ENQUÊTECes invertébrés sont mal-aimés en Occident : trop différents de nous, trop petits, trop nombreux, trop puissants. Leur disparition massive nous invite cependant à changer de regard. Ce petit peuple invisible rend des services écologiques précieux.
Par Catherine Vincent Publié le 23 août 2019
Les grandes vacances s’achèvent, et avec elles le temps des insectes… Pour nombre de citadins, qu’ils soient partis à la campagne, à la mer ou la montagne, l’été aura favorisé une cohabitation accrue avec ces bêtes à six pattes. Certains auront profité de l’aubaine pour admirer les papillons, guetter les abeilles butinantes ou se passionner pour une colonie de fourmis en plein travail. D’autres se seront agacés des piqûres de moustiques, alarmés du vol de la guêpe autour de leur part de tarte, effrayés de découvrir au détour d’une pierre un gros scarabée. Mais tous, ou presque, auront gardé en tête une information glaçante, dont les médias se sont largement fait écho ces dernières années : le petit peuple des insectes est en passe de connaître une véritable hécatombe.
Octobre 2017, une première étude parue dans la revue PLoS One sonne le tocsin : en Allemagne, dans les aires protégées, les scientifiques ont mesuré en à peine plus d’un quart de siècle un déclin dramatique des insectes volants (76 % en moyenne, jusqu’à 82 % au milieu de l’été). En février, la revue Biological Conservation confirme la tendance : 40 % des espèces d’insectes dans le monde voient leurs effectifs diminuer. Une menace d’extinction sans précédent, due aux effets conjoints de l’urbanisation, de la déforestation et du recours massif aux pesticides et aux engrais de synthèse.
Les grandes vacances s’achèvent, et avec elles le temps des insectes… Pour nombre de citadins, qu’ils soient partis à la campagne, à la mer ou la montagne, l’été aura favorisé une cohabitation accrue avec ces bêtes à six pattes. Certains auront profité de l’aubaine pour admirer les papillons, guetter les abeilles butinantes ou se passionner pour une colonie de fourmis en plein travail. D’autres se seront agacés des piqûres de moustiques, alarmés du vol de la guêpe autour de leur part de tarte, effrayés de découvrir au détour d’une pierre un gros scarabée. Mais tous, ou presque, auront gardé en tête une information glaçante, dont les médias se sont largement fait écho ces dernières années : le petit peuple des insectes est en passe de connaître une véritable hécatombe.
Octobre 2017, une première étude parue dans la revue PLoS One sonne le tocsin : en Allemagne, dans les aires protégées, les scientifiques ont mesuré en à peine plus d’un quart de siècle un déclin dramatique des insectes volants (76 % en moyenne, jusqu’à 82 % au milieu de l’été). En février, la revue Biological Conservation confirme la tendance : 40 % des espèces d’insectes dans le monde voient leurs effectifs diminuer. Une menace d’extinction sans précédent, due aux effets conjoints de l’urbanisation, de la déforestation et du recours massif aux pesticides et aux engrais de synthèse.
Ce cri d’alarme changera-t-il les relations ambiguës que nous entretenons avec cette classe animale si particulière ? Une amie confiait récemment ne plus oser écraser le moindre moucheron. Un autre raconte avoir renoncé à se débarrasser des fourmis qui visitent sa maison, se contentant de les détourner de ses placards et pots de confiture. Conséquence : il observe avoir beaucoup moins de miettes sur son plancher – exemple parfait de symbiose entre l’homme et la bête. Mais il n’est pas certain que ces changements d’attitude vont se multiplier. Car l’empathie pour les insectes, comme le résume le philosophe Thierry Hoquet, est un art difficile.
« Ces animaux sont en général vécus comme des parasites »
« Si l’on met de côté les insectes nobles tels que l’abeille, ces animaux sont en général vécus comme des parasites, des pestilences, des créatures qu’il faut absolument éliminer car elles dérangent la finalité humaine, constate ce spécialiste des sciences naturelles, professeur à l’université Paris-Nanterre. Ils incarnent l’idée que la nature n’est pas bonne. » Idée aussi antique que les dix plaies d’Egypte, dont trois concernent une invasion d’insectes. Idée toujours présente au XVIIIe siècle, durant lequel le grand naturaliste Georges-Louis Leclerc de Buffon se demande à quoi peuvent bien servir les mites ou les moustiques.
