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Le professeur Alain Astier, membre de l’Académie nationale de pharmacie, dénonce les pénuries de traitements médicaux, qui s’aggravent depuis dix ans à cause de la financiarisation de l’industrie pharmaceutique.
Sporadiques il y a dix ans, les pénuries de médicaments n’ont cessé de s’aggraver, au point qu’en 2019, pas moins de 1 499 médicaments ont été signalés en difficulté ou rupture d’approvisionnement auprès de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Dont des anticancéreux. Une situation que dénonce aujourd’hui la Ligue de lutte contre le cancer.
Le professeur Alain Astier, membre de l’Académie nationale de pharmacie, pointe une financiarisation de l’industrie pharmaceutique, préjudiciable aux patients.
Quand on parle de rupture ou de pénurie de médicaments de quoi parle-t-on ?
Ces termes recouvrent un spectre très large de situations plus ou moins problématiques suivant la durée de l’indisponibilité du produit, de sa présence insuffisante, de l’existence ou non d’alternatives médicamenteuses… Pour un patient, les conséquences sont extrêmement variables : selon sa pathologie, cela peut aller du simple inconfort consécutif à la prescription d’un médicament de substitution, moins bien toléré, jusqu’à des effets secondaires graves, et parfois mortels, même si c’est extrêmement rare. En médecine, on a des protocoles. Les pénuries en entraînent leur violation et donc des pertes de chances pour les malades.
Tous les médicaments sont-ils sujets à pénurie ?
Non. Ces ruptures touchent essentiellement les médicaments peu coûteux car tombés dans le domaine public. Ce sont généralement des produits anciens, «génériqués» et utilisés par des groupes de patients limités. Ainsi, certains anticancéreux, produits de réanimation et antibiotiques font l’objet de ruptures chroniques d’approvisionnement depuis dix ans.
Comment expliquez-vous cette situation ?
C’est simple : ces produits n’intéressent plus l’industrie pharmaceutique car ils ne sont plus assez rentables. Les «Big Pharma» préfèrent investir dans des médicaments prétendument innovants même si, en réalité, beaucoup n’apportent aucun bénéfice notable sur le plan thérapeutique, seulement parce qu’il est possible de les vendre très cher. Or en cancérologie, 80 % des médicaments utiles à la guérison ont plus de cinquante ans d’existence. Par exemple, le protocole de base du cancer du sein est le FEC : pour 5-fluorouracile, épirubicine et cyclophosphamide. Le plus récent de ces produits a un demi-siècle d’existence ! L’hypertension, le diabète et l’asthme sont des pathologies courantes, traitées avec des médicaments anciens…
La volonté de profit des «Big Pharma» serait donc la cause des pénuries ?
Sans aucun doute. Depuis dix ans, les défauts d’approvisionnement ont accompagné la financiarisation de l’industrie pharmaceutique. Les laboratoires titulaires des autorisations de mise sur le marché des vieux médicaments ont cherché à préserver leur rentabilité en diminuant les coûts de production. Ils ont délibérément délocalisé la fabrication des principes actifs de l’immense majorité des médicaments génériques dans les pays à bas coût, principalement l’Inde et la Chine, mais aussi la Pologne et la Grèce.
Auparavant, un gros laboratoire fabriquait tout, du principe actif au produit fini. Aujourd’hui, il y a un éclatement de la chaîne des valeurs entre des dizaines de sous-traitants. Sans compter que l’industrie travaille désormais à flux tendu pour éviter d’avoir à immobiliser des stocks. Résultat : il suffit d’une tempête, d’un problème politique, et c’est la pénurie.
C’est le jeu du marché…
Je peux le comprendre pour des produits non essentiels. Pas pour les quelque 250 médicaments d’intérêt thérapeutique majeur comme les vaccins, les anticancéreux, les corticoïdes, les antibiotiques… Ce ne sont pas des biens de production comme les autres, il s’agit de la santé publique. Ils devraient échapper aux règles traditionnelles du marché. Cette situation est d’autant plus scandaleuse que l’industrie pharmaceutique est largement financée par la solidarité nationale. Si demain un médicament n’est plus remboursé par la Sécu, ses ventes s’écroulent.
Une disposition de la loi sur le financement de la sécurité sociale pour 2020 a imposé aux entreprises du médicament de constituer «deux à quatre mois de stock de sécurité» pour ces médicaments d’intérêt thérapeutique majeur. Cela n’a rien résolu ?
Non, et pour cause, à ma connaissance, le décret d’application n’est toujours pas sorti… Même s’il est attendu de manière imminente, le lobby des entreprises du médicament a obtenu que les stocks stratégiques n’excèdent pas deux mois ! C’est très loin d’être suffisant. Il devrait être de six mois pour sécuriser les médecins et leurs patients. Quoi qu’il en soit, cela ne résout pas le problème de fond.
Comment remédier à ces pénuries ?
Il faudrait relocaliser la production des principes actifs des médicaments. L’Etat devrait aussi impulser la création d’un établissement uniquement guidé par l’intérêt général, qui définirait les besoins en médicaments et en quantité. Les Américains ont montré l’exemple : las des ruptures d’approvisionnement et des prix exorbitants des médicaments - le prix de l’insuline y a doublé en deux ans - 750 établissements de santé ont créé une structure à but non lucratif, chargée d’élaborer et de distribuer à ses membres les médicaments essentiels à prix coûtant… En France, une telle réorganisation de la filière ne ferait pas forcément augmenter le prix des médicaments génériques, dont une proportion substantielle correspond à la rétribution des actionnaires. Au final, cela pourrait même coûter moins cher à la Sécurité sociale.
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