Dans les quartiers, la réconciliation est d’abord une affaire personnelle, comme le montre le sociologue Fabien Truong, qui décrit, dans une tribune au « Monde », les parcours de deux jeunes, en tous points opposés mais empreints du même sentiment diffus de culpabilité.
Tribune. Souvent, on entend que les « jeunes de banlieue » feraient mieux de se réconcilier avec la République. Parfois, on rappelle que c’est plutôt « la France » qui devrait se réconcilier avec ces jeunes, qui sont d’abord « ses » jeunes. Derrière ces appels à la réconciliation nationale se déploie un imaginaire du clash des cultures. « De gauche » ou « de droite », les injonctions morales flottent dans les nuages de la contrition : c’est « la France » qui n’en aurait pas assez fait ou « la banlieue » qui serait ingrate. Alors on déclame, on réclame, on tweete.
Mais est-ce bien cette grande réconciliation-là qui travaille ces jeunes dont on parle tant ? A observer les aspérités des vies vécues, rien n’est moins sûr. Prenons deux figures, pas nécessairement représentatives, mais devenues iconiques. D’un côté, « l’étudiante méritante » ayant accédé, à coups d’ouverture sociale, à une filière sélective de l’enseignement supérieur. De l’autre, la « racaille délinquante » alternant « bizness » et séjours en prison. Marianne contre Judas. Nommons les Khadija et Karim.
« Au pays de Jules Ferry, l’école est devenue un lieu où se cultive, jusqu’à 18 ans, l’entre-soi. Alors, oui, de chaque côté des barrières, les préjugés sont ancrés »
Khadija, en quittant son lycée ZEP-REP+, découvre un continent. Pour la première fois, elle traverse les frontières qui font la société française. Cette confrontation à l’altérité sociale est tardive : c’est le résultat combiné de la croissance des inégalités sociales, de la ségrégation urbaine, de la fragmentation du système scolaire et de la stigmatisation d’une population qui sert de repoussoir. Au pays de Jules Ferry, l’école est devenue un lieu où se cultive, jusqu’à 18 ans, l’entre-soi. Alors, oui, de chaque côté des barrières, les préjugés sont ancrés. Khadija se croyait arrivée et se savait élue, la voilà remise à sa place – de pauvre, de fille d’immigrée, de basanée, de banlieusarde –, sans qu’aucun de ses nouveaux camarades n’ait vraiment là de malignes intentions.
Ainsi va, inconsciemment, la vie sociale. Quand elle rentre chez elle, impossible de dire la somme des petites humiliations et des désajustements du jour. Il y a qu’elle porte sur ses épaules un mandat (sa réussite, c’est aussi celle de la famille et du quartier), tout en étant suspecte de virer « bounty » (marron dehors, blanc dedans). Se plaindre serait indécent. Reste à cacher la peur du mépris, taire les douleurs, enfouir sa honte à l’intérieur. La honte de ne jamais en (s)avoir assez, là-bas, au centre. La honte de dériver sans retour et d’abandonner sa périphérie. Khadija ne sait plus trop ce qui fait mal dans cette honte au carré : réaliser l’illégitimité de ce qui la constitue ou pressentir que le futur sera un reniement ?
Refoulement et conflits de loyautés
Karim, lui, depuis qu’il a « décroché », est entré sur le marché de l’emploi local illégal. Cela semblait plus facile. C’était surtout plus rapide pour remplir le frigo familial et s’offrir les attributs sportswear de la richesse. Bref, pour donner le change. Les premiers pas sont grisants, mais le temps livre son verdict. Il passe et cela se gâte : il y a les allers-retours en prison, les ardoises à payer, la violence qu’il accepte de recevoir et d’administrer, la certitude d’une impasse. L’entre-soi le travaille différemment. Son monde immédiat est plus étroit que celui de Khadija : grandir dans la seconde zone, c’est vivre dans le secret, à l’écart, et se couper d’une bonne partie de la vie sociale du quartier.
Dans le même temps, il converse avec l’hémisphère supérieur du pays avant Khadija : une bonne part de ses clients viennent des beaux quartiers, se présentant à lui avec un peu de peur, de l’excitation, des besoins onéreux. Cela ressemble à du respect, confère un peu de pouvoir. Et puis, malgré les lois de la sociographie pénale, ses séjours à l’ombre font brassage. Il en a aussi vu, du pays. Mais à l’intérieur grandit, comme chez Khadija, la honte. Celle d’avoir trahi ses parents avec un échec scolaire qu’il ne digère pas. Celle de ne pas savoir de quoi sera fait le lendemain. Et, surtout, celle qui naît de la souillure. « Faire du sale » et vivre des petites morts dont il ne fait pas le deuil l’empêchent de se voir dans un miroir. L’estime de soi, comme le sommeil, se meurt. Cette honte-là fait le lit d’une haine, sourde, qu’il dirige contre lui. Si la chape de plomb perdure, elle se déversera sur les autres.
