia Pavard. Les féministes veulent lutter contre le viol, conquérir la liberté sexuelle, explorer le plaisir féminin et surtout accéder à l’avortement et à la contraception, comme le montrent le Manifeste des 343 publié en 1971 par Le Nouvel Observateur ou le procès [pour avortement] de Bobigny de 1972. »

La référence théorique de cette deuxième vague n’est pas la Déclaration des droits de l’homme de 1789 mais un livre de philosophie de plus de 800 pages, publié en 1949 : Le Deuxième sexe. Simone de Beauvoir y déconstruit pierre par pierre la tradition millénaire de la domination masculine. « On ne naît pas femme, on le devient », proclame-t-elle. « A cette référence, précise l’historienne Sylvie Chaperon, s’ajoute une lecture marxiste-léniniste de la domination chez les féministes d’extrême gauche et une lecture freudienne ou lacanienne des relations hommes-femmes chez les féministes différentialistes comme Hélène Cixous ou Julia Kristeva. »

« Qui lave vos chaussettes ? »

Au sérieux de la première vague, succède, dans les années 1970, la « joyeuse cacophonie » de la deuxième, pour la sociologue Françoise Picq. Le MLF est un mouvement sans hommes, sans adhésion et sans présidente qui publie un journal « menstruel »Le Torchon brûle. Les féministes parient sur l’humour et la dérision : elles envahissent une église en proclamant « Libérez la mariée ! » et éditent des affiches demandant aux prolétaires de tous les pays : « Qui lave vos chaussettes ? » « Cette vision spontanéiste, créative et poétique du mouvement social est en rupture complète avec la première vague », résume Sylvie Chaperon.

Une grande continuité imprègne, en revanche, le discours des contempteurs du féminisme. Dans les années 1970 comme au début du XXe siècle, les militantes sont considérées comme des harpies stériles, sectaires et hystériques. « Vous êtes des moches, des mal-baisées, des pas-baisables » leur lance l’écrivain Jean Cau. Dans La Force des choses, Simone de Beauvoir résume le portrait fait d’elle après Le Deuxième sexe« J’étais une “pauvre fille” névrosée, une refoulée, une frustrée, une déshéritée, une virago, une mal-baisée, une envieuse, une aigrie bourrée de complexes d’infériorité à l’égard des hommes, à l’égard des femmes, le ressentiment me rongeait. »

Effervescence et déchirures

Si les deux premières vagues présentent des profils singuliers, la troisième est infiniment plus difficile à dépeindre. Le terme même de « troisième vague » est d’ailleurs contesté, tant les féminismes qu’elle rassemble sont pluriels. Une chose est sûre : après l’essoufflement des années 1980, le mouvement connaît, à partir du milieu des années 1990, un vrai renouveau. Ce réveil militant s’affiche lors de la grande manifestation parisienne pour l’avortement de 1995 mais aussi lors du combat pour la parité politique qui rassemble, à partir de 1992, des anciennes du MLF, des élues de gauche et des intellectuelles.

Dans les années 1990 et 2000, de nouvelles générations s’emparent avec fougue de la bannière féministe. Mix-Cité lutte contre les jouets sexués offerts à Noël aux filles et aux garçons ; les Chiennes de garde dénoncent les propos injurieux envers les femmes dans l’espace public ; La Meute cible les publicités sexistes ; Ni putes ni soumises défend les jeunes filles issues de l’immigration ; La Barbe combat l’entre-soi masculin dans les lieux de pouvoir ; Osez le féminisme lance une campagne baptisée « Osez le clito » ; les Femen manifestent seins nus contre l’« épidémie fasciste » qui ravage l’Europe.

La référence conceptuelle de cette troisième vague est le genre, cette « performance » au cours de laquelle chacun mime, jour après jour, le féminin et le masculin, selon le mot de la philosophe américaine Judith Butler. La réflexion autour de cette notion engendre, dans les années 1990, 2000 et 2010, un foisonnement sans précédent d’études sur les dissymétries hommes-femmes dans l’entreprise, l’école ou la politique. « Ce travail théorique et statistique qui déconstruit une à une les idées reçues sur le féminin et le masculin nourrit les mouvements militants, explique l’historienne Bibia Pavard. Il démontre que les normes de genre aliènent les femmes, mais aussi les hommes. »

Cette effervescence intellectuelle et militante ne va cependant pas sans déchirures. L’atmosphère insouciante des années post-1968 a fait place à un climat anxiogène marqué par la crise économique, le terrorisme islamiste et la menace environnementale. La troisième vague se divise, année après année, sur la prostitution – travail sexuel ou esclavage ? –, la gestation pour autrui – progrès procréatif ou aliénation ? – et le voile – liberté religieuse ou asservissement ?. D’autant que ces nouvelles générations sont marquées par une immense diversité – raciale, sociale, culturelle, sexuelle, religieuse mais aussi idéologique.

« Féminisme de hashtag »

Alors que la deuxième vague postulait l’existence d’une condition commune à toutes les femmes, la troisième met en avant la pluralité des identités. Au nom de l’intersectionnalité, ce concept forgé en 1989 par la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw, l’afroféminisme et le féminisme islamique soulignent l’imbrication entre les discriminations de race, de classe et de genre, et critiquent vertement le féminisme « blanc ». « L’intersectionnalité est le mot-clé du féminisme contemporain, ce qui n’est pas évident dans un pays aussi attaché aux principes universalistes que la France », constate Christine Bard.

Il faudra l’onde de choc planétaire de l’affaire Weinstein pour que le mouvement trouve un combat commun. En 2017, #metoo scelle l’unité de la troisième vague autour de la lutte contre les violences faites aux femmes, comme le droit de vote avait fédéré la première et l’avortement, la deuxième. En Europe comme en Amérique du Nord, des millions de femmes, « racisées » ou non, explorent les zones grises de l’intimité et les ambiguïtés de la séduction – et découvrent l’incroyable puissance des réseaux sociaux, qui « déplacent les frontières du militantisme en offrant de nouveaux outils pour faire entendre sa voix », note en 2017 l’historienne des médias Claire Blandin dans la revue Réseaux.

Pour Bibia Pavard, ce « féminisme de hashtag » est sans doute la caractéristique la plus marquante des mobilisations actuelles. « En rendant visible la multiplicité des expériences personnelles, les réseaux sociaux réconcilient l’indignation individuelle et le combat collectif. Ils facilitent ce que les sciences sociales appellent l’appropriation ordinaire du féminisme : même si elles ne sont pas inscrites dans un groupe militant, les femmes peuvent, grâce à un like ou un hashtag, revendiquer publiquement leur engagement et participer à une mobilisation politique. » Plus d’une vingtaine d’années après sa naissance, les traits de la troisième vague se précisent. Et ils reflètent, comme ceux des deux premières, l’esprit du temps.



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