Le MONDE
Anne-Marie Moulin : « Les réactions irrationnelles sont le lot de toutes les épidémies »
ENTRETIEN
Peste, coronavirus ou grippe... les épidémies ont toujours suscité de grandes peurs collectives, nous raconte la médecin et philosophe Anne-Marie Moulin.
Anne-Marie Moulin est médecin et philosophe. Spécialiste des maladies tropicales, directrice de recherche émérite au CNRS (laboratoire SPHère de philosophie et d’histoire des sciences), elle a notamment publié Le Médecin du prince. Voyage à travers les cultures (Odile Jacob, 2010).
L’épidémie provoquée par le coronavirus SARS-CoV-2 (appelé 2019-nCoV jusqu’au 12 février) déclenche en France, où très peu de cas ont été déclarés, des manifestations de racisme à l’encontre de la communauté asiatique. Comment comprendre ces réactions violentes et irrationnelles ?
Le coronavirus est entré dans la vie quotidienne des Français, qui suivent en temps réel les événements et leur interprétation par les experts. Faute de pouvoir s’attaquer directement au virus, ce sont leurs porteurs potentiels qui retiennent l’attention du public : les personnes aux traits asiatiques sont une cible toute trouvée, qui permet de concentrer les angoisses.
Les réactions irrationnelles de ce type sont le lot de toutes les épidémies. On les observait déjà lors de la « peste d’Athènes », la plus ancienne sur laquelle on ait véritablement des informations.
Que nous apprend cet épisode antique sur nos peurs collectives ?
Cette épidémie a sévi par vagues de 430 à 426 av. J.-C. On ne sait pas quel est l’agent infectieux qui l’a provoquée, mais ce qui paraît à peu près certain, au vu des symptômes décrits, c’est qu’il ne s’agissait pas du bacille Yersinia pestis – les Grecs et les Romains désignaient par le mot « peste » toute affection épidémique.
Les réactions de la société athénienne face à la maladie ont été très bien décrites par Thucydide [460-397 av. J.-C.], dans le deuxième livre de son Histoire de la guerre du Péloponnèse. Les morts se comptent par milliers, et l’historien rapporte un « désordre moral croissant ». Les médecins ne soignent plus, les gouvernants ne gouvernent plus, les citoyens ne reconnaissent plus les liens d’amitié et de solidarité entre eux, ne respectent plus les dieux, enterrent les morts n’importe comment…
On retrouvera ce comportement anomique – au sens de Durkheim, c’est-à-dire sans lois – dans les épidémies ultérieures.
Notamment lors de la peste noire, qui a tué de 30 % à 50 % des Européens en cinq ans (1347-1352), soit environ 25 millions de personnes… Dans « La peur en Occident » (Fayard, 1978), l’historien Jean Delumeau dépeint également la mise en quarantaine de la ville assiégée par la maladie, devenant « anormalement déserte et silencieuse ». Une situation proche de celle que vivent aujourd’hui les habitants de Wuhan, la ville chinoise d’où est partie l’épidémie de coronavirus ?
A cette différence près qu’à notre époque mondialisée ce ne sont plus seulement les villes qui sont mises en quarantaine, mais parfois le pays tout entier. Au risque de plonger celui-ci dans une crise économique venant s’ajouter à la crise sanitaire.
C’est ce qui s’est passé en Inde, en 1994. En septembre de cette année-là, une épidémie de peste a éclaté à Surat, ville industrielle de 2 millions d’habitants située au nord de Bombay, peuplée de migrants venus travailler dans les mines de diamants et de pierres précieuses. Une peste pulmonaire on ne peut plus classique, qui a très vite été identifiée comme telle. Poussés par la panique, des dizaines de milliers de migrants ont fui pour retourner dans leurs villages : ils se sont dispersés dans l’ensemble du pays, faisant craindre aux autorités qu’ils n’emmènent avec eux le bacille de la peste.
Quelques semaines plus tard, grâce à des mesures efficaces de prévention et de traitement, l’épidémie était maîtrisée. Mais, entre-temps, l’inquiétude des autorités avait suffi pour que la communauté internationale fasse preuve d’une brutalité incroyable – chaque pays agissant de son côté, sans concertation, afin de protéger l’intérieur de ses frontières.