On admire la beauté de leurs élytres, les couleurs luisantes de leur carapace. On les vénère parfois et certaines cultures les ont inscrits dans leurs mythes, comme le rappelle l’exposition « Coléoptères, insectes extraordinaires », qui se tient à Lyon, au Musée des Confluences, jusqu’à fin juin 2020. On s’ébaubit de leur diversité : 1,3 million d’espèces décrites (de quoi faire perdre leur latin aux entomologistes, qui rivalisent d’inventivité pour donner de nouveaux noms aux espèces récemment découvertes !), réparties en une trentaine d’ordres différents – coléoptères, guêpes, papillons, diptères et hémiptères n’étant que les plus connus. On salue leur ingéniosité architecturale, leur production de soie ou de miel. Face aux insectes sociaux, on ose même la comparaison anthropomorphique : dans sa Philosophie de l’insecte (Seuil, 2014), l’historien et philosophe des sciences Jean-Marc Drouin rappelle que leurs formes d’organisation inspiraient au XIXe siècle la réflexion politique : les abeilles étaient monarchistes, les fourmis républicaines. Mais, pour l’essentiel, on ne les aime pas. Du moins en Occident.
En Asie, depuis des millénaires, certains insectes sont en effet considérés comme des animaux domestiques, et l’on garde en cage des grillons pour la beauté de leur chant. Mais, en Europe et en Amérique, c’est une autre affaire ! Carl von Linné, le grand biologiste suédois qui a classé nos espèces dans les années 1700, estime que les insectes ne possèdent pas de cerveau. Buffon, dans son Discours sur la nature des animaux (1753), proclame qu’« une mouche ne doit pas tenir plus de place dans la tête d’un naturaliste qu’elle n’en tient dans la nature ». Certes, les insectes ont leurs défenseurs : le physicien et naturaliste Réaumur, auteur de monumentales Mémoires pour servir à l’histoire des insectes (1734-1742) ; l’historien Jules Michelet, qui, dans L’Insecte (1858), fait mine de s’interroger : « Quelle taille faut-il avoir pour mériter votre estime ? » Mais ces aficionados restent rares.
Peur de la transformation, peur de la dévoration
« Je n’arrive pas à me convaincre qu’un Dieu bon et tout-puissant aurait sciemment créé les guêpes parasites, dans le but avoué qu’elles dévorent de l’intérieur les corps vivants des larves de papillons », écrit Darwin en 1860. Même les comportements de ce peuple ailé parviennent à choquer. A commencer par ceux de la femelle de la mante religieuse, qui dévore le mâle après, voire pendant l’accouplement… Et bien d’autres raisons encore expliquent notre désamour pour les insectes.
Leur corps, tout d’abord. Divisé en trois segments distincts (« insecte » provient du latin insectare, « couper dans ») et recouvert d’un squelette externe, il suscite vaguement l’effroi. « Le corps insecte est souvent interprété comme un corps fonctionnel, une mécanique dépourvue d’âme, ce qui le rend assez repoussant. De nombreuses fictions le présentent ainsi comme un devenir monstrueux possible pour l’humain », rappelle Thierry Hoquet. On songe à la nouvelle La Mouche (The Fly, 1957), de George Langelaan, objet de multiples adaptations audiovisuelles, dans laquelle un savant se retrouve partiellement transformé en mouche à la suite d’une erreur de téléportation. Ou encore au héros de La Métamorphose(1915), de Kafka, qui subit en devenant insecte une véritable dépossession de lui-même.
