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Confinement, déconfinement, masques, tests, chamboulement des façons de travailler, surcroît de tâches à domicile, angoisse sur l’avenir… Les conséquences socio-psychologiques du Covid ont nourri une fatigue mentale et physique générale.
«Au bout du bout», «#Auboutdemavie» (ou de ma life), «JPP» (raccourci de «j’en peux plus»), «craquage», «help»… On pourrait en faire des guirlandes de toutes ces expressions qui servent presque de ponctuation. On en rit parfois, même si on est vraiment crevé. Et nous ne sommes que mi-septembre… Jamais la rentrée n’a été aussi rude. Alors certes, certains sont plus fatigués que d’autres. On a tous entendu ces histoires de confinement de rêve, parenthèse enchantée dans une bulle avec jardin où le temps s’est arrêté, sans injonctions sociales. En harmonie en famille. A dormir, lire, jardiner, cuisiner… Et puis les vacances sont censées avoir permis (à ceux qui ont pu en avoir) de reprendre du poil de la bête. En théorie. Avec son cortège d’épées de Damoclès (sanitaires, économiques), d’incertitudes (tests, masques, vaccins…), de contraintes (confinement, gestes barrières, masques…) et d’obligations à s’adapter constamment (professionnellement, familialement, amicalement), ce Covid-19 génère une sensation de fatigue mentale quasi généralisée.
Deux éléments objectifs l’attestent. La hausse de la consommation de somnifères et de tranquillisants, qui a (encore) grimpé de 7 %, d’après un rapport d’Epi-phare (structure réunissant l’Agence du médicament et l’assurance maladie) publié en juin. Les consultations psy, ensuite. Avec les mêmes mots qui reviennent d’un patient à l’autre. «Une lassitude, un épuisement face à la longueur de l’épidémie», raconte Gladys Mondière, coprésidente de la Fédération française des psychologues et de psychologie. Beaucoup de mes patients disent avoir l’impression de ne pas avoir pu recharger les batteries. Ce qui revient beaucoup, aussi, c’est : "Comment supporter à nouveau une année comme celle-là ?" La difficulté de voir les frontières entre vie privée et professionnelle perturbées par le télétravail. Et le lien social en entreprise bouleversé, parfois sans self ou sans machines à café.» Pour elle, la déconfiture de la rentrée est aussi liée aux espoirs nourris pendant le confinement - qu’en septembre, tout aurait changé. «Or l’angoisse de l’attente d’annonces gouvernementales continue de structurer la vie des Français, qui se sentent parfois impuissants», pointe la psy.
Les choses avaient plutôt bien commencé pour Claire, 47 ans. Deux enfants, un mari, une maison avec jardin près de Lille. «On est ressortis bronzés du confinement, on travaillait dans le jardin. Je ne ressentais pas tellement la fatigue à ce moment, j’ai plutôt bien vécu cette période.» La sensation d’épuisement a surgi après coup, pendant l’été. «J’avais pourtant pris quatre semaines de congés, et mes enfants de 5 et 7 ans sont assez grands pour me laisser du temps pour moi. Je fantasmais ces moments depuis longtemps : pouvoir me poser avec un livre, dans un transat. Et en fait, je n’ai pas réussi à lire plus de deux minutes… Mon esprit n’arrive plus à se reposer. Je suis rentrée de vacances épuisée comme jamais.» Elle est même allée voir son médecin, inquiète pour sa santé. Bilan sanguin fait, RAS, sinon le classique manque de magnésium et vitamine B12. «Mon corps, ça va. C’est mon esprit le problème. Il n’arrive plus à décrocher, même en restant statique à ne rien faire.» Après réflexion, elle pense que ça date du confinement. «J’enchaînais les réunions en visio sur Teams, sans pause entre deux. Plus de temps de trajet non plus, je passais du bureau à la cuisine en deux secondes. Au début, c’était génial, ce gain de productivité. Mais en fait, mon esprit n’a plus de moment libre. Et ne sait plus ne rien faire.»
«Des gens plus agressifs»
Jean-Louis, la cinquantaine, parle lui aussi de cette fatigue «mentale». Il tient une boutique et un café dans le XVIIIe arrondissement de Paris. «Ça se joue à différents niveaux : le port du masque d’abord. On doit parler plus fort, et être beaucoup plus attentif car on entend moins bien. Ensuite, je trouve les gens plus agressifs. Quand on a un café ouvert sur la rue, on se prend tout direct : le stress, leurs angoisses. Les commerçants sont des psychologues de quartier. Et puis, devoir sauver sa peau et son commerce, ça ajoute de la fatigue à la fatigue.»
