La pandémie constitue une crise sociale et générationnelle majeure qui hypothèque l’avenir des jeunes, estime la sociologue Anne Lambert, responsable scientifique de l’enquête Coconel (« Coronavirus et confinement »), dans une tribune au « Monde ».
Tribune. N’ayons pas peur des mots. La pandémie a creusé les inégalités entre les générations, mais elle a aussi réveillé la guerre – politique, celle-là – entre les âges. Car en matière d’avenir et d’investissements collectifs, c’est bien de choix politiques dont il s’agit. La solidarité a un coût.
L’enquête Coconel « Logement, travail, voisinage et conditions de vie : ce que le confinement a changé pour les Français », réalisée par l’Ined, est, de ce point de vue, sans appel.
Rappelons brièvement ses principaux enseignements. Conduite du 30 avril au 4 mai par Internet, auprès de la population adulte française, l’enquête montre que, quel que soit l’indicateur retenu (logement, conditions de vie, revenus, emploi), la situation des jeunes s’est massivement dégradée et ce, plus fortement que pour les autres tranches d’âge.
Certes, aucune catégorie n’a été épargnée par le confinement et la récession qui a suivi. Mais les jeunes apparaissent les plus touchés par la crise sociale et économique engendrée par la pandémie de Covid-19 et le confinement, en raison de leur précarité aujourd’hui devenue structurelle.
Vulnérabilités
Les 18-24 ans constituent la tranche d’âge qui cumule le plus de vulnérabilités, à la fois résidentielles, matérielles et relationnelles. Les jeunes vivent plus souvent dans des logements petits ; ils disposent en moyenne de 36 m2 pour vivre (contre 48 m2/personne dans la population française) et sont plus souvent locataires du parc privé (32 % contre 22 %), ou hébergés chez des proches (29 % contre 7 %).
Protéger la vie coûte que coûte, dans un contexte de raréfaction des ressources naturelles et d’argent public limité, est en réalité tout sauf une bonne idée
Sur le marché du travail, leur situation n’est pas meilleure : avec, en moyenne, des revenus plus faibles, un surchômage (20 %, contre 14 % de la population française), les 18-24 ans travaillaient aussi davantage avec un contrat précaire ou sans contrat de travail (38 %, contre 13 % de la population française) que les autres actifs. C’est donc sans surprise que leur situation fragile, peu prise en charge par les mécanismes collectifs de protection sociale – les jeunes sont par exemple exclus du revenu de solidarité active (RSA) –, s’est dégradée.
Plus encore, ils ont perdu des plumes en matière d’entraide et de solidarités intergénérationnelles. Les aînés (75 ans et plus) ont en effet capté le surcroît de solidarité apportée par le voisinage pendant la pandémie. Et ce, au détriment des familles et des plus jeunes, qui ont moins reçu de services de la part de leurs voisins pendant le confinement.
Contraints, pour un tiers d’entre eux, de quitter leur domicile pour rentrer chez leurs parents ou chez des proches à cause de leurs mauvaises conditions de logement, à un âge où se construisent l’autonomie conjugale et l’entrée dans la vie adulte, leur sentiment de bien-être (ou plutôt leur mal-être…) s’est massivement dégradé : 44 % des 18-24 ans se sentent isolés, contre 24 % en temps normal. C’est le cas de 38 % des jeunes qui ont rejoint leur famille pendant la pandémie.
Une « société de la longévité » contre-productive
La pandémie de Covid-19 a pourtant réveillé l’appel à la solidarité intergénérationnelle et à la refonte du pacte social, en même temps qu’elle a aiguisé les appétits de la « silver economy » [dédiée aux personnes âgées]. Au nom de la valeur supérieure de la vie (biologique), et du rôle central des aînés dans nos sociétés (mais les 80 ans et plus fournissent-ils encore seulement des services de garde à leurs enfants et petits-enfants ?), il faudrait réaménager nos villes, revoir nos mobilités, réformer nos systèmes de formation universitaire et professionnelle pour préparer le vieillissement de nos sociétés.
Or l’appel à construire une « société de la longévité » est non seulement contre-productif sur le plan économique, mais il est aussi très largement inégalitaire sur le plan social si l’on n’intègre pas d’emblée la question de son financement. Faut-il le rappeler, l’espérance de vie des ouvriers et des employés est nettement plus courte que celle des cadres et des ménages aisés.
Surtout, croire qu’une société développée est une société qui protège ses aînés au détriment de ses jeunes – sur qui est reporté le poids de la dette et du financement de la dépendance – est une grossière erreur d’optique. Protéger la vie coûte que coûte, dans un contexte de raréfaction des ressources naturelles et d’argent public limité, est en réalité tout sauf une bonne idée. A moins que la peur de mourir ne soit d’abord celle de nos aînés, qui ne connaîtront ni les conséquences désastreuses du réchauffement climatique ni le recul (déjà engagé) de l’espérance de vie en bonne santé dans les sociétés développées ?
En définitive, d’abord et avant tout considérée comme une crise sanitaire, la pandémie constitue aussi une crise sociale et générationnelle majeure qui hypothèque l’avenir des jeunes, notamment des plus modestes d’entre eux – mais pas seulement. Les jeunes générations paient un très lourd tribut à la pandémie, dont la plus faible exposition au risque sanitaire ne rend pas compte. C’est avec elles, et pour elles, que nous devons refonder notre pacte social.
Anne Lambert est chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (INED), directrice de l’unité de recherche Logement, inégalités sociales et trajectoires, et responsable scientifique de l’enquête Coconel (COronavirus et CONfinement. Enquête Longitudinale).
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