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jeudi 4 juin 2020

TRAITER LES MOTS À LA RACINE

Par Robert Maggiori  

Après le succès mondial de «la Langue géniale», la jeune helléniste italienne Andrea Marcolongo publie «Etymologies. Pour survivre au chaos», un voyage plein de surprises à travers une centaine de vocables, guidé par sa quête d’authenticité.

La journaliste et écrivaine italienne Andrea Marcolongo, en avril 2019 à Strasbourg.
La journaliste et écrivaine italienne Andrea Marcolongo, en avril 2019 à Strasbourg. Photo Pascal Bastien. Divergence pour Libération

Un taux aussi élevé de suicides était anormal. La société tahitienne (années 1960) ne pouvait quand même pas être atteinte collectivement de dépression mélancolique. Intrigué, l’anthropologue et psychothérapeute Robert Levy lance une longue enquête (Tahitians : Mind and Experience in the Society Islands, 1973) et arrive à des conclusions déconcertantes. Il identifie en effet une curieuse «maladie» : l’hypocognition - à savoir «la condition de celui qui est condamné à "connaître moins"», dont la cause tiendrait à une particularité de la langue tahitienne. Riche et précise, munie d’un «lexique médical» très détaillé pour désigner la «douleur du corps», celle-ci présente en effet une véritable carence de mots aptes à traduire la «douleur de l’âme», de «la tristesse passagère la plus banale jusqu’à la mélancolie, l’angoisse, la culpabilité, la rage». Par conséquent, «éprouvant une douleur insupportable […] mais ne sachant pas l’exprimer par des mots - une chose étrangère, jamais vue, dont personne n’a fait l’expérience, car elle n’a jamais été nommée -, les habitants de Tahiti, privés des moyens linguistiques pour dire combien ils souffraient et pour élaborer leurs propres états d’âme, choisissaient de s’ôter la vie».