Hélène Bulle-Trnavac, directrice d’un Ehpad à Illzach, au nord de Mulhouse (Haut-Rhin), dit carrément avoir abandonné l’idée de «pouvoir se reposer pendant l’année 2020». Après la «blitzkrieg» de mars et avril, la trentenaire doit désormais affronter une «guerre latente, moins visible», pleine de stress et d’incertitude, et dont la durée semble à ce stade indéterminée. «Ça crée une pression psychologique importante. On se demande combien de temps encore est-on capable de vivre ça. Jusqu’où faudra-t-il tenir ?» Pendant près de trois mois, chaque soir, c’était la même histoire : Hélène Bulle-Trnavac avait un mal fou à s’endormir, taraudée par un milliard de questions : «Qu’est-ce qui m’attend demain ? Est-ce que j’ai pris les bonnes décisions aujourd’hui ?» Sans parler de ces cauchemars qui la réveillaient en pleine nuit, «signe que le subconscient travaille». Aujourd’hui, elle dort mieux. Mais elle est loin d’être la seule à avoir connu des nuits troublées : selon une étude publiée mi-avril (1) et réalisée auprès d’un millier de Français, 74 % des interrogés disent souffrir de troubles du sommeil, contre 49 % lors de la précédente étude de même ampleur, en 2017. Les femmes et les 18-34 ans semblent les plus affectés : 79 %, un chiffre qui a quasiment doublé en trois ans (43 %).
«Même quand je dors, ce n’est pas toujours un sommeil réparateur. On est toutes pareilles, non ? dit en marchant vite Chantal, cadre, 50 ans, à Paris. Oui, j’emploie le féminin, parce que les femmes sont beaucoup plus concernées que les hommes par cette fatigue nerveuse. Les devoirs, les repas… On a beau dire, ça repose plus sur les femmes.» Peu après la rentrée, elle était à deux doigts de l’implosion : «Une heure trente pour lui faire écrire [à son ado, ndlr] deux phrases en anglais et repérer des verbes à l’indicatif… Je vais pas tenir.» Elle insiste sur cette fatigue nerveuse qui vient s’entortiller à cette angoisse de l’épidémie, de ne pas savoir pour la suite. «Je stresse par anticipation, et ça m’épuise.»
Péril sous les couettes
Les résultats de cette enquête sur le sommeil, très marqués, ont même surpris ses auteurs. Ils ont lancé depuis une étude internationale dans 22 pays sur l’impact de la crise sanitaire sur le sommeil pour avoir plus d’éléments. Pour le professeur Damien Léger, spécialiste des troubles du sommeil à l’Hôtel-Dieu, à Paris, et coauteur de l’étude, il est grand temps que cette problématique devienne «une priorité dans les politiques de santé publique : la privation de sommeil (en dessous de six heures) entraîne non seulement des journées de moindre qualité, de l’anxiété, mais peut aussi causer diabète, cancer et maladies cardio-vasculaires». Il plaide pour que soient pris en compte par les politiques publiques l’impact sur le sommeil des facteurs environnementaux, le bruit, le rôle des écrans, y compris sur les adultes, ou encore le travail de nuit. Car si le confinement a aggravé la situation, il y avait déjà péril sous les couettes : en cinquante ans, nos nuits ont rétréci d’une heure et demie. Désormais, en moyenne, un adulte dort six heures et quarante-deux minutes, selon Santé publique France, soit moins que les sept minimales recommandées pour «une bonne récupération». «On s’intéresse peu à cette question, reléguée au rang de l’intime, ou à un fait purement individuel et non social», déplore Nicolas Goarant, auteur du Sommeil malmené (Editions de l’Aube, septembre 2020), qui plaide pour que naisse un groupe d’études parlementaire sur le sujet : «A l’Assemblée, il y a des groupes d’études sur la trufficulture ou encore le Sahara-Occidental, mais rien sur le repos !» s’indigne-t-il.
