PORTRAITFéministes ! (3/6). Cette Pakistanaise a bravé l’hostilité d’une partie de sa famille pour devenir avocate. Elle défend aujourd’hui ses compatriotes victimes de harcèlement sur Internet. Un « outil de libération » qu’elle veut contraindre à protéger les femmes.
Par Annick Cojean Publié le 21 août 2019
Il suffit d’évoquer la journée du 8 mars 2019 dans les rues de Lahore, deuxième ville du Pakistan et centre universitaire et culturel qui abrite la plus grande mosquée d’Asie, pour allumer des braises dans les yeux de l’avocate Nighat Dad.
« Comment vous dire ? C’était… lumineux ! Grisant, intense, joyeux. Quatre mille femmes défilaient de concert. Quatre mille Pakistanaises ! Vous imaginez ? La rue et la ville étaient à nous. Et c’était un sentiment inédit. La police nous protégeait alors que nous criions des slogans jamais entendus auparavant sur la voie publique. C’était si puissant ! Regardez. »
Sur l’écran de son téléphone portable, défilent photos et vidéos de cette aurat march (marche des femmes) d’anthologie où des hordes de femmes, en jean ou en sari, cheveux au vent, défilent avec bannières et pancartes artisanales, écrites en anglais ou en ourdou : « Allergique au patriarcat », « Si tu aimes tant le foulard, noue-le sur tes yeux », « Chauffe toi-même ton dîner », « Trouve tout seul tes chaussettes », « Touche pas à mes droits », « Mon corps, mon choix ». Il y avait aussi « Marre du harcèlement » et « Garde pour toi les photos de ta bite » car au Pakistan aussi, les femmes reçoivent ce type de clichés non désirés. Et il y avait un immense : « Divorcée et heureuse ». Celui-là, c’est Nighat Dad qui le brandissait, quand elle relâchait quelques instants son porte-voix tendu bien haut par une main aux ongles peints. Sacrilège !
« Vous ne soupçonnez pas combien c’était subversif. Ici, une femme divorcée est une honte et elle devrait pleurer. Elle ne doit pas être heureuse sans la protection d’un mari tout puissant. »
Mais Nighat Dad, 38 ans, mère divorcée d’un garçon de 12 ans, n’a plus peur de rien.
De cette marche, de cette« amorce prometteuse » d’une révolte des Pakistanaises qu’attendent tant d’activistes, elle ne veut retenir que l’affluence et une sorte d’allégresse. Après la vague #metoo de 2017, les Pakistanaises voulaient montrer qu’elles aussi refusaient le destin assigné par leur genre. Pourtant le contrecoup fut terrible.
Un espace de liberté parfois illusoire
Publiées à la « une » des journaux, relayées sur YouTube, Facebook, Twitter, les photos des marcheuses ont stupéfié et choqué les gouvernants, les élus, les édiles, les religieux. On a parlé de vulgarité, de négation des valeurs culturelles pakistanaises, d’offense à tout un pays. Un prédicateur islamique a même affirmé que si les femmes réclament un droit sur leur corps, alors les hommes peuvent aussi exiger un droit à les violer. Photos et vidéos ont permis d’identifier des manifestantes. Leurs noms et visages ont circulé sur les réseaux sociaux, avec insultes (« prostituées », « salopes »), invectives, menaces de viol et de mort. Menaces qui n’ont rien de symbolique dans un pays où plusieurs centaines de crimes « d’honneur » sont perpétrés par an et où l’un d’eux, celui dont fut victime une jeune femme qui s’était fait connaître sur Internet par sa liberté sexuelle proclamée, ses audaces de langage et ses provocations à l’égard des religieux, a bouleversé le pays. C’était en 2016.
