| 21.08.2019
La bande dessinée « Vie de Carabin » relate avec humour les études de médecine de son auteur anonyme, Védécé. Aujourd’hui interne, il raconte dans le tome III les difficultés rencontrées par les soignants pour s’occuper véritablement des patients, du fait de la dégradation des conditions de travail à l’hôpital.
Referiez-vous médecine, si vous aviez su pour toutes les difficultés des conditions d’exercice à l’hôpital décrites dans votre livre ?
Védécé : J’ai fait médecine pour être un super-héros, et l’arrivée à l’hôpital a été une douche froide. J’ai vite compris que mon rêve serait floué dans cet endroit où on nous demande de la rentabilité avec trois bouts de ficelle et une considération zéro. « Si c’était à refaire, le referais-je ? » : la question se pose fréquemment chez les internes. Peu répondent « oui » avec assurance. Pour ma part, le dessin me permet d’évacuer les « mauvaises » émotions et d’entretenir les bons moments avec les patients. Aujourd’hui, je pense avoir trouvé le bon équilibre. J’ai aussi la chance d’être dans un service soudé. Cela compense un peu l’indifférence d’une hiérarchie gestionnaire. On communique beaucoup, on se réconforte notamment sur les patients qui nous touchent. Vu ce qu’on traverse, la bienveillance de l’entourage est primordiale. Je lui dois la rémission rapide de mon burn-out voici quelques mois.
Que dénoncez-vous précisément ?
Védécé : On nous demande de bien soigner avec des infrastructures et du matériel daté ou insuffisant, de faire « aussi bien » avec moins, pour compenser les économies. On y parvient parfois, grâce aux heures sup’ gratuites. Auquel cas la direction nous dit : « Vous voyez bien, c’est possible » ! Le prix à payer, ce sont les burn-out voire les suicides des soignants, parce qu’en plus ils se confrontent à des histoires de patients parfois dramatiques. Si on refuse de faire ces heures, on entend en filigrane : « Mais es-tu prêt à laisser mourir des patients » ? On peut parler de perversité, puisque l’éthique empêche notre rébellion. On fait grève avec un bandeau dans le dos… et en allant travailler.
Les aînés considèrent les jeunes médecins peu investis…
Védécé : Tout est histoire de curseur. « Bien soigner » implique selon moi d’avoir une bonne qualité relationnelle avec mes patients. Ce tome évoque l’histoire de Léonie, une fillette de 12 ans qui refuse de se nourrir. Son père, qui est aussi son grand-père, s’en prend désormais à elle. La jeune fille a dressé un mur étanche avec les autres. Toutefois, une passion commune, le dessin, nous a permis d’échanger. Léonie m’a raconté ses cauchemars avec son père, chose qu’elle n’avait faite avec sa psy… Ma collègue chef de clinique m’a invité à plus de distance. De fait, mon burn-out il y a six mois était peut-être en partie lié à cet investissement « émotionnel ». Mais je suis incapable de rester froid. Le dessin m’aide à faire sauter les barrières. Je trouverais dommage de se priver de la richesse de ces rencontres. Pour caricaturer, les « anciens » passaient tout leur temps à l’hôpital, distanciés des patients et satisfaits de leur seule compétence. Pour ma part, la relation médecin-patient requiert du temps de qualité.
Personnage cynique et carriériste, votre chef de service « le Pr Charon » garde une place de choix dans le tome III. Que vous inspire l’ancienne génération ?
Védécé : Il n’a en effet pas du tout vécu le même internat que le mien. Lui et ses confrères du même âge n’ont pas eu de vie à côté de l’hôpital. En comparaison, je mène une existence tranquille. Internes, on a l’impression d’être complètement exploités, mais on apprend l’humilité avec les anecdotes des anciens. Le Pr Charon m’a fait part de semaines entières à l’hôpital sans rentrer chez lui. Il dormait par tranches de demi-heures avec un quart de Xanax, et repartait ensuite. Cela serait inconcevable aujourd’hui, la législation a changé. Il le paye aussi : cela fait très longtemps que sa femme ne l’attend plus pour manger. Mais la distance gardée avec les patients a peut-être aidé à le préserver…
Les personnages risquent-ils un jour de se reconnaître ?
Védécé : Je me suis déjà permis de dessiner dans le service, sans être démasqué. En revanche, des chefs se sont déjà exprimés devant moi sur mes dessins, sans savoir qui j’étais. L’un d’eux a trouvé « lamentable » le discours sur la surcharge des internes. Un autre les affichait dans son bureau. L’aptitude à l’autodérision est propre à chacun. Loin d’être gratuite, la caricature cache toujours un message plus profond.
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