«Niveau fatigue, j’ai l’impression d’être en novembre. Je n’ai pas le capital énergie que j’ai d’habitude en rentrant de vacances. Rien à voir.» Clémence, 36 ans, parle d’une ambiance «ultramorose» au bureau, où personne n’a d’envie, ni d’élan. De la vie à la maison, avec les enfants à gérer, «le rythme à reprendre», parce que mine de rien, pendant le confinement, «on a tous oublié le stress de l’heure, des activités, des sollicitations le week-end…». Pour s’autorassurer, elle se répète que ce n’est rien, par rapport au «palier de fatigue atteint en juin. J’ai commencé à m’inquiéter quand mon cerveau n’arrivait plus à faire les bonnes connexions. Je perdais les mots». En plus des symptômes classiques, «la tête qui tourne quand tu te lèves trop vite. Et ces maux de crâne qui se répètent».
Pour Barbara (2), éducatrice dans un foyer de l’Aide sociale à l’enfance dans le nord de la France, l’épuisement date du déconfinement. Pour les équipes comme les jeunes. «On est passés du rien au tout. On était dans une bulle, enfermés malgré nous avec les adolescentes du foyer. Et d’un coup, le téléphone s’est mis à sonner sans arrêt : les assistantes sociales, le suivi psychologique, les inscriptions à l’école… Ça été hyperviolent, et très fatigant nerveusement.» Les défauts de concentration, l’énervement qui arrive vite alors qu’il faut, dans ce métier encore plus que d’autres, faire preuve de patience et de calme. «On tient sur les nerfs et sur l’entraide dans l’équipe. En fait, on gère la fatigue des uns, des autres : quand l’un montre des signes d’épuisement, on prend ses heures.» Elle en est à plus de 200 heures sup, non rémunérées et qui ne le seront pas.
Yoga et sommeil
Inès (2), 25 ans, étudiante en droit à Paris, sort, elle, complètement rincée de sa préparation aux concours de la magistrature. «Après six mois intensifs, je suis fatiguée et j’ai du mal à retrouver un sommeil réparateur.» En plus de son stage, toutes ses vacances ont été mobilisées par les révisions en vue de l’examen, début septembre. Les devoirs sur table du samedi sont devenus numériques… et épuisants. «Des dossiers de 70 à 100 pages, tu ne peux pas les imprimer chez toi…» Et puis il y avait ce stress éreintant de voir l’épreuve annulée au dernier moment. Finalement, c’est bon. C’est passé. Mais même plusieurs jours après, la tension n’est toujours pas retombée.
Pour faire redescendre la leur, Chantal et Jean-Louis ont un truc, pas très original si on en croit les vendeurs de Decathlon : le yoga. Les ventes de tapis «confort» ont explosé depuis le mois de mars : + 87 %, et les coussins, sangles et briques suivent la même courbe. Les rayons des librairies écoulent toujours plus de livres, bibles et autres recueils de conseils pour booster sa forme, retrouver de l’énergie… Du genre : s’allonger sur un tapis au sol avec deux livres sur lesquels poser la tête, les jambes pliées et laisser son corps se reposer (conseil de chorégraphe). Dans Antifatigue (Albin Michel), qui fait de beaux débuts en librairies, le professeur Pierre Philip, psychiatre et chef du service universitaire de médecine du sommeil du CHU de Bordeaux, prône de «désenflammer» le corps. Et lui aussi pointe le sommeil comme le remède numéro 1. Bien et suffisamment (sept heures) faire ses nuits. L’astuce : se lever à heure fixe, semaine comme week-end et vacances. C’est le corps qui décide de l’heure à laquelle il a besoin d’aller au lit. Le sport est aussi l’un des meilleurs traitements anti-inflammatoires, donc antifatigue. Il est toutefois déconseillé de pratiquer une activité physique après 18 heures… sauf ébats amoureux. A une spécificité près. Le professeur Philip, citant une étude australienne parue en mars 2019 : «Notez que la qualité du sommeil était perçue comme meilleure après un plaisir solitaire plutôt qu’avec un partenaire.» Voilà qui a au moins le mérite de satisfaire les injonctions à la distanciation…
(1) «Covid-19 Health Crisis and Lockdown Associated with High Level of Sleep Complaints and Hypnotic Uptake at the Population Level», par Francois Beck, Damien Léger, Lisa Fressard, Patrick Peretti-Watel, Pierre Verger, The Coconel Group, 14 avril.
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