Khadija et Karim se croisent parfois. Le temps d’un regard échangé dans un hall, ils éprouvent des sentiments contraires : jalousie envieuse, respect mutuel, prise de distance. Ils savent que quelque chose d’indicible les relie – cette honte larvée qui transforme magiquement la violence sociale en culpabilité personnelle. Pour la dépasser, les difficultés s’accumulent : le refoulement, les conflits de loyautés, la faiblesse des moyens matériels, le manque de mots. Surtout, le trop peu d’adultes en mesure d’entendre sans juger. Cela sera sans doute plus facile pour Khadija : elle expérimentera la versatilité du langage, rencontrera des alter ego et des enseignants bienveillants, décrochera des parchemins. Ces épreuves feront sa force : elle n’oubliera pas. Pour Karim, il faudra des rencontres et de la chance – une petite formation et un grand amour feraient une si belle affaire.
Allah et la promesse de salut
Quand les effets concrets de la violence sociale restent impensés, les institutions que fréquentent Khadija et Karim s’en remettent aux bonnes volontés. Aujourd’hui, le fossé des générations et des positions sociales génère son lot d’incompréhension, rendant le dialogue et la remédiation, intercesseurs nécessaires de la honte, difficiles. Alors, il y a toujours Allah. La piété donne des garanties d’un autre ordre : c’est une promesse de salut et une option sur le fantasme de la renaissance. Elle offre de la cohérence et de la consistance à des conduites qui en manquent. Elle signale de manière ostentatoire l’attachement au quartier et à la famille. Elle s’adresse frontalement à la laideur du monde en l’intellectualisant, le moralisant, le politisant.
« Afficher sa foi, c’est aussi ne plus courber, comme pères et mères, l’échine – on repousse ainsi le temps obscur des colonies avec les moyens du bord »
C’est un pansement et un anoblissement. C’est un bricolage singulier, fait de « link », de « like » et de livres anciens. Eprouver sa foi nourrit la quête individualiste du « deviens toi-même ». Afficher sa foi, c’est aussi ne plus courber, comme pères et mères, l’échine – on repousse ainsi le temps obscur des colonies avec les moyens du bord. Tenir à sa foi, c’est enfin vivre un petit utopisme en actes, s’accrocher à des valeurs contre les vents et marées du matérialisme ambiant. Ce n’est pas rien, un petit embargo posé sur la honte.
Khadija et Karim sont des enfants du siècle, des rejetons bien français. Notre histoire ne dit pas s’ils trouveront dans les pages du Coran un peu de feu sacré. Le détour par la foi n’est pas une fatalité mais, si tel était le cas, qui pourra dire comment les braises évolueront, entre l’exubérance des premiers moments et la routine du quotidien ? De la paix intérieure à, pour le dire comme Adorno, « l’intolérance à l’ambiguïté », la gamme des possibles est large. Ce n’est pas le plus terrible qui a le plus de chance de se produire mais, si la foi devenait pour Khadija et Karim une option crédible, la religion sera bien le nom d’une grande réconciliation intérieure.
Enragés volontaires
Pour savoir la suite, il faudra cheminer avec eux. A l’extérieur, on continuera de clamer, réclamer, tweeter. Pour beaucoup, « l’islam » est un archaïsme à abattre. On brandira les mots qui fâchent : communautarisme, islamisation, djihadisme. Les commentateurs de salon devraient pourtant aller y voir, dans le salon des familles de Khadija et Karim. Ils verraient à quel point leur islam diffère de celui de leurs parents ou de leurs voisins. Ils seraient bien obligés de le voir, ce conflit larvé de générations chez les muslims. Quelques grandes âmes compléteront le tableau en condamnant les commentaires racistes avec un paternalisme qui rend aveugle aux abus de pouvoir qu’enfante la bigoterie. « L’islam », c’est bien et cela reste mieux chez les autres. Circonspects, Khadija et Karim regardent le spectacle.
Avant, les choses semblaient aussi limpides qu’un crachat sur la gueule de l’autre. On avait la haine façon Kassovitz. Aujourd’hui, entre le bruit des émeutes, des attentats islamistes et le silence d’une « intégration » à la nation bien réelle, la honte prospère car, pour s’en sortir, il faut « en » sortir. Et partir, c’est toujours un peu trahir. Tant qu’il y aura ceux qui partent et ceux qui restent, on fabriquera un contingent déterminé d’enragés volontaires. Les territoires qui ont vu grandir Khadija et Karim ne sont pas perdus ni même abandonnés. Ils sont pourvoyeurs d’une intense énergie et ressemblent plus sobrement à une réserve. A un immense champ de fruits mûrs en période de rationnement.
Si Marianne est un peu Judas et Judas un peu Marianne, c’est qu’il y a cette honte qui leur colle à la peau. Le pays ne semble plus toujours savoir sur quelle fierté danser, alors Khadija et Karim essaient de faire avec et de faire face. Ils sont des centaines de milliers, peut-être même quelques millions, mais restent bien seuls. Obligé de se réconcilier avec soi pour gagner sa place dans la société.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire