La théorie qui décrit le mieux l’histoire de l’Univers, depuis le Big Bang et les premiers atomes, comporterait une anomalie. Selon plusieurs observations, l’expansion de notre Univers serait plus rapide que prévu par ce modèle.
« Peut-être qu’une faille qu’on n’attendait plus est en train de devenir béante. C’est excitant ! », prévient François Bouchet. Ce chercheur n’est pas géologue mais astrophysicien à l’Institut d’astrophysique de Paris, et la faille qui l’intéresse ne déchire pas un continent, mais une théorie de cosmologie. Pas n’importe laquelle, puisque c’est celle qui décrit le mieux pour l’instant toute l’histoire de l’Univers, depuis le Big Bang et les premiers atomes, jusqu’à aujourd’hui, en passant par les premières étoiles et galaxies. Or ce bel échafaudage serait en train de craquer. Selon plusieurs observations, notre Univers, qui gonfle depuis plus de treize milliards d’années, enfle plus vite que prévu par ce modèle. Si bien que tels des raisins sur un soufflé au four, les galaxies s’éloignent les unes des autres, comme l’avait montré l’astronome Edwin Hubble en 1929. Mais avec trop d’entrain.
Alors, soit ces mesures sont incorrectes, soit le modèle est bancal. Et c’est là que la faille s’ouvre, prête à libérer ce qu’il est convenu d’appeler, faute de mieux, de la nouvelle physique : nouvelles particules, nouvelles forces, nouveaux types d’interactions entre les ingrédients déjà présents… On comprend l’excitation.
« Je ne décrirais pas la situation comme une tension ou un problème mais comme une crise », a constaté le Prix Nobel de physique David Gross, lors de la dernière conférence sur le sujet à Santa Barbara (Californie), du 15 au 17 juillet, comme le rapporte le Quanta Magazine du 8 août.
Que se passe-t-il donc avec ce fameux taux d’expansion du soufflé-Univers ? Selon les mots d’Adam Riess, professeur à l’université Johns-Hopkins de Baltimore (Maryland) et prix Nobel en 2011, dans Le Monde du 11 mai 2016, il n’y a que deux façons de le mesurer. « C’est comme connaître la vitesse d’une balle de pistolet. Soit on mesure la vitesse de la balle au départ du canon et on extrapole sa valeur à une certaine distance après le tir. Soit on effectue la mesure à un instant. »Concrètement, soit on flashe l’Univers à ses premiers instants, tout près du Big Bang. Soit on attend des milliards d’années pour observer comment les autres galaxies s’éloignent de la Voie lactée.
C’est en 2013 que la faille a commencé à s’ouvrir, lorsque la collaboration Planck, le satellite de l’Agence spatiale européenne, livre au monde la première image de l’Univers, 380 000 ans seulement après le Big Bang. Dans son panier, il y a aussi l’estimation du taux d’expansion, appelé constante de Hubble en mémoire de l’astronome. Et elle est plus faible que celle donnée par ses successeurs. Mais les deux types d’estimation sont suffisamment proches et imprécis pour que les chercheurs considèrent qu’ils sont compatibles entre eux. Six ans plus tard, devant les progrès des uns et des autres, ce ne serait plus le cas.
Pour connaître le taux d’expansion, il est nécessaire d’estimer la distance entre la Voie lactée et les galaxies visées
Il ne s’agit « que » d’environ 6 kilomètres par seconde de différence, soit moins qu’une fusée au décollage, mais c’est assez pour animer les physiciens. « C’est chaud ! Les réunions et les résultats se succèdent à un rythme effréné », témoigne François Bouchet, responsable français de Planck. En mars, c’était l’équipe Sh0es d’Adam Riess. En juillet, une autre, baptisée H0licow… « Il y a des mois, c’était surtout notre équipe qui sentait la tension. A la fin de la conférence de Santa Barbara, c’était cinq ou six ! », affirme Adam Riess. En outre, ces flopées de mesures sont largement indépendantes, ce qui augmente a priori la confiance.
