ENQUÊTE Patouiller, grimper, creuser la terre, se cacher. En France comme en Allemagne, les espaces extérieurs des écoles font sauter le bitume pour se transformer en terrains d’aventures conçus avec les élèves.
« Vous entendez ? » La directrice d’école savoure le changement. Pas le moindre de ces cris stridents qui, d’habitude, accompagnent courses effrénées et bousculades dans la cour, lorsque les élèves s’y éparpillent. C’est la récré de 15 heures, à la maternelle Emeriau, dans le 15e arrondissement parisien. Et l’ensauvagement a du bon : depuis que, cet été, la cour a été végétalisée, le calme règne.
Seuls, ou plus souvent en petites troupes laborieuses, les enfants entassent, charrient, déversent les copeaux de bois qui jonchent l’espace central, armés de récipients variés. Accroupis au bord de la mini-rivière, ils plongent avec délice les mains dans le filet d’eau qui s’écoule du collecteur pluvial, pour y tripoter un galet ou guider une feuille morte jusqu’au jardin humide planté de fougères. Ils jouent à se croiser sur des troncs d’arbre couchés, à suivre, de rondin en rondin, la corde de la via ferrata, et même à se cacher sous la grosse butte de terre engazonnée, à l’heure du retour en classe.
Isabelle de Chauveron, qui dirige cet établissement de six classes au milieu des tours du quartier Beaugrenelle, ne regrette pas l’ancien rectangle d’asphalte noir où, trois heures par jour, les élèves « s’excitaient dangereusement ». « Maintenant, ils ont toujours quelque chose à faire. Au niveau de la motricité, comme au niveau sensoriel, c’est magique. » « On les reconnecte à la nature, appuie une enseignante, Géraldine Roux. Le souci de l’écologie va passer par là. » Par ces « oasis » qu’a, peu à peu, prévu de faire pousser la Mairie de Paris dans les 760 écoles et collèges maillant la ville.
La canicule précoce, au printemps 2017, a fait surgir l’idée de transformer les cours bitumées aux allures de parking en îlots de fraîcheur pour leur quartier : plantations, ombre et fontaines, sols clairs et perméables aux infiltrations d’eau de pluie… Trente et une écoles sont déjà « renaturées », à l’automne 2019, lorsque la mission Résilience de la Ville de Paris organise un voyage d’études à Anvers. Révélation ! Quoique soumises aux mêmes normes européennes, les cours y sont plus ensauvagées et plus ludiques à la fois. Bref, adaptées aux besoins des enfants, pas seulement au changement climatique.
Des espaces d’apprentissage
Un espace naturel planté et modelé, offrant des buttes, recoins, parcours, passerelles et tunnels… C’est ce modèle belge que tentent d’approcher les cours « Oasis », financées grâce aux 5 millions d’euros récoltés auprès de l’Europe (fonds Feder). Neuf ont été inaugurées en cette rentrée. En Allemagne, en Scandinavie, les cours se veulent aussi des espaces d’apprentissage. Dans la capitale danoise, par exemple, un guide des aménagements extérieurs est distribué aux écoles maternelles : les jeunes élèves doivent pouvoir sauter, se cacher, faire évoluer leur environnement, être en contact avec les éléments. Résultat, les bacs à sable ne sont pas en voie de disparition, comme en France ; les enfants jouent aussi avec la terre et la boue.
Dans l’Hexagone, le mouvement a d’abord gagné Strasbourg il y a dix ans, où deux enseignantes de l’école maternelle Jacqueline ont transformé leur cour en espace complexe, utilisé tous les matins pour faire classe dehors. D’autres écoles strasbourgeoises, puis d’autres villes, se sont inspirées de la démarche. La végétalisation se propage, appelée de ses vœux par le collectif Enseignant.e.s pour la planète, en janvier 2019, puis confortée par l’expérience suffocante du confinement et désormais officiellement encouragée par le ministère de l’éducation nationale. Sidi Soilmi, responsable de la cellule bâti scolaire, créée en juillet 2019, atteste « une volonté politique de porter ces sujets qui répondent à des attentes partagées par des acteurs de l’éducation et des collectivités ».
Une centaine de villes de toutes tailles a déjà pris contact avec Raphaëlle Thiollier, responsable du projet « Oasis » à la Mairie de Paris – des communes de banlieue parisienne, en masse, mais aussi Toulouse, Montpellier, Amiens, Angers, Villeurbanne, Tours, Saint-Nazaire, Troyes, Avignon… A Lille, depuis 2015, la mutation va bon train avec un objectif de 100 % d’« écoles vertes » à la fin du nouveau mandat de Martine Aubry.
Une vraie récréation
Tous les candidats écologistes à l’élection (ou réélection) municipale ont manié cet efficace argument de campagne. Après une première expérimentation, le maire de Grenoble, Eric Piolle, accélérera « autant que possible » financièrement, lors de son second mandat. A Bordeaux, huit écoles seront concernées en 2021. Une vingtaine de cours de récré ont été identifiées comme prioritaires à Lyon. Selon le maire, Grégory Doucet, « elles doivent participer au bien-être des enfants, leur permettre de pratiquer des activités sans discrimination de genre et d’accéder à la nature en ville ».
