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lundi 1 juin 2020

« L’hôpital public doit revenir à des évidences ou disparaître »

Soigner n’est pas produire à la chaîne ni rentabiliser une usine, relèvent, dans une tribune au « Monde », cinq chefs de services de l’hôpital Lariboisière, à Paris, appelant à une réforme ambitieuse qui leur rende pleinement le sens de leur engagement au service de la population.

Publié le 1er juin 2020

Tribune. La crise du Covid-19 est une épreuve terrible pour notre pays et notre système de santé. Nos hôpitaux étaient anémiés avant la vague, par de nombreuses années de restrictions. Malgré cela, les soignants ont pris les rênes de l’hôpital et inventé des organisations nouvelles. Alors que la population se protégeait par le confinement, il fallait du courage pour venir à l’hôpital organiser et soigner au risque d’être contaminé et de contaminer sa famille.
Mais le constat est clair : tous ont répondu à l’appel. La société civile s’est aussi largement investie dans cet élan, témoignant ainsi une reconnaissance inédite pour les soignants, qui ont été touchés par ces marques d’encouragement. Nul doute que ces gestes ont agi comme un baume sur les plaies d’un hôpital public déjà épuisé.
Il est épuisé de répéter dans le vide que soigner n’est pas produire à la chaîne. Que soigner n’est pas rentabiliser une usine et n’est pas quantifiable sur des tableaux de recettes-dépenses.
Il est épuisé de répéter des évidences, qui, se diluant de tribune en tribune, deviennent inaudibles. L’hôpital public doit revenir à ces évidences ou disparaître.
Alors profitons du regain d’énergie qui nous a été transmis pour revenir une fois de plus sur quelques évidences. Les hôpitaux n’attirent plus ni infirmières ni aides-soignantes. La fuite vers le secteur privé est massive. Avant le Covid-19, cinq cents postes d’infirmière n’étaient pas pourvus à l’AP-HP, avec neuf cents lits fermés par manque d’effectifs ! L’intérim s’est donc banalisé en silence.

Effectifs insuffisants

Dans certains services, jusqu’à 50 % des effectifs sont assurés par l’intérim ou la suppléance. Qu’est-ce que cela veut dire ? Les patients sont pris en charge par des personnes qui viennent assurer ponctuellement une mission de soins, sans lien durable avec l’équipe médicale et paramédicale. Pour qu’un service fonctionne et tende vers l’excellence, il faut une émulation et tous doivent regarder dans la même direction.
Or, nos services sont gangrenés par l’intérim et la mutualisation à outrance, rendus indispensables par des effectifs insuffisants. Cela déstructure les équipes, sape les expertises, empêche que des liens se créent entre patients et soignants, mais aussi au sein d’une équipe. Pourtant, ces liens sont l’âme d’un hôpital.
L’intérim porte en lui une forme de dévalorisation et sous-entend, pour chacun : vous n’êtes pas indispensable à l’équipe. Et comment imaginer, par exemple, qu’un neurochirurgien se lance dans une intervention délicate en étant assisté par une infirmière étrangère au service et à ce type de chirurgie ?
La solution est parfaitement connue : elle passe par la revalorisation des salaires des paramédicaux de façon à remplir les postes vacants. C’est la condition sine qua non pour recréer des équipes stables et motivées, pour lesquelles la question du temps de travail ne sera plus un tabou. C’est parce qu’il, ou elle, est sous-payé, maltraité et perd le sens de son métier dans l’éclatement des plannings, qu’un infirmier ou une infirmière trouve longue une semaine de trente-cinq heures.

Logique de rentabilité

Deuxième évidence : les hôpitaux sont étouffés par les strates administratives. Elles constituent un frein permanent à l’initiative, à l’innovation, à l’efficacité. Comme le disait un collègue, parti au Canada, écœuré par les lenteurs d’un système contrôlé de loin par un siège nébuleux : « A l’AP-HP, on rame dans la viscosité. »
Ce que nous avons constaté pendant la crise du Covid-19, c’est l’efficacité redoutable d’une négociation directe entre un directeur de site, à qui une marge de manœuvre a enfin été donnée, et des chefs de service. Ce fut notre force. Donc, là aussi, les solutions sont connues : moyens donnés aux hôpitaux, réduction des lourdeurs administratives, mise en place d’un ratio maximal entre soignants et administratifs, valorisation des services et suppression des intermédiaires (chefs de pôle, chef de département médico-universitaire…), trop souvent utilisés pour relayer les injonctions paradoxales d’une direction à qui l’on impose de réduire la facture.
Troisième évidence : l’hôpital est un « mariage à trois », composé de hiérarchies parallèles : médicale, paramédicale et administrative. L’encadrement paramédical est perpétuellement tiraillé entre une logique de soins inhérente au métier de soignant et une logique de restriction et de rentabilité imposée par une administration à laquelle les cadres sont de plus en plus soumis.
Sur le terrain, les cadres, dont la mission impopulaire est de gérer la pénurie, se noient dans le casse-tête permanent des plannings et s’éloignent de leur mission de soins. Un fossé se creuse inexorablement entre les corps médical et paramédical. Mais, nous l’avons vu durant cette crise, médecins et paramédicaux travaillant ensembles, soutenus par une direction à l’écoute, ont soulevé des montagnes. Continuer de prendre des chemins divergents précipitera notre chute.

Contact avec les patients

Enfin, la pratique des soignants s’enlise au quotidien dans des procédures purement médico-légales. Aujourd’hui, un soignant passe plus de temps à cocher des cases pour garder une trace de son action qu’au contact de ses patients. La solution est moins connue et ne relève pas directement de nos gouvernants. Il s’agit bel et bien du choix d’un modèle de société et d’une certaine philosophie de la vie.
Pour nous, Français, la parole et la confiance ont une valeur forte. L’échange verbal entre le soignant et son patient, et le lien humain qui en résulte, est à l’origine d’une relation de confiance forte, reposant sur le dialogue et sur un contrat tacite : le soignant met tout en œuvre pour le bien de son patient, qu’il ne considère à aucun moment comme une marchandise.
Souhaitons-nous garder ce mode de fonctionnement ? Ou préférerons-nous suivre le modèle anglo-saxon, dans lequel tout est fondé sur un autre type de contrat, établi de façon expresse et écrite ? Sur cette question, la France est à la croisée des chemins.
Souhaitons que les semaines que nous venons de traverser nous aident à faire les bons choix pour une réforme qui nous permettra de retrouver le sens de notre engagement au service de la population.
Liste des signataires : Pr Sébastien Froelich, chef de service, service de neurochirurgie, hôpital Lariboisière, Paris ; Pr Etienne Gayat, service d’anesthésie-réanimation, hôpital Lariboisière ; Pr Jean-François Gautier, chef de service, service de diabétologie et endocrinologie, hôpital Lariboisière ; Pr Emmanuel Mandonnet, service de neurochirurgie, hôpital Lariboisière ; Pr Alain Serrie, chef de service, service de médecine de la douleur et médecine palliative, hôpital Lariboisière.

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