Pour connaître le taux d’expansion, il est nécessaire d’estimer la distance entre la Voie lactée et les galaxies visées. Pour cela, une échelle de calibration reliant la luminosité d’une source à sa distance est élaborée, comme le faisait Hubble avec les étoiles céphéides – méthode qu’Adam Riess ou d’autres ont poursuivie. Mais H0licow repose sur un autre principe. De grosses galaxies peuvent déformer les rayons lumineux émis par une source cachée derrière elle, au point de faire apparaître, une, deux, trois ou quatre images. En outre ces « mirages » ne brillent pas tous intensément au même moment. Ce décalage dans le temps permet alors de connaître la distance de la galaxie qui a déformé les trajets lumineux. Sans recourir aux étalons précédents, comme le font aussi d’ailleurs deux autres expériences.
Et toutes vont dans le sens d’une constante de Hubble plus grande qu’attendue. Toutes ? Non ! Car trois jours avant la conférence, l’équipe de Wendy Freedman, à l’université de Chicago (Illinois), avec une méthode proche de celle d’Adam Riess, a rendu son verdict… presque au milieu des deux autres… Moins de trois semaines plus tard, Adam Riess détaille comment réconcilier ces mesures avec les siennes, sans convaincre Wendy Freedman, qui répond au Monde par mail : « Ils ont mal interprété notre travail. Il est fort possible que nos mesures convergent avec celles de Planck. »
« Sage controverse »
« Avant d’invoquer de la nouvelle physique, il y a des choses à vérifier », estime Mickael Rigault, chercheur CNRS au laboratoire de physique de Clermont-Ferrand, qui a proposé une manière de réconcilier les mesures d’Adam Riess avec celles de Planck. La faille n’est pas ouverte pour tout le monde.
« La controverse est plus sage qu’il y a quelques années. Dans les années 1970-1990, cette histoire de constante de Hubble tournait au combat de boxe. Il n’y a rien de pire pour l’image de l’astronomie que de parler de cette constante, me disait un collègue, indique Vivien Bonvin, ancien membre de H0licow. En fait, aucun de ces camps n’avait raison, et forcément l’épisode peut rendre sceptique sur la situation actuelle. »
« On a tapé dans tous les pneus un peu partout, et ça ne s’est pas dégonflé », note tout de même François Bouchet. Néanmoins, les chercheurs vont continuer à éprouver leurs résultats, en améliorant les mesures de distance avec la mission européenne Gaïa, ou en cherchant de nouvelles méthodes indépendantes, par exemple avec les ondes gravitationnelles.
Une faille bénéfique
Si on admet le désaccord, il reste à l’expliquer. Là aussi les propositions affluent, même si la tâche n’est pas simple car il faut toucher au modèle, mais pas trop. Ce dernier fonctionne en effet très bien : il décrit les détails de la première image de l’Univers prise par Planck, l’abondance des éléments chimiques légers primordiaux (hydrogène, hélium…), la distribution des grandes structures galactiques… « Le coup de “boost” mystérieux ne pourrait avoir eu lieu que juste avant 380 000 ans, ou alors vers 1 milliard d’années après », estime Vivian Poulin-Détolle, chercheur CNRS à l’université de Montpellier. Ce physicien a d’ailleurs publié en juin une solution théorique, dont il s’apprête maintenant à détailler les traces expérimentales que son idée pourrait laisser sur la célèbre image des débuts de l’Univers. A charge pour les successeurs de Planck au sol, comme le futur Simons Observatory au Chili, de les repérer.
« Cette anomalie, si elle est confirmée, n’est pas un détail. Elle change le paradigme et obligera à revoir la manière dont nous concevons les concepts de matière noire ou d’énergie sombre », indique Vivian Poulin-Détolle. Pour Adam Riess, « plutôt que de crise, je préfère parler d’opportunité. Nous ne savons rien de presque 95 % de notre Univers. Nous avons peut-être l’occasion de lever un coin du voile ». Une faille bénéfique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire