Après le succès des «Lois naturelles de l’enfant», la pédagogue revient avec «Une année pour tout changer». Se plaçant dans la lignée de Montessori, elle promet à des parents conquis par ses méthodes un enfant tout-en-un, à la fois épanoui et premier de la classe. Une posture qui, sans être une imposture, fait débat chez les professionnels de l’éducation.
Qu’on se le dise : Céline Alvarez, ça marche. Sur les enfants ? Sans doute. En librairie ? Certainement. Celle qui a vendu 220 000 exemplaires des Lois naturelles de l’enfant(Les Arène, 2016), récit de son expérience prodigieuse de trois ans dans une classe maternelle de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), revient avec Une année pour tout changer (les Arènes, encore). La même chose mais à grande échelle. Pour rappel, l’essayiste «révolutionne l’éducation». C’était le bandeau barrant le best-seller. Avant les vacances déjà, elle était annoncée comme «l’événement de la rentrée». Un tel événement, médiatiquement parlant, ce serait dommage de le louper. Un peu comme l’éducation de ses enfants.
Qui n’a pas envie d’avoir «des enfants libres, sereins, motivés, à l’école et à la maison», comme promis par le bandeau rouge enroulé autour du nouveau livre ? Le principe ? Les enfants sont démotivés, souffrent de troubles du comportement, de l’attention, parce qu’ils s’ennuient, ne sont pas assez stimulés. Autrement dit, on sous-estime leurs compétences. Alors Céline Alvarez va dans les classes et fait le vide, pour ne conserver que quelques jeux et activités simples que les enfants manipuleront à l’envi. Il s’agit de laisser l’enfant faire tout seul, répéter l’action, aller jusqu’au bout sans l’interrompre pour développer son autonomie.
«On ne peut pas dire que ce soit une escroquerie»
Tous les coups sont gagnants, assure Céline Alvarez. C’est neuroscientifiquement prouvé. Les enfants naissent avec des cerveaux bourrés de «potentiels» qui ne demandent qu’à être développés et une personnalité qui ne demande qu’à être «révélée». Ils «persévéreront», «atteindront leurs objectifs», réussiront tous. Comment ? Pour le savoir, on se rue en librairie. Et cette ruée, qui fabrique le phénomène Alvarez, est elle-même un phénomène. Analyser les ressorts de ce miracle de librairie permet sans doute d’en apprendre davantage sur les enfants, sur nous, sur notre rapport à l’école, sa place dans la société et les injonctions contradictoires qui nous tiraillent. On s’arrache le «dernier Alvarez» comme des petits pains à la sortie de l’école, comme la réponse inespérée à nos angoisses et fantasmes individuels.
Alvarez, «on ne peut pas dire que ce soit une escroquerie»,reconnaît François Dubet, sociologue de l’école. Et c’est bien plus qu’une opération marketing rondement menée. C’est un succès garanti, c’est «le gros lot», lâche-t-il, «parce qu’elle mobilise tout ce qu’on peut attendre».
Parmi les nombreuses vidéos mises en ligne sur le site de Céline Alvarez, une est particulièrement frappante : celle des parents de Gennevilliers. Ils racontent, les yeux pétillants, leurs enfants transformés. Des enfants qui dévorent les livres, aident à la maison et trépignent de ne pas aller à l’école le week-end. Les mêmes mots reviennent en boucle, dans les essais comme dans les films. Et puis, Céline Alvarez annonce en direct que l’éducation nationale ne la soutient plus, que l’expérience s’arrête, qu’elle s’en va. Elle filme leur réaction. Soudain, ils n’ont plus de mots, se décomposent. Le rêve est fini, l’idéal redevient juste un idéal, lointain, abstrait… Celui d’un enfant heureux et qui réussit à l’école. «L’individu complet», résume le sociologue François de Singly : «La pondération entre épanouissement et concurrence scolaire a toujours été très tendue. Parfois la résolution s’observe au sein des familles : il y a les enfants de la fratrie qui se lancent dans la course, vers les classes prépas, la science, le commerce, etc. et les autres, qui iront dans les filières culturelles, littéraires, sociales où on met l’accent sur l’expression personnelle, le prendre soin.» Céline Alvarez, c’est la promesse d’un enfant tout-en-un : épanoui et performant, coopérant et compétitif, créatif et productif. «Le rêve des parents serait que leur tout-petit leur annonce de lui-même et tout naturellement : je veux faire Polytechnique. Mais aucun enfant n’a jamais acheté Okapi avec son argent de poche», remarque ce spécialiste de la famille.