« C’est durant la première guerre mondiale que naît le rêve d’une nature purgée des insectes et que commencent les grandes campagnes d’éradication, qui perdureront jusque dans les années 1970 », rappelle l’historien des sciences et des techniques Jean-Baptiste Fressoz
Peur, donc, de la transformation. Peur, aussi, de la dévoration – le peintre surréaliste Salvador Dali, sur qui les fourmis exerçaient un mélange d’attraction et de répulsion, déclarait à propos de son tableau Autoportrait mou avec du lard grillé (1941) : « Le lard grillé met l’accent sur le caractère consommable de la chair que les fourmis dévorent. » Peur, surtout, de l’invasion. Car ne pas les voir ne nous empêche pas de savoir que les insectes sont partout, et en nombre infini. « Des mouches de pierres vivent dans le froid à 6 000 mètres d’altitude dans l’Himalaya et des larves de moustiques dans les sources brûlantes du parc de Yellowstone, où la température dépasse 50 °C », rappelle la Norvégienne Anne Sverdrup-Thygeson, docteure en biologie de la conservation et auteure de l’ouvrage Insectes. Un monde secret (Arthaud, 320 p., 21 euros). Bien avant que les humains ne se lancent à l’assaut de la planète, avant même l’apparition des dinosaures, ils étaient là. Si nous disparaissons, ils nous survivront sans doute. De quoi attiser craintes et jalousies.
Leur protection est devenue un sujet de débat
Trop différents de nous, trop petits, trop nombreux, trop puissants : difficile dans ces conditions de ressentir pour les insectes une réelle empathie. Or, sans empathie, pas de compassion. En 1918, à la fin de la Grande Guerre, les gaz de combat sur lesquels travaillent les services chimiques de l’armée américaine sont reconvertis, avec l’objectif d’avoir un double usage civil : les gaz lacrymogènes, qui serviront à réprimer grévistes et émeutiers, et les pesticides modernes, qui nettoieront les champs de leurs nuisibles ailés.
« C’est durant la première guerre mondiale que naît le rêve d’une nature purgée des insectes et que commencent les grandes campagnes d’éradication, qui perdureront jusque dans les années 1970 », rappelle Jean-Baptiste Fressoz. Dans une chronique publiée dans Le Monde en février, cet historien des sciences et des techniques au CNRS rappelle que le typhus, transmis par les puces, faisait alors des ravages dans les tranchées et que les insectes étaient dépeints comme des ennemis de l’humanité. « En plein conflit, précise-t-il, Stephen Allen Forbes, l’un des plus grands écologues américains, déclarait : “La lutte entre l’homme et les insectes a commencé bien avant la civilisation, elle a continué sans armistice jusqu’à maintenant et continuera jusqu’à ce que l’espèce humaine prévale.” » Un demi-siècle plus tard, la biologiste américaine Rachel Carson publie Printemps silencieux (Silent spring, 1962), ouvrage devenu culte, dans lequel elle dénonce les ravages du DDT. Interdit aux Etats-Unis en 1972, ce puissant insecticide avait indirectement affecté les oiseaux en diminuant l’épaisseur des coquilles de leurs œufs.
Face aux études scientifiques qui, depuis lors, se sont multipliées pour pointer le déclin accéléré de la biodiversité, il fallut enfin se rendre à l’évidence : si les insectes étaient nuisibles, leur disparition pouvait l’être encore plus. L’image globale que nous avons d’eux s’est-elle modifiée à la faveur de cette prise de conscience ? En partie, sans doute.
La valeur patrimoniale du pique-prune
Abeille en tête, les insectes pollinisateurs se sont mis soudainement à rendre des « services écologiques », et leur protection est devenue un sujet de débat. Outre la pollinisation, on a redécouvert que ce peuple invisible était précieux pour la biodégradation et la formation des sols, pour nourrir d’autres animaux, répandre les graines et inspirer notre technologie par leurs inventions astucieuses. Comme l’écrit joliment Anne Sverdrup-Thygeson, on admet de plus en plus que les insectes« sont les petits rouages qui contribuent au bon fonctionnement de l’horloge du monde ». Un tronçon d’autoroute entre Le Mans et Tours fut même bloqué en 1996, plusieurs années durant, parce que son tracé coupait le territoire du scarabée pique-prune, espèce protégée par une directive européenne ! Après une étude d’impact fournie par le Muséum national d’histoire naturelle, le chantier put reprendre, et l’autoroute s’ouvrir fin 2005. Mais tout de même ! Pour la première fois, un être minuscule avait tenu tête à la circulation routière.
