Emblème d’une féminité et d’une élégance stéréotypées, accessoires inconfortables, voire douloureux, les talons hauts sont encore fréquemment imposés aux femmes sur leur lieu de travail. Une injonction qu’elles sont de plus en plus nombreuses à dénoncer.
C’est un rituel de fin d’été : troquer tongs, nu-pieds et autres spartiates pour ce que Mélanie (la plupart des femmes interrogées ont requis l’anonymat), Parisienne de 37 ans, appelle ses « chaussures de boulot ». Dans un ballet bien ordonné, sandales à talons, escarpins perchés, boots surélevées regagnent les premiers rangs des placards. « Je triche un peu en m’autorisant du compensé pendant les dernières semaines d’août, où on est encore en mode relax au boulot, avoue cette cadre commerciale d’une grande banque d’affaires. Le vrai signal de la rentrée, c’est quand je renfile mes souliers fins. Dans mon métier, ma crédibilité passe beaucoup par le look, les talons en font partie. »
Front de libération du pied
A l’heure du casual friday, du sportswear et des baskets de luxe, le carcan des injonctions vestimentaires faites aux femmes demeure. Et passe souvent par les pieds. Ces dernières semaines, la polémique autour des hôtesses du Tour de France, femmes-objets sur escarpins, et le mouvement des hôtesses d’accueil, qui dénoncent notamment le port obligatoire des talons hauts et le harcèlement auquel elles sont confrontées, ont mis en lumière une réalité. Encore aujourd’hui, la liberté de choisir de marcher au ras du bitume ou à une hauteur vertigineuse n’est pas un droit acquis pour toutes les salariées, de plus en plus nombreuses à se révolter.
Le front de libération du pied a été relancé au Japon, au printemps 2019. Dans l’Archipel, beaucoup d’entreprises obligent encore implicitement leurs employées à chausser des talons. Lancé par l’actrice Yumi Ishikawa, qui devait elle-même se plier à cet usage lorsqu’elle travaillait dans un hôtel, le hashtag de contestation #kutoo – jeu de mots avec kutsu (« chaussure ») et kutsuu (« douleur ») et référence au mouvement #metoo – a été relayé par des milliers de Japonaises sur les réseaux sociaux. Malgré une pétition d’ampleur appelant à légiférer contre cette obligation vestimentaire, le gouvernement japonais a pour l’heure botté en touche.
Cette prise de conscience nippone rappelle l’affaire Nicola Thorp, du nom d’une actrice britannique qui avait été renvoyée d’un poste d’hôtesse d’accueil, en 2016, après avoir refusé de porter les chaussures à talons réglementaires. Signé par plus de 150 000 personnes, son manifeste déclenchera un débat parlementaire sur les codes vestimentaires discriminatoires dans les entreprises et un rappel des obligations d’égalité de traitement entre les deux sexes.
Un « classique » sur la Croisette
Et en France ? Avant la mobilisation des hôtesses, c’est en mai dernier, au Festival de Cannes, que le sujet est revenu sur le tapis. Claudia Eller, journaliste et corédactrice en chef du site du magazine américain Variety, s’est vu refuser l’accès aux marches cannoises par l’un des vigiles car elle portait des chaussures plates. Une scène filmée et postée sur son compte Twitter qui a enflammé les réseaux sociaux. Même effervescence après le post Instagram de l’actrice et réalisatrice française Romane Bohringer montrant une photo d’un de ses pieds boursouflé par des chaussures de soirée, avec en légende : « Le problème à Cannes, c’est les talons. »
Last night I was stopped on the Cannes red carpet and told by this idiotic security guard that I couldn’t get into this premiere because I was wearing flats. I threatened to post this video on our Variety website. I got in.
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Les histoires de pied font partie depuis quelques années des « classiques » de la Croisette. En 2018, la star américaine Kristen Stewart s’était rebellée contre cette « tradition » en retirant sa paire de stilettos sous l’objectif des photographes. Deux ans plus tôt, Julia Roberts s’était elle aussi déchaussée sur les marches. A chaque scandale, la direction du Festival assure qu’il n’y a pas d’obligation de porter des talons hauts sur le tapis rouge.
« Codes bourgeois »
Loin d’être anecdotique, en mode glamour et retentissant à Cannes ou à bas bruit sur la moquette d’un open space, le casse-tête des souliers est une affaire sérieuse. Car sans être exigé, le talon est un accessoire hautement recommandé dans certaines professions, notamment celles qui nécessitent de rester debout de longues heures durant.
