L’infectiologue Gilles Pialoux raconte, dans son livre, l’impréparation à la crise sanitaire et le sentiment de culpabilité qui peut habiter les personnes à l’origine des transmissions.
Infectiologue, engagé de longue date dans la lutte contre le sida, le professeur Gilles Pialoux, 64 ans, dirige le service de maladies infectieuses et tropicales de l’hôpital Tenon (Assistance publique-hôpitaux de Paris, AP-HP) depuis 2004.
Dans Nous n’étions pas prêts (éditions JC Lattès, 250 pages, 18 euros), un carnet de bord tenu du 30 décembre 2019 au 31 mai 2020, le clinicien chercheur et ancien journaliste médical raconte au jour le jour la course des soignants face à l’épidémie de Covid-19, les dysfonctionnements du système, mais aussi la solidarité inédite entre les professionnels.
Quand avez-vous ressenti la nécessité de témoigner ?
Dès le début, j’ai pris des notes, mais c’est avec notre premier cas à Tenon et nos premiers soignants contaminés, fin février, que j’ai réalisé que le système ne fonctionnait pas. Cela a été l’un des éléments déterminants de l’écriture de ce livre.
Dans le plan Coreb, qui organise les hôpitaux pour la prise en charge des infections à risques épidémique ou biologique, comme le SRAS ou Ebola, Tenon est un établissement de niveau 3. Cela signifie qu’en principe, nous intervenons en troisième ligne, après les centres de référence de niveau 1 – Bichat et la Pitié-Salpêtrière, et Necker (enfants) pour Paris –, puis un deuxième niveau mobilisable pour augmenter les capacités des établissements de première ligne.
Notre patient zéro, monsieur F., a été diagnostiqué le 27 février, quand nous avons eu l’injonction de dépister toutes les personnes hospitalisées avec un syndrome de détresse respiratoire aigu (SDRA) non étiqueté. Mais il était déjà dans nos murs depuis plusieurs jours et n’avait aucun facteur de risque identifié de Covid. Nous avons retrouvé sept personnes positives parmi les membres de sa famille et, à l’hôpital, il a contaminé huit patients et plusieurs professionnels. Au total, plus de 80 de nos agents ont été placés en quatorzaine dans le sillage de ce patient zéro. Tenon a d’ailleurs été l’un des hôpitaux où les professionnels ont été le plus touchés : mi-mai, 245 membres du personnel étaient infectés, soit 8 % des effectifs.
Le 27 février, nous avons eu notre première réunion de crise, avec la directrice du groupe hospitalier, Christine Welty, et Martin Hirsch, le directeur général de l’AP-HP et, à partir de là, nous n’avons plus arrêté de courir derrière l’épidémie. Il fallait s’adapter en permanence à l’évolution des référentiels, par exemple pour la définition des cas suspects, tout réorganiser dans les services : l’espace, le travail des soignants, gérer la pénurie… Quand on se réveillait le matin, après s’être couché à pas d’heure, un mail « DGS urgent » nous donnait de nouvelles directives.
L’organisation des hôpitaux prévue pour gérer les épidémies à virus émergents était-elle inadaptée ?
Ce n’est pas que ce système est mauvais, c’est que l’organisation, qui est basée sur un organigramme figé calqué sur le modèle SRAS, a été rapidement épuisée par l’épidémie. Au départ, les centres de référence devaient prendre en charge tous les cas, mais ils ont croulé sous les appels et les patients. Un week-end, deux de mes praticiens hospitaliers ont passé leur temps à appeler le SAMU, injoignable, pour organiser des transferts, obligatoires, de malades dépistés Covid vers les centres de référence ou les cliniques.
Cette stratégie de conserver un numéro d’appel unique est d’ailleurs, à mon avis, une des erreurs de la première vague. La saturation du 15 a été un facteur péjoratif dans certaines régions, à tel point qu’il a fallu à un moment mettre en place un numéro spécial pour que les médecins puissent joindre directement le 15 ! On aurait pu recourir à d’autres alternatives.