Cette référence figure dans l’«Incipit» du nouveau livre de l’helléniste Andrea Marcolongo, dont l’une des principales idées est justement que, «dépourvu de mots», l’être humain est «moins pleinement conscient» et, de ce fait, moins capable de s’orienter dans les arcanes de sa vie psychique. De même que pour résoudre un problème, il faut aller «au fond des choses», de même est-ce «au fond des mots» qu’il faut plonger si l’on veut trouver les parcelles de sens dont l’absence rend lacunaires ou insatisfaisants les rapports au monde, à autrui et à soi-même. C’est pourquoi, forte du succès planétaire de la Langue géniale (traduit dans 28 pays), où étaient soulignées les merveilleuses ressources du grec ancien (et du latin), Marcolongo invite cette fois à un voyage dans les archipels enfouis des étymologies - non pour exhiber de façon pédante les «vicissitudes stériles de préfixes morphosyntaxiques» mais, plus agréablement, pour montrer que «l’histoire d’un mot n’est autre que l’histoire des hommes qui ont eu besoin de ce mot pour nommer le réel - ou qui n’en ont plus besoin».
«Hypertrophie incontrôlée»
Née à Crema (Lombardie), diplômée en lettres classiques à l’université de Milan, puis formée au storytelling à l’école Holden d’Alessandro Baricco, auteure, journaliste, critique littéraire à La Stampa, un temps barmaid et répétitrice, avant de devenir la «plume» de l’ex-président du Conseil italien Matteo Renzi, Andrea Marcolongo (qui a choisi de vivre désormais de ce côté-ci des Alpes), suit, dans son travail, le «modèle lumineux» qu’a été pour elle la grande philologue helléniste Jacqueline de Romilly, académicienne, première femme admise au Collège de France, qui lui a montré «la méthode à suivre pour parcourir les sentiers de ce jardin bigarré où chaque fleur correspond à un mot de notre langue» et pour «cheminer à travers le langage humain» comme on fait un «séjour à la montagne où l’on respire un air pur et où l’on se refait une santé».
Il est difficile de dire si une langue se porte bien ou si elle est «flétrie, décharnée» (dans ce cas, «notre pensée et notre vie quotidienne» seraient aussi malades, et nous nous sentirions «toujours plus asphyxiés et asphyxiants pour les autres»). Marcolongo, en tout cas, n’entonne pas l’antienne de la modernité qui l’appauvrirait et l’abîmerait : les mots, hors sociétés sans écriture, «ne peuvent pas "se perdre"», écrit-elle. Toutefois, le langage, comme c’est peut-être le cas aujourd’hui, peut souffrir d’une «hypertrophie incontrôlée», produisant «une surabondance de termes et une production effrénée de néologismes», comme si «les mots que nous avons déjà ne suffisaient plus à exprimer ce que nous pensons». Mais ce n’est pas là que Marcolongo voit le plus grand mal : plutôt du côté du sujet parlant, atteint d’une sorte de «faiblesse généralisée», ou de fragilité, le poussant à «ne plus avoir confiance en nos mots», à négliger le soin qu’on leur doit et, dans une telle «incurie», accepter qu’ils s’affaiblissent aussi, demeurent approximatifs, perdent leur âme, leur sève, leur histoire, leur etymos - qui en grec désigne ce qu’il y a de «vrai» et d’«authentique». Laisser que la langue devienne une lande inculte, ce n’est pas la blesser, elle, mais offenser et compromettre la vitalité de l’esprit et de son rapport au réel, car «les mots, la grammaire, la syntaxe sont des scalpels qui sculptent la pensée» (Elena Ferrante). On conçoit dès lors qu’Etymologies soit comme un acte de résistance à l’effritement - les étymologies «sont roche et non poussière» - et que la jeune helléniste y manifeste la volonté non d’«expliquer les temps antiques ou le temps présent», mais d’exciter le désir de se révéler en révélant le monde, de raviver la faculté de comprendre et de se comprendre, afin que nous soyons «les étymons à la source de nos vies : des hommes et des femmes réels, authentiques, fidèles», que nous ne restions pas «submergés», faute de mots, «face à l’immensité de ce que nous ressentons».
Entrain communicatif
Ledit voyage, Marcolongo le propose en neuf étapes - qui sont «autant de métaphores que certaines couleurs portent avec elles», à savoir le mélange (Krasis), la couleur pers (Glaukos), le cyan (Kyaneos), le pourpre (Porphyreos), le noir (Melas), le blanc (Leukos), le rose (Rhodon), le bronze (Xanthos) et l’indigo (Indikon) - et en 99 haltes dans les hameaux des mots : de Nerveux à Migrant, de Feu à Poésie, de Délicatesse à Solitude, Loup, Virgule, Eclipse, JalousieBaiser, Trahir, Phare, Liberté, Cerf-volant, Confins, jusqu’à Blague et même Montgolfière ! Excursion dépaysante. On imaginait guère que l’Arc-en-ciel naissait des océans, où l’on aperçoit quelques dauphins sautillants, et la baleine qui, «miroitante, apparaît pour disparaître aussitôt en mer». Ni que le Vin avait tellement voyagé partout (oinos, woinos, vinum, wine, gwin, gini, wiyana, yayin…) qu’il était impossible de savoir «quel peuple a donné en premier un nom au breuvage précieux». Qu’on n’attende pas cependant un exposé didactique qui exhiberait juste telle racine indo-européenne ou la signification originelle de telle expression : avec un entrain communicatif, Marcolongo décrit des paysages de sens, mêle traits d’esprit, observations intemporelles, souvenirs et anecdotes, cite des tournures idiomatiques pour en extraire des remarques sociologiques, psychologiques ou philosophiques sur le bien, le désir, le temps, la littérature, l’art, les émotions, la vie affective, celle des autres et la sienne. Aussi arrive-t-il que l’on passe de notations escomptées - «solitude, du latin solum, unique, solitaire, lui-même du préfixe indo-européen *se(d) ou *sō qui désigne la séparation» - à des aveux plus intimes : «J’ai mis longtemps, si longtemps que je voudrais me prendre moi-même dans les bras tant j’ai souffert de la solitude, à comprendre que l’unique remède, ce sont les mots.» Ou bien que, partant de la commune étymologie (paschô, patio) de Passion et de Patience, on aboutisse à des remarques qu’un philosophe-poète contresignerait : «Il n’y a pas de passion sans patience - y avez-vous jamais pensé ? […] Toute passion demande du temps. Elle n’est pas un feu qui dévore, mais une flamme qui brille d’une lumière constante […] Demandez à Icare ce qu’il advint lorsque, pris de confusion étymologique, il s’écrasa au sol, ses magnifiques ailes brûlées pour ne pas avoir su réfréner, patiemment, sa passion pour le Soleil.»
Un hymne aux personnes
Chaque page d’Etymologies réserve des surprises : pourquoi a-t-on à un moment voulu remplacer par la virgule (virgula, «petit bâton») le tiret horizontal (obelos, du grec obolos, qui a donné aussi bien obole que obélisque) ? Pourquoi la plupart des langues européennes ont-elles adopté, pour dire l’amour, la formule «amo te» («je t’aime»), qui n’était utilisée que par les poètes latins, et écarté celle que tout le monde utilisait : «diligo te» («je te choisis») ?…
De l’art de l’étymologie, Andrea Marcolongo dit qu’il est une «bizarrerie». Mais bizarre, précise-t-elle, n’a rien d’extravagant ou de fou. Dérivé d’une onomatopée romane (biz biz biz), il signifie «piqueté», «être piqué au sang», par une abeille ou un moustique. Socrate, qui par ses questions suscitait l’étonnement et l’interrogation, se comparait à un taon. Eh bien Etymologies a quelque chose de socratique : l’ouvrage «fait sursauter» et «tire de la torpeur», éveille l’esprit. Il n’est pas un hymne aux mots, mais aux personnes, aux «gens», qui aiment, cherchent, se battent, se débattent, détestent, fuient, souffrent, jouissent, se retrouvent, s’enthousiasment, se désolent, travaillent, créent, veulent tout faire, ne font rien, et qui, chaque fois, cherchent «les mots pour le dire».

Andrea Marcolongo étymologies. Pour survivre au chaos Traduit de l’italien par Béatrice Robert-Boissier. Les Belles lettres, 336 pp.
En librairie le 12 juin.


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