« Les chaussures hautes font partie des attributs censés vendre le capital esthétique des femmes, notamment pour construire une relation privilégiée avec un client, généralement masculin », Isabel Boni-Le Goff
« Les chaussures hautes font partie des attributs censés mettre en valeur et vendre le capital esthétique des femmes, notamment pour construire une relation privilégiée avec un client, généralement masculin », explique Isabel Boni-Le Goff, sociologue, chercheuse à l’université de Lausanne et spécialiste des questions de travail et de genre. Hôtesses, vendeuses, employées de restauration mais aussi cadres n’échappent pas à cette loi du talon. « Dans des secteurs comme le conseil, par exemple, la sexualisation ne doit pas être trop visible, poursuit la sociologue. Il s’agit de respecter les codes bourgeois tout en apportant des signaux de féminité à travers la chevelure, les vêtements et les accessoires. Toute la difficulté pour les femmes étant de trouver un répertoire à égale distance de la figure de la “bimbo”et de l’“androgyne”. »
La possibilité d’outrepasser ces injonctions varie aussi avec la position hiérarchique. En bas de l’échelle, elles sont souvent plus fortes et sexistes, et la capacité de s’y opposer, moindre. Dans les métiers d’accueil, difficile de faire passer le plat. « Le minimum, c’est l’escarpin dit hôtesse de l’air, avec un bon gros talon carré d’au moins cinq centimètres, confirme Emma, 25 ans, étudiante en tourisme et hôtesse en événementiel à temps partiel. A l’embauche, on nous donne des liens sur des sites commerçants spécialisés où acheter ces horreurs, car les chaussures ne sont pas fournies dans l’uniforme prêté par l’agence pendant la prestation. J’ai investi dans une paire bon marché pas tout à fait réglementaire, en général ça passe. Et à la première occasion, quand on ne voit pas mes pieds, je switche avec des ballerines. »
Secteurs traditionnels
Chez les cadres, la pression est moins directe, même si l’intégration dans l’entreprise passe par l’adoption de règles vestimentaires. Dans certains secteurs traditionnels (banque, conseil, cabinet d’avocats…), il est encore de bon ton de s’élever. Et d’user d’un accessoire qui sied avec l’incontournable jupe/robe et veste, en particulier lors d’un rendez-vous client. « A un certain niveau de qualification, les femmes doivent apparaître désirables mais pas disponibles,résume Elsa Favier, doctorante en sociologie à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, qui travaille notamment sur les femmes énarques. Pour certaines, l’adoption de certains attributs dits féminins va être ressentie non comme une contrainte mais comme un atout pour affirmer une position. D’autres le vivent plus difficilement. »
« A un certain niveau de qualification, les femmes doivent apparaître désirables mais pas disponibles. » Elsa Favier, doctorante
Juliette, avocate en droit public à Paris, a longtemps eu du mal avec sa garde-robe professionnelle. « Dans un précédent poste, j’avais été prévenue : “On attend de vous une présentation impeccable”,raconte la trentenaire, plutôt jean-baskets dans le civil. Il fallait tous les jours être tirée à quatre épingles, veste et escarpins obligatoires. Je me suis souvent sentie déguisée. Dans mon cabinet actuel, c’est un peu moins codifié… ou je me suis habituée. Pour éviter tout impair, j’ai toujours une tenue de réserve – robe, escarpins façon croco, veste noire ou blanche – au bureau, au cas où. »
Dans son univers de travail plutôt masculin, les talons ont longtemps posé un problème à Marina, urbaniste de formation en charge de projets immobiliers dans un organisme semi-public. « A mon arrivée, j’ai compris qu’il y avait beaucoup d’enjeux de représentation dans mon poste et que je me devais d’être “chic et féminine”. Je suis grande, je mesure 1,74 m, et plutôt élancée. Le fait de devoir porter une robe et des escarpins pour coller à une certaine représentation sociale suscitait des regards ou des compliments qui me mettaient mal à l’aise. »Une nouvelle affectation a « libéré » la jeune femme, qui s’assume aujourd’hui « souvent à plat, avec des bijoux et de la couleur ».