Le transfert systématique vers les centres de référence des malades hospitalisés testés positifs pour le SARS-CoV-2 a eu aussi des conséquences délétères au niveau humain. Ainsi, mes confrères du service de pneumologie ont dû transférer plusieurs de leurs patients, dont une femme en fin de vie, qu’ils suivaient depuis le début de son cancer. Elle est décédée quelques jours après, dans un service qu’elle ne connaissait pas, sans aucune visite de sa famille. Cela a été une déchirure aussi pour les soignants. « C’est comme si le mot “empathie” avait disparu de notre vocabulaire », a estimé le pneumologue de Tenon Antoine Parrot, qui a pourtant le cuir tanné.
Mon carnet de bord n’est pas un livre de ressenti ni de règlement de comptes, mais il m’a semblé important de raconter comment ce virus est rentré dans les hôpitaux, nous a encerclés et débordés, comme un château de sable au moment de la marée. J’ai voulu décrire ce que l’on a vécu, dénoncer certaines choses aussi, mais avec le recul que me confère mon expérience d’autres épidémies, comme le VIH. Et puis il y a ce paradoxe ressenti pendant toute la crise : le décalage entre une maladie publique dont on parle vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et l’isolement des soignants, des malades, alors que l’hôpital se refermait sur lui-même. J’entends encore la phrase du professeur Mathieu Raux, le directeur médical de crise de notre groupe hospitalier : « Il va falloir qu’on ne compte que sur nous-mêmes. »
Vous évoquez largement les questions de la pénurie de matériel de protection, des tests, mais aussi celle, cruciale, du tri des malades devant aller, ou pas, en réanimation. Pensez-vous qu’il y a eu rupture du principe d’égalité du fait de la surcharge des services ?
Imaginer que des décisions de non-réanimation sont prises sur un coin de table, par un médecin isolé, relève du fantasme. Dans un groupe hospitalier comme le nôtre, les réunions de concertation pluridisciplinaires (RCP) étaient quotidiennes, pour discuter des traitements, de l’inclusion dans des essais cliniques. Une unité de soins palliatifs ambulatoire a même été créée, qui est allée de service en service, justement pour prendre en charge des patients Covid récusés de la réanimation.
Ce qui est indiscutable, en revanche, c’est qu’il y a eu un moment où les soignants ont pris peur. A Tenon, la capacité du service de réanimation est de 20 lits. On a atteint 42 malades ventilés, en convertissant les lits de soins intensifs d’autres spécialités, et on en était à utiliser la salle de réveil des blocs opératoires… L’étape d’après aurait été ce que j’appelle le « syndrome lombard », ce qu’ont vécu les Italiens et un peu les Espagnols, c’est-à-dire des malades réanimatoires qui meurent sur des brancards. Heureusement, il n’y a pas eu besoin d’abaisser le curseur car les pouvoirs publics ont organisé l’arrêt des activités programmées, et les transferts des patients Covid vers d’autres régions. Les cliniques privées ont participé.
Vous soulevez aussi la question, moins connue, de la culpabilité, voire de la ségrégation vécue par des personnes qui ont transmis le virus. Vous conseillez même aux familles de « ne pas jouer au Cluedo de la transmission ». Le risque de stigmatisation peut-il faire obstacle aux enquêtes de santé publique ?
Ce sont des sujets que l’on a déjà vécus avec le sida, des pseudo-« patients zéro » ont été stigmatisés, avec des conséquences terribles sur leur vie. Bien sûr, le VIH et le coronavirus diffèrent, mais il ne faut pas oublier l’association virus privé/maladie publique. Le Covid, tout le monde connaît, et les clusters ne sont pas une abstraction. Cette maladie peut entraîner un broyage social, avec des glissements entre causalité et responsabilité. Un médecin de Santé publique France m’a confié combien cette épidémie a généré de chasses à l’homme, notamment dans l’Oise [premier département touché par l’épidémie]. J’ai observé moi aussi que la question de la culpabilité était centrale dans des familles de malades et parmi notre personnel. Ainsi, un collègue, qui a perdu sa mère du Covid, s’est retrouvé accusé par sa fratrie d’avoir rapporté le virus de l’hôpital.
En l’absence de vaccin et de traitement efficace, tout le monde convient que le contact tracing, s’il est associé à l’isolement des cas positifs, constitue un outil majeur de prévention. Mais cela doit être accompagné de pédagogie, en expliquant qu’il ne s’agit pas d’une enquête de police mais d’un outil de compréhension, et de protection.
Depuis des mois, les noms de personnalités touchées sont diffusés dans les médias… Ce virus fait-il aussi voler en éclats le secret médical ?
Ce n’est pas juste un problème de secret médical, mais plus globalement de secret professionnel. J’en ai pris conscience lorsque l’on a étudié les clusters dans l’hôpital chez nos 245 personnels contaminés, et élaboré le traçage des sujets contacts en cellule de crise. A un moment donné, dans ces circonstances, les noms sont visibles, donnant accès à des informations que les personnes n’avaient pas nécessairement envie de partager : le fait d’être en couple avec un autre professionnel de l’hôpital, ou d’avoir telle ou telle maladie chronique. Il est nécessaire de réfléchir à une meilleure protection des informations personnelles. Cette maladie entraîne son lot de stigmatisations. La responsabilisation communautaire sera importante, mais quand on voit l’ambiance actuelle, c’est loin d’être un objectif atteignable…
Concernant l’hydroxychloroquine, vous êtes très critique envers la méthodologie des études de Didier Raoult, et envers sa communication. Vous faites même un parallèle avec l’affaire de la cyclosporine dans le traitement du sida, et celle de la mémoire de l’eau. Pensez-vous qu’il y a eu fraude ?
Les carences méthodologiques des essais de l’équipe de l’lnstitut hospitalo-universitaire (IHU) de Marseille ont été largement décriées, tout comme leur communication outrancière via YouTube ou dans des revues autopromotionnelles. Mais au-delà, le cadre éthique pose un réel problème, comme l’a révélé Libération. J’ai pu confirmer, en consultant des rapports des comités de protection des personnes (CPP), que l’IHU semble effectivement s’être assis sur les règles gérant les recherches cliniques sur l’homme. Dans l’histoire du sida, les essais cliniques hors cadre ont fait l’objet d’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l’Inspection générale de l’administration de l’Education nationale, en 1995. Il me semble que ces études pourraient relever de l’IGAS.
Cette histoire a fait en tout cas beaucoup de mal à la recherche clinique. Sans compter toute cette violence sur les réseaux sociaux pour une molécule qui n’a pas prouvé son efficacité. La situation actuelle de l’épidémie à Marseille nous renvoie tous à l’humilité.
Vous en voulez aussi aux « experts déconnectés de la réalité », qui délivrent des informations erronées. A l’heure où l’épidémie repart en France, quels sont vos messages principaux ?
Au début de cette pandémie, des spécialistes se sont trompés en parlant de « grippounette », des modélisations se sont révélées fausses. Dans un phénomène émergent, ces erreurs sont inévitables, mais leur reprise en boucle a créé un courant de négation qui diffuse partout, même chez des chroniqueurs, des philosophes et certains médecins qui nourrissent les dérives complotistes.
Pour la deuxième vague, il faut accepter de dire : « Je ne sais pas. » Par exemple, la place des enfants dans la chaîne de transmission est encore mal connue, idem pour la durée de l’immunité. Et il persiste beaucoup d’incertitudes sur les modes de transmission. On devrait pouvoir laisser l’incertitude exister sans se sentir obligé de donner une opinion. Par ailleurs, pour prendre certaines décisions politiques, comme la généralisation du port du masque, il n’y a pas besoin de preuves de son efficacité. Aujourd’hui, il y a une montée du discours antimasque, mélangée avec des discours antivaccins, anti-5G, etc., et la confusion est attisée par un certain nombre de pseudo-experts et par les réseaux sociaux. Je suis inquiet de cet environnement délétère qui coïncide avec la remontée de l’épidémie.
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