L’enfant promis par Alvarez est un enfant de synthèse, qui contient et fait tenir ensemble les grands paradigmes éducatifs des dernières décennies. Le fruit de nos entrailles devient en quelque sorte un «compromis historique» entre l’éducation nouvelle de la période post-1968, «marquée par l’idée que l’enfant, réprimé par la famille et l’école a une identité à exprimer», et le «vent nostalgique, disciplinaire»qui a soufflé à la fin des années 80 et la décennie suivante décrit François de Singly : «L’enfant méritait qu’on lui dise non, il fallait une école qui le tienne et une famille sévère.»
Une place essentielle pour le jeu
La tendance s’inverse encore au tournant du siècle. Et c’est dans ce mouvement de balancier, à la croisée des précédents, que s’inscrit le phénomène Alvarez. L’éducation nouvelle fait son retour, débarrassée de son côté libertaire, et conjuguée aux apports de Montessori ou à la vogue de l’éducation positive… Un ensemble qui donne au jeu une place essentielle, car il rassure : apprendre en s’amusant tout en étant limité par ses règles. Mais le phénomène Alvarez n’est pas qu’une promesse d’épanouissement et de bien-être, c’est surtout de la «bienveillance productive»,selon la formule de François de Singly. Car l’impératif de réussite scolaire est une angoisse aujourd’hui généralisée : «Jusque dans les années 90, cette anxiété était socialement marquée, intériorisée par les classes moyennes et supérieures. Mais maintenant, tous les parents, y compris dans les milieux populaires sont très soucieux de la réussite scolaire», décrit Marie-Clémence Le Pape, sociologue de la parentalité. A partir des années 2000, la figure de «l’enfant performant» s’impose dans une société de la compétition généralisée, fascinée par la précocité. Le maître mot de Céline Alvarez, celui qui fait mouche, est «l’autonomie», une valeur qui enregistre une hausse constante chez les parents dans le champ de l’éducation, selon les baromètres du vaste programme de recherche European Values Study. Mais de quelle autonomie parle-t-on ? Matérielle, intellectuelle ? Idem pour la politesse, la docilité des enfants, autres qualités obtenues par les expériences de Céline Alvarez. «Pour les parents occupants des emplois subalternes, exécuter des ordres, respecter la hiérarchie, est une compétence professionnelle recherchée. Aux yeux des classes moyennes et supérieures, il s’agit de compétences relationnelles permettant de faire la différence dans la course à la réussite», note Marie-Clémence Le Pape. Ces mots-là sont des fourre-tout et c’est un avantage pour ceux qui les manient : ils «permettent de toucher un large public»,remarque Marie-Clémence Le Pape.
La réussite scolaire se fait «obsession» selon François Dubet, et avec elle la conviction ou le constat que le destin se joue dès le plus jeune âge, qu’après l’école, il n’y aura pas de deuxième chance.«Elle est d’autant plus forte désormais chez les classes moyennes qui tirent leur niveau social de leur qualification scolaire et professionnelle, et dont les enfants n’hériteront pas d’un immeuble mais devront compter sur leurs seules capacités à réussir à l’école.»
«L’échec scolaire, un immense malentendu»
A la maison, à mesure que les stratégies éducatives s’affûtent, les étagères se garnissent ainsi de bouquins pour trouver les meilleures recettes à appliquer et se rassurer. «Ces ouvrages s’inscrivent dans une démarche d’aide et de conseil dont les mères sont les principales lectrices mais qui ont un contre-effet pervers : cela stresse, culpabilise, renforce les injonctions à être un bon parent et encore plus, à être une bonne mère», témoigne Marie-Clémence Le Pape. Et comme ces injonctions sont contradictoires, la tension augmente encore : «Il faut être à l’écoute de ses enfants, prendre des moments de qualité, et être aussi une femme active, car l’inactivité féminine est mal vue.»
