PORTRAIT Quelque 240 services d’urgences participent à ce mouvement social massif pour dénoncer les conditions de travail « exécrables » et la « mise en danger » des patients.
Il vaut mieux ne pas demander à Hugo Huon s’il a passé une bonne nuit. « C’était l’horreur ! », peste-t-il. Et d’énumérer, en tirant sur une cigarette roulée : « Il y avait de huit à neuf heures d’attente pour voir un médecin. Un mec bourré s’est mis à insulter tous les soignants et a donné un coup de pied à une collègue… »
Bienvenue aux urgences de l’hôpital Lariboisière, près de la gare du Nord, à Paris, l’un des plus gros services de France, l’un des plus exposés à la misère et à la violence aussi. Hugo Huon y est infirmier depuis cinq ans dans l’équipe de nuit. Il y a quelques mois, nul ne connaissait ce jeune homme de 30 ans aux airs d’étudiant rebelle. Depuis qu’il préside le collectif Inter-Urgences, la structure qui représente, en cette rentrée, près de 240 services en grève – soit la moitié des urgences publiques du pays –, il a appris à composer tant bien que mal avec les médias, habitués jusque-là à donner la parole aux seuls médecins urgentistes.
« J’ai appris à ne pas aimer mon prochain »
Hugo Huon a aussi appris à composer avec les attentes de syndicalistes hospitaliers désireux d’étendre à l’ensemble de l’hôpital public ce mouvement sorti renforcé de l’été, avec deux fois plus de services en grève qu’au mois de juin. L’assemblée générale du collectif, qui se tiendra le 10 septembre à Saint-Denis, au lendemain de la présentation officielle du plan ministériel pour « refondre le modèle des urgences », s’annonce à ce titre décisive. Des organisations de médecins hospitaliers ou des soignants de secteurs comme la psychiatrie pourraient à cette occasion choisir de rejoindre les paramédicaux des urgences sur une plate-forme de revendications communes.
A l’été 2018, Hugo Huon fait partie de ceux qui alertent sur les conditions de travail « exécrables » des infirmiers et des aides-soignants, jugeant que la « prise en charge tronquée » à Lariboisière met « en danger » les patients. Quelques mois plus tard, en décembre 2018, c’est dans ce service qu’une patiente est découverte morte, après avoir attendu douze heures sur un brancard. La tempête médiatique passée, l’équipe de nuit obtient deux postes supplémentaires.
Mais les urgences de Lariboisière ne sont pas les seules à craquer : en vingt ans, la fréquentation des urgences hospitalières en France a doublé, avec plus de 21 millions de passages par an, sans que les effectifs n’augmentent en proportion. Conséquence : les temps d’attente s’allongent, le nombre de patients sur des brancards explose… « Parfois, je me dis que ma colère est disproportionnée, qu’elle ne concerne que le lieu où j’exerce… Mais, si c’était le cas, il n’y aurait pas 240 services en grève », estime l’infirmier.
Hugo Huon le reconnaît, ses nuits de travail à Lariboisière ont fini par déteindre sur ses jours. On ne côtoie pas impunément chaque nuit les « mecs bourrés », les « tox », les SDF… « En cinq ans, ça a empiété sur mon sentiment d’humanité. J’ai appris à ne pas aimer mon prochain, j’ai développé une espèce de cynisme sur l’humanité qui s’enfonce », lance-t-il, racontant les retours chez lui, au petit matin, où il faut enjamber « la pisse et les flacons de méthadone ».
L’infirmier se défend de faire de la politique, même s’il n’a rien contre. Il a voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle et se dit de gauche, comme l’étaient sa mère – institutrice – et son père – déclarant en douane – à Saint-Malo, où il a grandi. Après son bac, décroché au rattrapage, il enchaîne les petits boulots pendant trois ans avant d’entrer, à 21 ans, presque par hasard, dans une école d’infirmiers, à Tours. À la sortie, il découvre les urgences à l’hôpital d’Amboise, puis la psychiatrie, à la clinique La Chesnaie, près de Blois.