« Cette fille était si libre !,poursuit Nighat Dad. Elle défiait le patriarcat et les normes sociales. Elle réclamait le contrôle de son propre corps et la maîtrise de sa propre vie, toutes choses interdites aux Pakistanaises. Elle utilisait un pseudonyme et Internet lui avait offert l’espace de liberté si précieux dont nous rêvons toutes. » Belle illusion ! Huit jours après que sa véritable identité a été dévoilée, son frère l’a assassinée. Au nom de l’honneur. Et des millions de femmes ont perçu ce geste comme un coup de semonce à leurs velléités d’autonomie. C’est donc en son souvenir, et aussi pour revendiquer liberté et sécurité sur le Net, que les manifestantes du 8 mars ont arboré des foulards portant son nom : Qandeel Baloch, star d’Internet rattrapée par une mentalité datant du Moyen Age… ou bien de l’âge de pierre. Qandeel Baloch, icône féministe, piégée par la Toile.
Nighat Dad, la combattante, n’accepte pas ce qu’elle considère comme un traquenard.
« Dans un pays conservateur, misogyne, patriarcal, Internet représente pour les femmes un formidable espoir. Elles peuvent y trouver l’air et l’espace qui leur manquent, les contacts et complicités qu’on leur interdit dans l’autre vie. »
Planquées derrière leur ordinateur, même au fin fond d’un village menacé par les talibans, et empêchées de sortir par les hommes de leur famille, « elles peuvent s’évader, s’éduquer, créer un business, échanger services et idées qu’elles ne pourraient jamais formuler à haute voix. L’horizon est plus vaste ».
Deux mondes, un même joug
Seulement voilà : les hommes l’ont bien compris, frères, pères, maris, qui ont peur qu’elles leur échappent et freinent autant qu’ils le peuvent l’accès au téléphone portable ou à l’ordinateur ; interdisent les codes d’accès aux appareils ou alors les exigent ; traquent messages et historiques des recherches ; voire se saisissent eux-mêmes du Net comme d’un nouvel outil permettant de harceler, menacer, humilier leurs proies et procéder à des chantages odieux, mettant toujours en cause « l’honneur » des femmes, donc de leur famille, et les exposant à de violentes rétorsions.
Nighat Dad l’affirme :
« Online, offline, la frontière est poreuse. La violence exercée contre les femmes dans la société pakistanaise est désormais exportée et amplifiée dans le monde virtuel. Le joug patriarcal prévaut dans les deux mondes. C’est insupportable ! »
Combien de suicides de jeunes femmes après qu’un homme les a menacées de publier leur photo en compagnie d’un garçon (même si elles sont voilées, cette seule proximité est interdite) ou un montage les montrant dénudées ? Combien de séquestrations, d’attaques, de meurtres de filles ou d’épouses, pour « sanctionner » leur escapade sur un réseau social ?
Ici, deux adolescentes et leur mère ont été assassinées par un groupe d’hommes après qu’une vidéo les a montrées dansant sous la pluie. Là, un homme a égorgé sa sœur en public parce qu’il l’avait surprise en conversation sur un téléphone portable. D’autres piratent des comptes pour voler des photos, traquent des visages de femmes sur les réseaux, afin de les jeter à la vindicte de leur famille, ce qui leur garantit une disgrâce sociale. La réclusion. Peut-être pire. Beaucoup d’entre elles sont donc tentées d’abandonner la Toile.
« Partir n’est pas la bonne réponse. Internet est un outil de libération. Apprenons à nous en servir en sécurité. Exigeons des réseaux sociaux qu’ils respectent nos droits fondamentaux et nous protègent. Faisons d’Internet un outil féministe ! »
Ah, ce mot qu’elle chérit et qui lui vaut tous les sarcasmes ! Ce mot qu’elle revendique et brandit comme un étendard, ce mot qu’elle utilise même pour qualifier son père, un homme pauvre et illettré né dans un village du Penjab, qui a tenu à ce que ses quatre filles aient, comme leurs deux frères, une bonne éducation et a soutenu Nighat Dad quand son frère aîné a voulu lui interdire l’accès à l’université au prétexte qu’elle pouvait y croiser des garçons.