Les Emirats arabes unis ont décidé de suspendre toute importation agricole en provenance de l’Inde, des mesures ont été prises dans les aéroports occidentaux pour arraisonner les marchandises et les personnes, des familles se sont retrouvées parquées dans des conditions épouvantables, les denrées périssables ont été détruites… Un désastre humain et budgétaire. Au total, la manière dont les pays extérieurs ont surréagi a coûté à l’Inde environ 600 millions de dollars. Alors que la peste de Surat a touché moins d’un millier de personnes, et fait moins de 60 morts.
La médecine d’autrefois considérait pourtant que la peur était mauvaise conseillère et qu’elle prédisposait à recevoir la contagion. Paracelse (1493-1541), médecin et philosophe, affirmait ainsi que l’air corrompu ne pouvait à lui seul provoquer la peste, et qu’il devait pour cela rencontrer la frayeur. Cette croyance a-t-elle perduré à travers les siècles ?
On la retrouve sous différentes formes jusqu’à la fin du XIXe siècle, et la découverte de la nature microbienne des agents infectieux. A l’époque de Paracelse, cette attitude relevait de la tradition philosophique stoïcienne : le sage oppose sa force en toutes circonstances, la maladie épargnera ceux qui la méprisent et poursuivra ceux qui en ont peur.
Cette idée sera réaffirmée avec force par le milieu médical dans la première moitié du XIXe siècle : un moment important dans l’histoire de la médecine, où l’on considère l’observation comme le fondement de toute théorie nouvelle. A cette époque, François Broussais [1772-1838] est une figure dominante de l’école médicale française, elle-même dominante dans le monde. Broussais croit fermement que c’est la peur qui engendre la maladie, et de nombreux médecins se rallient à sa conviction. Pour résister à la contagion, il faut rester calme, avoir une vie saine et des loisirs de bon aloi, sans excès d’aucune sorte.
Cette attitude était-elle répandue dans la population générale ?
Elle était surtout réservée à une élite intellectuelle et morale. Elle caractérisait, par exemple, les Occidentaux à l’étranger. J’ai étudié ce qui se passait au Caire en 1832, où sévissait alors une pandémie de choléra qui se propagea de l’Inde jusqu’à l’Europe et au continent américain. Les Occidentaux, qui étaient en petit nombre en Egypte, suivaient les idées non contagionnistes de Broussais. Ils croyaient fermement que le fait de ne pas s’abandonner aux émotions négatives et au fatalisme protégeait de la maladie.
Dans ses Souvenirs d’une fille du peuple, ou La Saint-Simonienne en Egypte [1866, réédition Maspero, 1978], la journaliste et écrivaine Suzanne Voilquin raconte ainsi l’histoire du docteur Dussap, chez qui elle était logée au Caire en 1835 – année durant laquelle sévissait cette fois une épidémie de peste. Le docteur Dussap, qui avait été médecin dans l’armée de Bonaparte, pratiquait les idées de Broussais et soignait les pestiférés sans précautions particulières, ne leur opposant que son calme et certaines mesures diététiques. Jusqu’au jour où son épouse cairote succomba à la maladie, ce qui provoqua chez lui un immense chagrin. Suzanne Voilquin raconte qu’il contracta la peste le lendemain et en mourut rapidement, du fait de cette émotion violente.
Parmi les grandes constantes qui accompagnent les peurs collectives face aux épidémies, il y a la recherche des coupables. Comment ces boucs émissaires ont-ils évolué avec le temps ?
Le bouc émissaire est en effet une constante. Lors d’une grande catastrophe, le mouvement premier est d’accuser autrui. « Nommer des coupables, c’était ramener l’inexplicable à un processus compréhensible », écrit Jean Delumeau. Il fait la distinction entre l’angoisse et la peur, et tient la première comme plus difficile à supporter car elle porte sur l’inconnu, alors que la peur a un objet déterminé auquel on peut faire face. Pour canaliser les émotions populaires, les populations ou leur gouvernement désignent donc un objet qui va permettre de transformer l’angoisse en peur. D’où le rôle du bouc émissaire.
Pendant les quatre siècles – de 1348 à 1720 – durant lesquels la peste a sévi régulièrement en Europe, ces coupables désignés ont été sensiblement les mêmes. Il s’agissait d’abord des étrangers, des marginaux, des vagabonds. Des juifs également : ils avaient tué le Christ, ils étaient faciles à repérer puisqu’ils vivaient dans des ghettos, ils constituaient la cible parfaite.
Les pays voisins étaient aussi incriminés, de préférence ceux contre lesquels on était en guerre. Lorsque la syphilis, à la Renaissance, est identifiée en tant que maladie en Europe, elle porte des noms différents selon les pays : elle est le « mal des Français » pour les Italiens, le « mal de Naples » pour les Français.
Certains coupables peuvent, enfin, être identifiés au sein même de la communauté travaillée par la contagion : ce sont les « semeurs de peste ». Cette catégorie très générale revient à plusieurs reprises dans l’histoire des épidémies, et s’enracine dans des récits souvent peu circonstanciés : la rumeur désigne des gens malintentionnés qu’il faut mettre hors d’état de nuire, la plupart du temps en les tuant. Parmi cette engeance diabolique figurent fréquemment des femmes – la peste n’est sans doute pas pour rien dans les chasses aux sorcières menées dans la chrétienté.
Dans les temps plus récents, l’hypothèse des « semeurs de peste » a eu un prolongement inattendu, en se fixant sur les médecins eux-mêmes. Lors des grands épisodes de choléra en France, vers 1832-1833, on décrit de leur part, sur la foi de témoignages plus ou moins spontanés, des comportements suspects qui font retomber sur eux la responsabilité de l’épidémie. Ils sont savants, savent comment propager la maladie, et l’on pense que celle-ci va leur apporter quelque chose – c’est à eux que le crime va profiter.
Cette théorie du complot a également été observée lors de l’épidémie de maladie à virus Ebola qui s’est propagée, de 2013 à 2015, dans l’Afrique de l’Ouest : elle soutenait que des biologistes avaient fabriqué un virus mortel pour décimer la population, et éviter ainsi la montée démographique menaçant l’Occident.
Vous avez vécu en Guinée au moment où cette épidémie faisait rage. Comment la peur des populations se manifestait-elle ?
Ce qui les effrayait n’était pas tant le virus Ebola que les gestionnaires de l’épidémie – ceux qui intervenaient pour mettre les patients dans des structures hospitalières. Je me souviens d’un enfant fortement suspecté d’avoir contracté la maladie, à Conakry, qui avait réussi à échapper aux équipes médicales. Il fut rattrapé au moment où il s’apprêtait à prendre un taxi-brousse pour aller dans son village, dans lequel on aurait eu probablement beaucoup de mal à le retrouver. Il a été traité comme un prisonnier qui se serait évadé, et il est mort peu de temps après. Des histoires comme celle-là, il y en a eu des quantités.
Les Guinéens avaient donc très peur de ces zombies habillés de blanc et porteurs de masques, qui emmenaient les gens loin de chez eux, les enfermaient et les laissaient mourir – la rumeur disait même qu’ils les tuaient, les dépeçaient et vendaient leurs organes.
Faute d’explication médicale, les épidémies furent longtemps imputées à la colère divine – croyance que l’Eglise ne se priva pas d’exploiter au Moyen Age en mettant en place un grand déploiement de processions et de litanies. Une fois connus les principes de l’infection et de la contagion, la peur changea donc de nature. Diminua-t-elle pour autant ?
Oui et non. Disposer d’informations scientifiques pour expliquer une maladie, cela peut en effet paraître rassurant. De même, le fait de pouvoir observer le bacille de la peste au microscope : on apprend qu’il s’agit d’une bactérie, elle est à l’extérieur de nous, il suffit théoriquement de respecter des mesures d’hygiène pour en être protégé.
Mais avec les virus, l’inquiétude est déjà plus grande. C’est un monde récemment découvert, visible seulement au microscope électronique, et beaucoup plus sournois que le monde bactérien puisque le virus a besoin d’utiliser notre propre machinerie cellulaire pour se reproduire. Sa définition scientifique est donc assez anxiogène, car il fait partie de nous et cela d’une manière d’autant plus insidieuse qu’il peut parfois rester totalement silencieux. Cela dit, ces « porteurs sains » existent aussi dans le cas des infections bactériennes, comme l’a montré le personnage incroyable de Mary Typhoïde, qui a semé la terreur à la fin du XIXe siècle.
Mary Typhoïde ?
Ce n’était pas son vrai nom, bien sûr. Elle s’appelait Mary Mallon [1869-1938], et elle a été surnommée ainsi car elle fut la première personne identifiée comme porteuse saine de la fièvre typhoïde, dont on connaissait alors l’agent infectieux.
Cette cuisinière irlandaise exerçait aux Etats-Unis, et semait des cas de typhoïde dans toutes les familles où elle travaillait, sans jamais être elle-même atteinte. Au total, elle causa l’infection de plus de cinquante personnes, dont trois moururent.
On finit par découvrir qu’elle hébergeait à son insu la salmonelle responsable de la maladie. Elle fut alors maintenue par les autorités de santé publique dans un hôpital, où elle finit par mourir de pneumonie, à l’âge de 69 ans. Contagieuse, mais pas malade : cette réalité était tellement terrifiante qu’on ne trouva rien de mieux à faire pour éviter le danger que de l’enfermer.
La plus grave pandémie des temps modernes fut la grippe de 1918, dite « grippe espagnole ». Elle se répandit dans le monde entier jusqu’en 1919, et l’on estime aujourd’hui qu’elle fit entre 50 et 100 millions de morts – soit plus que la Grande Guerre. Quelles ont été les réactions collectives face à cette catastrophe ?
Curieusement, au regard de sa gravité, il semble que cette épidémie n’ait pas occasionné tellement de réactions de panique – en Europe en tout cas. Les populations avaient en quelque sorte été mises au pas par la guerre.
La grippe espagnole – qui doit son nom au fait que l’Espagne, non impliquée dans la première guerre mondiale, fut le premier pays à publier librement des informations à son sujet – fut en quelque sorte la « pandémie oubliée ». Dans The Pandemic Century : One Hundred Years of Panic, Hysteria, and Hubris [W.W. Norton & Co, 2019, non traduit], l’historien britannique Mark Honigsbaum a confirmé l’absence de panique et le stoïcisme des citoyens anglais, unis dans une haine des Allemands scandée par une presse aux ordres. Il évoque leur fermeté, leur quasi-indifférence vis-à-vis de l’épidémie, puis l’oubli de la masse des victimes.
La peur collective alors mise sous le boisseau ne s’est cependant pas évaporée. En annonçant, en 2009, que l’épidémie de grippe aviaire A (H1N1) représentait une menace de pandémie globale, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a sans doute ravivé les souvenirs historiques de la grippe espagnole. Le désarroi était d’autant plus grand que le virus se propageait par l’intermédiaire des oiseaux, animaux difficiles à contenir à l’intérieur des frontières… Et qu’on vivait encore, à l’époque, avec l’espoir d’éradiquer rapidement la plupart des grandes maladies infectieuses, même si l’épidémie de sida avait, depuis les années 1980, sérieusement écorné ce rêve.
L’information sur l’épidémie de coronavirus diffusée en continu et relayée par les réseaux sociaux n’est-elle pas un amplificateur d’angoisse ?
A l’évidence ! Et les questions auxquelles il est impossible de répondre – combien y aura-t-il de morts ? le virus va-t-il muter rapidement ? – ne font qu’alimenter l’inquiétude.
A cet égard, il est frappant de voir que le MERS, un coronavirus hautement pathogène apparu en 2012 dans la péninsule Arabique, continue régulièrement de faire des victimes… sans que personne n’en parle. Avec leurs 9 millions et quelque d’habitants, les Emirats arabes unis ne semblent guère effrayants. La Chine, c’est autre chose. De par sa taille, sa démographie, sa puissance économique, son régime autoritaire, ce pays fait globalement peur : c’est cela aussi qui fait la popularité du coronavirus SARS-CoV-2.
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