Scotchées aux grilles qui séparent la maternelle de l’élémentaire Emeriau, Maya et Eva, tout juste entrées en CP, affichent des mines boudeuses, frustrées de ne pouvoir investir le nouveau terrain d’aventures. « On avait demandé un toboggan dans les arbres », n’ont pas oublié les fillettes. Raté. La cour est sacrément « bien quand même », à ce qu’elles voient.
« Les cours doivent être aussi sûres que nécessaire, et pas aussi sûres que possible » Raphaëlle Thiollier, chef du projet « Oasis » à la Ville de Paris
La richesse de possibilités ludiques apaise le climat ; les cachettes et recoins permettent de souffler, quand les cours bitumées, « avec leur forte densité, leurs publics hétérogènes, sont anxiogènes, propices aux tensions, aux jeux dangereux », observe Thibaut Hébert, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Lille. Professeur de géographie à l’université de Cergy-Pontoise, Pascal Clerc rappelle que l’objectif de départ de la cour de récréation (« un lieu où l’on se recrée, se régénère ») n’a, en réalité, jamais primé, « contrairement à la surveillance ».
« Il fallait des espaces dégagés d’obstacles pour supprimer tout risque et avoir les enfants à l’œil, poursuit-il. Mais la végétation a des vertus pédagogiques, citoyennes. Elle offre aussi une possibilité de retrait, et permet d’échapper au regard permanent de l’adulte. » De développer son habileté motrice, son imaginaire, d’observer feuilles et coccinelles, de mettre les pieds dans l’herbe quand, même à la campagne, l’on joue de moins en moins en extérieur. Puis, souvent, d’avoir droit à la classe dehors, la plupart des cours repensées en vert étant dotées d’un amphithéâtre sur rondins ou d’un kiosque.
Gérer le risque
N’en jetez plus, la cour est pleine ! Pourquoi, alors, toutes les mairies ne débitument-elles pas la récré ? Au-delà de l’effort budgétaire (une centaine de milliers d’euros par cour, au minimum), deux craintes les freinent : saleté et danger. « L’apprentissage du risque est obstinément refusé par le système éducatif français, contrairement à celui d’autres pays », pointe Pascal Clerc.
Laisser les élèves grimper aux branches basses du conifère, rentrer à la maison le pantalon noirci de terre, les poches pleines de brindilles… voilà qui nécessite un changement des pratiques professionnelles comme des mentalités, selon Raphaëlle Thiollier : « Il faut accorder plus de confiance à l’enfant. Les cours doivent être aussi sûres que nécessaire, et pas aussi sûres que possible. D’ailleurs, il y a moins d’accidents sur sol naturel que sur béton parce que les enfants sont plus en alerte… » Pour lever les blocages, les enseignants, personnels d’entretien et parents sont associés à la conception des jardins de récré. Sans oublier leurs futurs utilisateurs, inhibés par les interdits des adultes. « Au début, témoigne la directrice de l’école Emeriau, les enfants ouvraient de grands yeux quand on leur disait qu’ils pouvaient toucher l’eau. »
Un père effrayé a pris en photo les rochers bordant la rivière… Il a fallu rassurer, se souvient-elle, « rappeler que dans la cour bétonnée qui semblait supersécurisée, mais où les enfants se tamponnaient, nous avions eu une jambe cassée »… Instaurer des zones de décrottage des pieds à l’entrée, des chaussons en classe, envisager les bottes en caoutchouc pour l’hiver. Les copeaux disséminés ? « Les enfants adorent manier la pelle et le balai ! » Reste un problème, qui tracasse l’équipe de nettoyage : les fientes de pigeon sur les susdits copeaux. Toute l’école cogite.
Ramener du sensoriel
Charlotte Brun, adjointe Ville éducatrice à la mairie de Lille, ne perçoit « plus trop de résistances, aujourd’hui ». « Plutôt une forte demande des équipes éducatives. Elles ont constaté que les réalisations n’étaient pas décoratives, mais servaient des objectifs pédagogiques. Et les fédérations de parents sont à fond pour. » L’association Récréations urbaines les aide à cheminer. Céline Lecas, urbaniste, anime dans la ville nordiste des ateliers de concertation sur les cours, au sein desquels les enfants dessinent leurs souhaits : « De la terre, de l’eau, sentir, toucher, voir. Ils veulent qu’on ramène du sensoriel, pouvoir se salir, observer des animaux, aussi. »
Une place de choix est réservée au monde animal, sur les plans d’école idéale dessinés en 2019 par 800 élèves, du CM1 à la 5e, qu’analyse actuellement Pascal Clerc, au sein du laboratoire Ecole, mutations, apprentissages. Poules, lapins, canards, chiens ou chevaux… L’étape suivante ?
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