« Dans le village, alors que les hommes se vantaient à qui mieux mieux des études de leurs fils, mon père, lui, disait sa fierté que sa fille devienne avocate. Et il se fichait bien de l’opprobre suscité dans le groupe. Parler de sa fille est déjà une honte. Alors vous imaginez une fille qui travaille ! »
Elle a donc étudié à l’université de Lahore, s’est immergée dans le droit et a découvert Internet au laboratoire de la fac. Un coup de foudre. Alors que son frère lui interdisait l’usage d’un téléphone et tout contact hors de la maison, voilà que la planète s’ouvrait à elle et qu’elle pouvait discuter librement avec des internautes éloignés de milliers de kilomètres. Elle a convaincu le frère de doter le foyer d’un ordinateur et, la nuit, lorsque tout le monde dormait, reprenait avec griserie ses conversations sur la Toile. Jusqu’à ce que l’aîné la surprenne, fou de rage, puis en larmes : l’honneur de la famille était ruiné. Réveillée, sa mère est arrivée et l’a giflée avant d’éclater en sanglots. L’honneur…
« C’était si injuste, se souvient-elle. Toute cette honte sur mes épaules alors que je n’avais rien fait de mal. Je n’oublierai jamais l’humiliation de cette nuit-là. » Son frère exige qu’elle porte la burqa. Elle consent à l’abaya qui laisse voir le visage. De toute façon, il est temps de la marier. Docile, elle demande simplement qu’on lui trouve un mari qui accepte qu’elle poursuive ses études et exerce un jour son métier. Le mariage a lieu en 2005. Est-elle heureuse ? Ce n’est tellement pas la question…
Un mouchard dans le portable
Rapidement enceinte, elle ne va plus à la fac. Son mari accepte qu’elle ait un téléphone portable, mais il en fait un mouchard. Et la trompe. On lui dit que c’est normal. Il veut une épouse obéissante qui s’occupe du foyer. Elle est piégée. Son père qui est témoin d’une scène de violence l’enlève et la secoue alors qu’elle sombre en dépression. « Bats-toi ! Reprends ta vie en main ! » Alors elle étudie, travaille dans un cabinet dirigé par un homme puissant et harceleur qui ne la laisse pas plaider. Mais qu’importe. Elle fait ses armes, se cultive, profite d’un accès à Internet et reçoit en 2009 une bourse pour un séjour d’un mois aux Etats-Unis. Le frère dit non, le père dit oui. La liberté qu’elle découvre en Amérique lui donne le vertige. Et la propulse. « Je comprends que je peux faire tellement plus de ma vie ! » Et notamment aider les Pakistanaises, par la technologie, à gagner en liberté.
Elle se forme sur le droit, les pratiques, la sécurité, la gouvernance de l’Internet. Et puis elle crée la Digital Rights Foundation, une association visant à défendre les droits des femmes et des communautés vulnérables sur le Net. Elle organise des ateliers de formation ouverts aux filles dans tout le pays. La jeune Malala Yousafzai (Prix Nobel de la paix 2014)y participe peu de temps avant l’attentat des talibans qui veulent l’abattre.
Elle saisit Facebook et Twitter pour les sensibiliser à la culture pakistanaise, exiger qu’ils aient des interlocuteurs qui comprennent l’ourdou et qu’ils retirent les photos mettant la vie des femmes en danger. Elle sensibilise le gouvernement à leur sécurité, suggère des changements de loi. La dotation d’un prix international lui permet d’ouvrir une ligne de secours pour les femmes harcelées sur le Net. En deux ans, elle reçoit 3 000 appels. Elle est sur tous les fronts, et défend sans relâche les audacieuses qui, après avoir dénoncé leur harceleur ou leur violeur par un tweet #metoo, affrontent aujourd’hui des procès en diffamation visant à détruire les pionnières et à réduire les autres au silence.
Les jeunes Pakistanaises en parlent comme d’une héroïne. Elle sourit. « Féministe », dit-elle, si fière de ce mot. En avouant que l’un de ses défis les plus complexes, dans une culture irréductiblement patriarcale, est sans doute d’élever un fils de 12 ans et d’en faire… un féministe.
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