Au fond du placard
Le gain de confiance, l’impression d’avoir « fait ses preuves » dans l’entreprise, la progression dans la hiérarchie, mais aussi des pieds usés, fatigués permettent au fil du temps à beaucoup de femmes d’oser assouplir le carcan. « Pas vraiment dans le look cadre », Chrystèle Angrand, chef de projet numérique dans le secteur de la santé, assume sa « boule afro, [ses] baskets et [son] style streetwear ». « J’ai joué le jeu pour passer des entretiens d’embauche, mais je n’étais pas vraiment à l’aise en robe, talons et maquillage », raconte celle qui évolue dans un cadre professionnel « très tradi ». « Une fois embauchée, j’ai vite détourné les codes en vigueur malgré quelques réflexions. Le fait d’avoir eu une supérieure hiérarchique qui m’a parlé de l’importance de ne pas gommer ma personnalité a joué comme une autorisation. » Depuis, elle réserve ses talons préférés hors du cadre du travail, « pour une belle soirée ou simplement quand j’en ai envie ».
« Une fois embauchée, j’ai vite détourné les codes. Le fait d’avoir eu une supérieure qui m’a parlé de l’importance de ne pas gommer ma personnalité a joué comme une autorisation. » Chrystèle Angrand
La station de métro Denfert-Rochereau, à Paris, a sonné le glas de la « période talons » pour Céline, 40 ans, directrice d’un cabinet de conseil. « Prise d’une douleur monstrueuse dans la rame après avoir animé pendant toute une journée un séminaire juchée sur des vernies noires », elle a choisi le« confort » plutôt que l’« esthétique ». « De 30 à 38 ans, j’ai porté exclusivement du haut. Parce que ça me plaisait, que ça me donnait de l’allure, de l’assurance, celle que l’on peut tirer d’une certaine féminité », poursuit-elle. Aujourd’hui, ses « vernies noires et même une paire de Louboutin toutes neuves » sont remisées au fond de son placard.
Pieds cambrés, orteils ratatinés, dos en compote, quelle que soit la qualité des chaussures, la marche en talons hauts implique une certaine dose d’inconfort. Tous les spécialistes le disent, au-delà d’une certaine hauteur (autour de cinq centimètres), ils provoquent un déplacement du centre de gravité du corps en avant, potentiellement facteur de lésions. Le risque d’entorses ou de chutes augmente aussi.
Botte secrète
Pourtant, l’ambivalence vis-à-vis du talon demeure, car l’ennemi des femmes, ou du moins de leur corps, peut aussi se transformer en botte secrète, en incarnation du pouvoir au féminin, à l’image de la working girl sur stilettos au milieu d’une assemblée de costumes gris dans les années 1980. « Se percher permet aux femmes d’être à la même hauteur que les hommes, de les regarder dans les yeux, voire de les dépasser en taille », analyse Isabel Boni-Le Goff. Certaines y puisent une dose de confiance supplémentaire ou un moyen de marquer leur territoire.
Enarque de formation, Isabelle Rueff, directrice d’un gros office HLM, a toujours mis un point d’honneur, quand elle est « en représentation », à ce que « quelque chose ressorte, pour qu’au moins on me distingue sur la photo », plaisante-t-elle. Les couleurs mais aussi les talons ont « longtemps été une manière de marquer ma différence dans un univers très masculin et de montrer que j’y avais ma place », poursuit cette quinquagénaire passée par l’enseignement et les cabinets ministériels.
Dans l’entreprise, où l’habit fait souvent le moine, cocher la case talons relève même parfois du choix stratégique. « Une petite concession », comme le raconte Esther, 23 ans, qui s’est coulée dans le « dress code apprêté » du grand magasin dans lequel elle travaille. Dans le livret d’accueil remis aux nouveaux entrants, « le port obligatoire de chaussures à talons n’est pas écrit noir sur blanc, mais on comprend vite que les notions d’élégance et de féminité demandées au personnel passent par là », avoue la jeune femme. Deux paires de chaussures hautes de dix centimètres environ (« mais à semelle à plate-forme, les talons aiguilles sont trop douloureux ») font l’affaire. « Je ne suis pas dupe, on est dans les clichés d’un chic féminin. Mais je suis prête à endosser ce costume s’il me permet d’asseoir une légitimité professionnelle qui va me faire gagner ensuite la liberté de m’affranchir de tous ces codes. »
Tout le paradoxe est là : pour gagner son immunité vestimentaire, mieux vaut gravir les échelons. Mais l’ascension vers les cimes nécessite encore trop souvent de devoir grimper une partie de la montée en escarpins plutôt qu’en chaussures de montagne.
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