Mais pourquoi, diront certains, se préoccuper du pique-prune, qui ne fait que participer modestement au recyclage du bois ? Un argument pour la protection de ce coléoptère, suggère Jean-Marc Drouin, pourrait être sa valeur patrimoniale, « la mémoire qu’il contient d’un paysage bocager façonné par des siècles d’activités agricoles ». Pour ce philosophe des sciences, deux voies s’ouvrent ainsi vers la valorisation des « réalités naturelles » : la notion de service écologique et celle de patrimoine commun. « L’une est empruntée au monde de l’économie, l’autre à l’univers des biens culturels. L’une et l’autre s’appliquent fort bien aux insectes, de sorte qu’entre ceux-ci et les humains un autre langage que celui de la guerre est possible », estime-t-il.
La réalité de tous les jours peut-elle réellement adhérer à cette philosophie de l’environnement ? Si la culture européenne a légèrement changé de regard vis-à-vis de ces animaux perturbants, nous sommes loin de réaliser le souhait d’Anne Sverdrup-Thygeson, qui propose de tenir compte des insectes « dans nos plans d’occupation des sols, nos rapports officiels, les négociations agricoles et le budget national ». Loin, également, de leur ouvrir la porte de notre maison. Tout juste peuvent-ils prospérer dans le jardin… et encore ! Seulement les plus sympathiques d’entre eux, papillons, coccinelles ou pollinisateurs. Quant au pare-brise de notre voiture, qui se plaindrait qu’il ne soit plus constellé d’impacts de bestioles écrasées sitôt quittée la ville, comme c’était le cas jusqu’aux années 1980-1990 ?
« Nous serons heureux de les cuisiner et de les déguster »
Pour Michel Renou, directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), notre vision globale des arthropodes (groupe incluant les insectes, les araignées, les scorpions et les scolopendres) reflète en effet une relation particulière à la nature, impliquant sa totale maîtrise. « Grâce aux progrès en hygiène, en techniques d’habitat et au contrôle chimique, nous nous sommes habitués à débarrasser nos espaces domestiques de tous les organismes non invités : pas de vivant hors du pot de fleurs, de la cage ou de l’aquarium », soulignait-il en mai dans la revue en ligne The Conversation. Pour ce spécialiste de la biologie des insectes, les impératifs écologiques nous obligent pourtant à envisager une meilleure cohabitation avec eux et de nouveaux moyens de nous protéger de leurs nuisances : mettre au congélateur les petits objets pour les débarrasser des insectes du bois, conserver les denrées alimentaires dans des boîtes hermétiques, utiliser des répulsifs basés sur des huiles essentielles… Il nous faudra aussi, estime-t-il, renoncer à un contrôle total, « apprendre à distinguer nuisances légères et risques sanitaires ou économiques avérés », et employer de manière raisonnée les moyens mis à notre disposition.
Certains insectes, enfin, pourraient à l’avenir connaître un succès considérable auprès des hommes… Mais il n’est pas sûr que ce soit pour eux une bonne nouvelle. Fourmis, termites, grillons, criquets, chenilles et sauterelles constituent en effet une source importante de protéines animales, de manière plus respectueuse pour l’environnement que l’élevage du bétail. « En règle générale, les insectes ont une teneur en protéines équivalente à celle de la viande de bœuf, tout en ayant peu de matière grasse. Les insectes renferment aussi beaucoup d’autres éléments nutritifs importants : il arrive que la farine de grillon ait davantage de calcium que le lait et deux fois plus de fer que les épinards », précise Anne Sverdrup-Thygeson.
L’Occident passera-t-il demain à la production industrielle de certaines espèces, qui entrent déjà dans les aliments de nombreuses populations en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud ? La prophétie de Vincent M. Holt serait alors réalisée. Dans un petit pamphlet publié en 1885 et intitulé Pourquoi ne pas manger des insectes ?, cet entomologiste britannique, préoccupé par l’alimentation désastreuse de la classe ouvrière au XIXe siècle, écrivait ceci : « Alors que j’ai la certitude qu’ils ne condescendront jamais à nous manger, j’ai également la certitude qu’une fois que nous aurons découvert à quel point ils sont bons à manger nous serons heureux de les cuisiner et de les déguster. »
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