« Hugo Huon écoute beaucoup, se pose de nombreuses questions et apprend vite » Olivier Youinou, SG adjoint de SUD-Santé à l’AP-HP
Ecorché vif, idéaliste, désespéré, Hugo Huon fustige, avec une foi presque adolescente, cette « société mortifère, anesthésiée, où tout le monde s’en branle de tout ». Pour faire bouger les choses, il n’a pas pris de carte dans un syndicat, mais a enchaîné les formations : un diplôme universitaire en santé mentale et précarité, un autre en médecine tropicale, un troisième sur la réduction des inégalités sociales de santé. Dernier en date : un master, à Paris-Dauphine, en « économie et gestion des établissements de santé », destiné aux cadres désireux de monter dans la hiérarchie. Son objectif : « Connaître le langage des directeurs pour pouvoir mieux négocier. » C’est ainsi qu’avant l’été il s’est retrouvé, aux côtés des syndicats historiques, à discuter avec le directeur des ressources humaines de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) d’une augmentation des effectifs dans les services d’urgences parisiens.
Le jeune homme ne cherche pas la lumière. La perspective de ce portrait ne l’a d’ailleurs pas enchanté. Il laisse à d’autres membres du collectif le soin de tenir le mégaphone pendant les manifestations et de se rendre sur les plateaux radio ou télé. « C’est quelqu’un de taiseux, mais qui écoute beaucoup, qui se pose de nombreuses questions et qui apprend vite : en quelques mois, il a pris conscience du rôle syndical et politique qu’il pouvait jouer », raconte Olivier Youinou, le secrétaire général adjoint de SUD-Santé à l’AP-HP, le syndicat le plus proche du collectif.
Plan d’actions
Hugo Huon est de son époque. Il est « post »-tout : post-homme providentiel, post-manifestation… « Mettre en avant une personne dans un mouvement social, c’est archaïque, juge-t-il. Les gens ont envie qu’on fasse des manifs, alors que ça ne sert à rien… » Avec les membres du collectif, il tente d’autres formes d’action. Certaines fonctionnent, lorsque, par exemple, plusieurs soignants de l’équipe de nuit des urgences de Lariboisière se retrouvent simultanément en arrêt de travail, le 3 juin, déclenchant dès le lendemain un tourbillon médiatique qui relance une grève en voie d’enlisement.
D’autres actions échouent, comme celle du 2 juillet, lors de l’arrivée du cortège sous les fenêtres du ministère de la santé. Alors qu’une délégation est reçue par le directeur de cabinet adjoint de la ministre, plusieurs manifestants s’injectent cinq fois ce qu’ils présentent comme étant de l’insuline (de l’eau en réalité), une substance qui peut faire baisser drastiquement le taux de sucre dans le sang et être mortelle à forte dose. Le geste n’est pas compris par une partie des soignants. Des responsables syndicaux, CGT notamment, crient à « l’irresponsabilité ».
Deux mois plus tard, Hugo Huon ne regrette rien. « C’est vrai, cette action a fait débat. Les gens n’ont pas compris. On essaye des choses, certaines marchent, d’autres non. » La grève a donné des résultats. La ministre de la santé a accordé une prime de 100 euros aux soignants des urgences, la direction de l’AP-HP a promis 230 postes supplémentaires et un plan pour « refonder le modèle de soins des urgences » a été dévoilé le 2 septembre… « Notre plus grosse victoire, c’est d’avoir obtenu que le gouvernement cesse de dire que tout va bien aux urgences », assure Hugo Huon.
D’ici à quelques mois, il a prévu de mettre les voiles, envisageant de partir au Canada, pour travailler au sein d’une communauté inuite. Afin de ne plus avoir, comme à Lariboisière, le « sentiment de pisser dans un violon », mais pour avoir un « impact » sur la santé des gens.
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