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mercredi 12 février 2020

BRETÉCHER, BELLES BULLES REBELLES

Par Mathieu Lindon — 

De Cellulite aux «Mères», en passant par Agrippine et les «Frustrés», l’auteure morte lundi a imprimé une marque considérable dans le paysage de la BD française, mêlant sans concession humour et observations sociologiques acides.

Éditions Dargaud

Claire Bretécher, morte lundi à 79 ans (elle était née à Nantes le 7 avril 1940), fut plus qu’une auteure majeure de l’histoire de la bande dessinée francophone. Elle en fut un des personnages. Non par ses frasques en dehors de son métier, mais, au contraire, par la façon dont elle influença la bande dessinée : par le rôle qu’elle y attribua aux femmes qui n’en étaient certes pas toujours les héros les plus récurrents, et par le rôle qu’elle attribua aux auteurs qui étaient souvent entre les mains des éditeurs avant qu’elle n’ait l’idée, le courage et l’efficacité de s’autoéditer en 1975 pour les Frustrés, sans doute son œuvre la plus célèbre, alors prépubliée hebdomadairement dans le Nouvel Observateur (ancêtre de l’Obs). Dans les années 60, la future auteure d’Agrippine collabore à la fois à Tintin, Spirou et Pilote, ce qui n’était pas à la portée de tout le monde.

Frisée aux
lardons

Dans Libération, la féministe raconte paradoxalement en 1998 : «J’ai toujours été bien reçue, sauf à Elle. Ce fut horrible. J’aurais adoré bosser là-bas, mais elles m’ont jetée sans ménagement.» Apparaît en 1969 son personnage Cellulite, fameuse princesse auprès de laquelle les princes charmants ne se bousculent pas. Et, en 1972, elle fonde avec Gotlib et Mandryka l’Echo des Savanes, ouvrant une nouvelle aventure de presse. Elle dessine aussi à partir de 1973 les Amours écologiques du Bolot occidental (le Bolot occidental étant une sorte de chien hypersexué) pour le Sauvage, magazine écologique précurseur faisant partie du même groupe que le Nouvel Observateur.
Mais c’est évidemment les Frustrés qui va, dans les années 70, assurer la gloire grand public de Claire Bretécher (elle partagea avec Georges Perec une ambiguïté : on ne savait jamais sur quel «e» mettre un accent aigu dans son patronyme. Eh bien c’est sur le deuxième, alors que pour Perec c’est sur aucun). En une page hebdomadaire, elle s’attaque aux ridicules de la bien-pensance de gauche, celle-là même qui est censée lire le Nouvel Observateur, ne s’excluant pas de ses propres moqueries, en particulier quand elle dessine l’auteure à sa table de travail et prête à tout pour ne pas y rester (un petit verre, un petit tour aux toilettes) avant de s’y retrouver sans que ce travail ait avancé d’un pouce. Mais l’idée même de faire de la bande dessinée un instrument de pure critique sociale est une nouveauté. Il n’y a pas d’autres aventures extraordinaires à côté desquelles cet aspect satirique apporte une touche d’amusement supplémentaire : cette sociologie de ses personnages est le sujet même de l’œuvre. Et c’est à ce titre qu’elle put susciter des commentaires de Pierre Bourdieu et Umberto Eco.
Dans leur Dictionnaire mondial de la bande dessinée (chez Larousse), Patrick Gaumer et Claude Moliterni font d’elle «une sorte de Woody Allen française et féminine». Parce que ses personnages sont toujours à côté de la plaque, ou plutôt font systématiquement ce qu’ils ne devraient pas, disent ce qu’ils feraient mieux de taire et cachent ce qu’ils feraient mieux de dire. La gaffe est leur mode d’expression naturel. Il faut se souvenir de cette page des Frustrés où une femme se contente durant toute la planche de manger de la frisée aux lardons avec toutes les difficultés de l’entreprise, ne se présentant pas ainsi sous son meilleur jour devant l’homme qui est en face d’elle et ne peut que constater les contorsions permanentes de son visage pour ne rien perdre du plat, avant que, dans la dernière case, l’héroïne sans gêne avoue tout simplement que, lorsqu’elle cherche à séduire, elle ne mange pas de frisée aux lardons. Autant Claire Bretécher se plaisait à dessiner des personnages dont la beauté n’était pas le trait dominant, autant elle-même ne ressemblait certes pas à ses héroïnes sur ce point et on ne pouvait qu’être sensible à son charisme quand elle entrait dans une pièce.

Élégance tous azimuts

La libération de la femme est le sujet de Claire Bretécher parce qu’elle décrit la femme non libérée et que cette description même est un acte féministe dans la société des années 70. Mais, en outre, la dessinatrice et scénariste met ses idées en action en autoéditant les Frustrés en 1975. Puisque la bande dessinée paraît dans le Nouvel Observateur dont la diffusion d’albums de BD ne fait pas nécessairement partie du cahier des charges, Claire Bretécher se retrouve pour le coup tout à fait libre quand vient le moment de recueillir en volume ces pages hebdomadaires. «A chaque nouvel album, je me dis que c’est la dernière fois», dira-t-elle toutefois plus tard, parce que c’est du boulot et des angoisses, quand même. En attendant, elle le fait, et ça marche. Les plus grands noms la suivront. C’est après elle, en 1979, qu’Albert Uderzo fondera les éditions Albert René pour publier Astérix, deux ans après la mort de René Goscinny avec qui Claire Bretécher a travaillé dès 1963 et par l’élégance tous azimuts duquel elle restera frappée.
Agrippine est une série née en 1988 et que son auteure tua en 2009, à une période où la bande dessinée l’excitait manifestement moins et où elle aurait préféré se consacrer à sa peinture - une série qui vécut donc juste un peu plus longtemps que l’âge de son personnage ne le justifiait. L’héroïne est une adolescente gâtée qui a du malheur une idée très différente de celle qu’aurait une fille de son âge dans une famille, un milieu ou un continent moins favorisés. Elle a des problèmes avec tout et tout le monde, en particulier avec sa mère. Les Mères, au demeurant, est le titre d’un album de 1982. Car, dans l’univers féministe de Claire Bretécher, il ne faudrait pas croire que parce qu’on est femme on n’a de problèmes qu’avec les hommes. De toute façon, les arguments n’ont pas besoin d’être bons pour s’en prendre à qui que ce soit : c’est le propre des frustrés de tout sexe que la mauvaise foi est susceptible de leur servir de carburant, telle cette hypocondriaque furieuse contre son médecin, «un incapable qu’est même pas spécialiste». Claire Bretécher fut spécialiste du féminisme et de l’humour, son œuvre reste on ne peut plus d’actualité.

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