Le directeur des études du prestigieux lycée Volta de Milan a convoqué la littérature italienne, riche en évocations de la peste, pour mettre en garde contre la psychose née de l’épidémie de coronavirus en Lombardie.
« La peste, dont le tribunal de la salubrité avait craint qu’elle pût entrer dans le Milanais avec les bandes allemandes, y était effectivement entrée, comme il est connu ; et il est connu en particulier qu’elle ne s’y arrêta point, mais qu’elle envahit et dépeupla une bonne partie de l’Italie. »
Lecteur français, il y a de fortes chances que ces quelques mots ne vous disent pas grand-chose. En effet, Les Fiancés, I promessi sposi en italien, d’Alessandro Manzoni (1785-1873), est très loin d’avoir, de ce côté des Alpes, la renommée qu’il conserve en Italie, depuis sa sortie en plusieurs versions entre 1821 et 1842.
Œuvre fondatrice du romantisme italien, et, au-delà, du mouvement qui conduira à l’unité italienne, le Risorgimento, Les Fiancés peut être considéré comme l’acte de naissance du genre romanesque en langue italienne. Près de deux siècles après sa première publication, il reste un passage obligé pour tous les écoliers d’Italie – ainsi qu’une lecture indispensable pour qui cherche à saisir la singularité du processus qui a donné naissance à l’Italie contemporaine.
Message érudit et subtil
De quoi s’agit-il ? D’une ample fresque historique (800 pages dans l’édition de poche en langue française, disponible en Folio), ayant pour théâtre le duché de Milan au début du XVIIe siècle. Les quelques lignes que l’on vient de citer forment le début du chapitre XXXI.
Domenico Squillace, directeur des études du prestigieux lycée Volta de Milan, les a placées en incipit d’une lettre ouverte qu’il a envoyée à ses élèves, dimanche 23 février, quelques heures après avoir appris la fermeture de l’ensemble des écoles et universités de Lombardie, à la suite de la découverte d’un important foyer de coronavirus dans la province voisine de Lodi. Dans ce moment de sidération, entre annonces catastrophistes et scènes de panique dans les supermarchés de la ville, son message admirable, à la fois érudit et subtil a aussitôt été relayé sur les réseaux sociaux, avant d’être salué par la plupart des grands médias italiens.
Mais revenons donc à ce chapitre XXXI. Dans la construction romanesque de Manzoni, l’arrivée de la peste à Milan est un des points de rupture de la narration. S’ensuivent des scènes terribles, hantées par la présence obsédante du péril mortel, qui fond sur la ville et détruit, en même temps que les femmes et les hommes, toute forme de lien social.
« Dans ces pages il y a tout, écrit à ses élèves le directeur du lycée Volta. La certitude du danger que représentent les étrangers, l’affrontement entre les autorités, la recherche spasmodique du soi-disant “patient zéro”, le mépris pour l’avis des experts, la chasse aux “untori” [les personnes accusées de propager la contagion], les déclarations incontrôlées, les remèdes les plus absurdes, la ruée vers les biens de première nécessité, l’urgence sanitaire. »
« Délire collectif »
L’analogie est transparente : selon M. Squillace, alors que déferlent, à la télévision et sur les réseaux sociaux, les nouvelles alarmantes et les déclarations apocalyptiques, se remet en branle une mécanique dont les ressorts proviennent du fond des âges, et que Les Fiancés expose à la perfection, à grand renfort de scènes poignantes – la rencontre du personnage principal, Renzo, avec cette jeune mère hiératique portant telle une pietà le cadavre de sa fille, a donné des frissons à des générations de lecteurs.
Le directeur ne se prononce pas sur le bien-fondé des mesures prises par les autorités. Là n’est pas son rôle, et il sait rester à sa place. Il ne cherche pas non plus à accroître le catastrophisme ambiant : le coronavirus de 2020 n’est pas la peste de 1630, dont les historiens estiment qu’elle a emporté le quart des habitants de l’Italie du Nord. Son message d’enseignant se situe à un autre niveau. Ce qu’il entend faire, c’est convoquer une référence connue de tous pour inviter les adolescents dont il a la charge à « ne pas se laisser envahir par le délire collectif, et continuer une vie normale ».
Dans la culture italienne, la mémoire des grandes épidémies est très profondément enracinée. Sans doute parce que l’histoire de l’Italie médiévale et moderne est une histoire urbaine, et que les villes ont toujours été, à travers les siècles, les lieux idéaux pour la propagation des maladies. Cinq siècles avant Manzoni, Giovanni Boccaccio (1313-1375, Boccace en français), avait conté l’histoire de dix jeunes gens bien nés, sept femmes et trois hommes qui, afin d’échapper aux ravages de la peste noire de 1348, avaient quitté Florence pour se réfugier dans une campagne idyllique, et inventé, pour se divertir, un jeu dans lequel chacun devait chaque jour raconter aux autres une histoire. Son Décaméron, à l’incroyable liberté, est tout simplement le premier texte de prose en langue italienne.
Traces de la peste
Au-delà de la littérature, les épisodes de peste ont également laissé, dans les rues des villes, des traces indélébiles. Ainsi, pour prendre l’exemple d’une autre grande cité du nord du pays, les deux fêtes religieuses les plus importantes de l’année vénitienne ont-elles pour cadre deux églises construites en action de grâce après la fin d’épidémies de peste. La fête du Redentore, en juillet, célèbre celle de 1575, tandis que celle de la Salute, en novembre, commémore la fin de l’épidémie de 1630-1631 (la même que celle du roman de Manzoni).
Par ailleurs, deux îles de la lagune portent encore le terrible nom de « lazzareto », rappelant leur fonction de lieux de confinement et de quarantaine durant les grandes épidémies, qui n’ont cessé de saigner la Sérénissime au cours de toute son histoire.
Si le directeur du lycée Volta sollicite, à travers les Fiancés de Manzoni, cet imaginaire terrible, ce n’est nullement pour ajouter la panique à la panique, bien au contraire. Que faire, selon lui, dans ces heures terribles ? Avant tout, garder son calme.
« Il n’y a aucune raison de rester chez vous. Il n’y a pas non plus de raison de prendre d’assaut les supermarchés, les pharmacies. Les masques de protection, laissez-les à ceux qui sont malades. La vitesse à laquelle une maladie peut se répandre d’un bout du monde à l’autre est la fille de notre temps, il n’existe pas de murs qui puissent l’arrêter. » Un dernier conseil ? « Faites des promenades, lisez un bon livre. » Tant il est vrai que quand on n’est pas malade, il n’y a pas de meilleur remède que la littérature.
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