Il est impératif de réussir. Et donc, de réussir mieux. «Parce que la réussite est relative, c’est cruel, rappelle François Dubet. On a réussi, si on a mieux réussi que les autres. Les parents demandent deux choses : quelle note tu as eue, quelles notes ont eues les autres.» La réussite de tous serait une antilogie. C’est pourtant la promesse phare de l’école Céline Alvarez : «L’échec scolaire n’est pas une fatalité. C’est peut-être juste un immense malentendu.»C’est aussi et surtout l’obligation que s’est donnée l’école tout court, celle de la République, celle de tous les jours. «La réussite de tous est désormais une croyance pédagogique fondamentale en France, ce qui n’a pas toujours été le cas», note François Dubet. Croyance que le phénomène Alvarez renforce. Ces parents de Gennevilliers s’émerveillent du changement à la maison aussi. Preuve que l’école peut tout. «C’est une croyance française extraordinaire, presque messianique, confirme François Dubet. A chaque fois qu’on a des problèmes qui touchent aux inégalités, à l’écologie, la sexualité, la sécurité, on pense que l’école est la solution. Dès le lendemain des attentats de Charlie, on s’est tourné vers elle. Elle s’est substituée à l’église en endossant le devoir de sauver le monde.»
Mais avec son large spectre, le phénomène Alvarez satisfait même ceux qui rejettent l’école. «Sa vision est révolutionnaire seulement si vous construisez un imaginaire dans lequel tous les enseignants sont plus ou moins ringards et incompétents, où l’école est brutale et veut faire rentrer tout le monde dans le moule sans tenir compte des singularités», remarque Dubet. Quand bien même l’expérimentation Alvarez concerne l’enseignement public, elle nourrit «les aspirations pour les écoles privées alternatives, lieu dans lequel on se retrouve entre gens de même conviction, un entre-soi protégé, privé. Chaque enfant est un être d’exception donc il est justifié de déroger pour lui aux règles de l’école publique», estime pour sa part le chercheur en sciences de l’éducation Philippe Meirieu.
«Un effet positif qui n’est pas un placebo»
Autre ingrédient du succès de Céline Alvarez, caractéristique de l’évolution des modes éducatives : elle ne se fonde pas sur la psychologie ou la psychanalyse, mais se réclame de la science, sciences cognitives ou neurosciences. Puissant argument de légitimation, selon Philippe Meirieu, puisqu’elle se retrouve appuyée sur «un roc solide qu’on n’interroge pas. Dans un monde du relativisme idéologique, où les gens ne savent pas trop où est la vérité, ils s’y accrochent pour se sécuriser. Alors que le fait même de vouloir faire valider une pédagogie par la science est une idéologie qui n’est pas innocente».Avec Célestin Freinet, défenseur d’une pédagogie qui tient du tâtonnement, une aventure vers l’émancipation, Philippe Meirieu estime que «la pédagogie scientifique n’existe pas. C’est du dressage : tu réussiras quoi qu’il en coûte». Dans le système de pensée montessorien dont Alvarez se revendique l’héritière, c’est très simple : l’échec n’existe pas. Quoi qu’il arrive, l’enfant atteint ses objectifs. «On met les gens en situation de réussir, ils sont responsables, éclaire François Dubet. S’ils réussissent tant mieux, s’ils échouent tant pis pour eux.»L’engouement pour ses livres est aussi politique : le phénomène Alvarez qui surfe sur la vague du développement personnel, répond aux aspirations libérales contemporaines. Il s’agit de poursuivre des valeurs d’harmonie et de paix, jamais ne sont valorisés le conflit, la confrontation, la culture du débat. C’est du révolutionnaire sans petits révoltés. Ce qui fait dire à Philippe Meirieu qu’«Alvarez est porteuse d’une idéologie qui ne met pas au premier plan la construction du citoyen éclairé, critique, dans une cité démocratique».
Pour expliquer les résultats d’Alvarez, les témoignages élogieux des parents et des professeurs acquis à la «méthode», François Dubet préfère parler d’un «effet maître», un charme qui agit «dès l’instant que l’équipe d’enseignants est très active et mobilisée, qu’importe la méthode utilisée». Aussi explique-t-il, que les établissements expérimentaux «marchent toujours» : «Il y a un effet positif qui n’est pas un placebo. De la même manière que la conviction du médecin participe de la guérison du patient. On ne sait pas exactement ce qui fait qu’un enseignant réussit ou pas. Dans le cas de Céline Alvarez, c’est peut-être le succès d’une personne.» En tirer une sorte de loi générale incontestable car scientifique, soutenue par le ministre Jean-Michel Blanquer - qui a autorisé l’expérimentation en 2011 alors qu’il était à la tête de la Direction générale de l’enseignement scolaire -, est «gênant», cela «change la donne» en tendant à un «reformatage des enseignants». En effet, pourquoi n’appliquent-ils pas tous cette recette puisqu’elle est reconnue infaillible ?
D’ailleurs, l’engouement est en demi-teinte dans le corps enseignant français. Nombre d’entre eux ont fini par être agacés des leçons d’amour et de révolution de l’essayiste conférencière qui n’a passé que trois années dans l’éducation nationale, et dans des conditions favorables : l’expérimentation de Gennevilliers a été financée par l’association Agir pour l’école, satellite de l’Institut Montaigne, think thank libéral, via l’achat de 10 000 euros de matériel pédagogique. Des milliers d’autres, en revanche, alimentent le forum sur le site de Céline Alvarez, racontent leurs petites joies, parlent d’aménagement de classe, de matériel, s’entraident. C’est un point de ralliement et une mine : l’intégralité des ressources, principes, témoignages est en accès libre. La plateforme web, à la manière de celle développée pour lancer et implanter le mouvement de La France insoumise en 2016, permet aux enseignants, grâce à sa cartographie et à la géolocalisation, de se retrouver dans la vraie vie, de s’organiser localement.
Pendant ce temps, Céline Alvarez est allée former les enseignants en Belgique. C’est l’expérience qu’elle relate dans le livre qui paraît ces jours-ci. Mi-juin 2018, le ministère de l’Enseignement de la Fédération de Wallonie-Bruxelles envoyait une circulaire aux écoles pour proposer un «accompagnement expérimental à large échelle». Une formation payante, à effectuer sur leur temps libre, huit samedis de conférences dans un amphithéâtre de l’université de Namur. En quelques jours, les 750 places étaient pourvues par des enseignants volontaires. Quand la circulaire arrive entre les mains de Gaëtane Chapelle, elle «tombe de sa chaise». Cette docteure en neuropsychologie est aussi une ancienne collaboratrice de la ministre de l’Education en tant que coordinatrice du projet Décolâge, auquel la circulaire lie directement l’expérimentation Alvarez. Décolâge est un vaste programme piloté collégialement par les acteurs de terrain et universitaires pour faire reculer le redoublement. Le projet vivotait mais le comité de pilotage n’a pas été prévenu de l’arrivée de Céline Alvarez.
«Posture de gourou»
«Pour quelle raison, une innovation, une mode pédagogique bénéficierait de cette publicité ?» questionne Gaëtane Chapelle. Levée de bouclier du monde universitaire qui adresse une lettre à la ministre, que Libération s’est procurée, signée par une trentaine de pointures de la pédagogie et des sciences de l’éducation, qui s’étonnent de ce mélange des genres entre le public et le privé et, surtout, de la validation ministérielle «d’un discours à la fois magique et culpabilisant, assorti d’une méthodologie et d’un cadre flou», résume Gaëtane Chapelle qui a tenu la plume.
Elle reçoit des témoignages de participants qui évoquent un «tsunami émotionnel», entre «larmes» et «sourires béats», «une grand-messe évangélique». L’universitaire dénonce «une posture de gourou», «à l’opposé de ce qu’est la relation pédagogique», fondée, elle, «sur le respect de l’apprenant et l’humilité» pour «former au libre choix, au recul critique, à la réflexivité, au doute…» Sans quoi, prévient-elle, «très vite, on tombe dans une relation d’influence». Cette formation en Belgique n’a fait l’objet d’aucun dispositif de suivi, ni d’évaluation. A Gennevilliers, aucune évaluation scientifique indépendante n’a été réalisée non plus.
Contactée, Céline Alvarez répond : «Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage. Tout ce que je peux vous dire est que ma démarche est ultratransparente, tout a été filmé et tout sera mis en ligne.» Les signataires de la lettre, eux, s’inquiètent des «impacts sur le terrain». «Les témoignages reproduits dans le livre, avec un discours totalement et 100 % positif, ressemblent à ceux de personnes sous emprise. Ou alors c’est l’émerveillement passager à la découverte d’une nouveauté. Mais il ne s’agit pas d’un stage de yoga pendant les vacances, on parle de la formation de professionnels qui ont chaque jour 20 enfants devant eux.» Gaëtane Chapelle craint une redescente brutale, des «burn-out en pagaille» au «premier accroc». Avec ses collègues, ils veulent comprendre. Qui sont ces enseignants qui ont tant besoin qu’on «leur vende du rêve», «la promesse d’être heureux en classe, de recevoir des marques d’affection des élèves» ? Elle imagine le sentiment d’impuissance, l’épuisement dont ils souffrent pour «aller le samedi s’entendre dire que ce qui compte dans leur métier, c’est l’amour, le ressenti». Et d’ajouter : «L’enseignant n’a pas à être dans une relation affective avec l’élève, il est là pour l’instruire.»
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