De moins en moins nombreux pour effectuer leur tâche, les agents de contrôle du ministère du Travail font front commun contre les baisses d’effectifs. Le 16 juillet, ils seront pour la première fois face à Muriel Pénicaud lors d’une réunion interne.
La rencontre devrait enfin avoir lieu. Voilà des mois que les inspecteurs du travail, soucieux de leur avenir, espéraient sa venue, mais Muriel Pénicaud les snobait : la ministre du Travail n’avait jusqu’alors jamais présidé un comité technique ministériel - ou CTM, l’instance de dialogue social dans la fonction publique - de l’inspection du travail. «Quand Michel Sapin a annoncé sa grande réforme en 2012, il a présidé un CTM. Myriam El Khomri aussi est venue. Elle, jamais», s’agace un inspecteur du travail. De quoi ajouter de la colère à l’inquiétude des agents qui, épuisés par l’ampleur de leur tâche, dénoncent la fonte de leurs effectifs. Le 16 juillet, date du prochain CTM, ils pourront s’adresser en direct à leur ministre de tutelle, qui a annoncé sa présence. La réunion doit aborder «les questions de réorganisation et d’effectifs», selon la direction générale du travail (DGT). Face à Muriel Pénicaud, les élus syndicaux devraient faire front. «Le climat social est très tendu. A tel point qu’aujourd’hui, tous les syndicats parlent d’une même voix», expliquait fin juin une inspectrice venue battre le pavé à Paris en marge d’un colloque international sur le thème «Justice sociale et travail décent», auquel devait participer la ministre. Ce jour-là, une intersyndicale large et «unanime», allant de la CFDT à SUD et la CNT, en passant par la CFTC, l’Unsa, la CGT, FO et la FSU, appelait le personnel du ministère du Travail à manifester contre «un plan social au pas de charge qui se profile» dans leurs services. Dans leur viseur : la réforme de l’Etat, couplée à une politique, déjà bien en place, de suppression de postes. Les grévistes espéraient à cette occasion pouvoir interpeller la ministre sur ce qu’ils qualifient de «démantèlement du ministère du Travail».Las, Muriel Pénicaud avait finalement annulé sa venue.
«On se fait engueuler»
Entre les agents de l’inspection et le ministère, les tensions ne sont pas nouvelles. En cause, les «multiples réorganisations qui ont profondément désorganisé» ce corps de contrôle chargé de veiller à la bonne application du droit du travail, souligne l’intersyndicale. Selon les syndicats, plus de 200 sections d’inspection sont actuellement vacantes, faute d’un nombre suffisant d’agents, soit au total, 10% des sections. En Seine-Saint-Denis, le ratio grimperait à 20% et en Seine-et-Marne, il avoisinerait les 30%. Sans remettre en cause ces chiffres, la direction générale du travail évoque des problématiques de «mobilité des agents» ou «d’attractivité» de certains postes. Selon les chiffres de la DGT, le nombre de postes a baissé d’une grosse centaine, passant de 2 249 en 2010 à 2 137 fin 2018. «Depuis dix ans, les effectifs n’ont fait que baisser»,dénonce la CGT qui, elle, estime que la diminution est quatre fois plus importante, de l’ordre de 20% au cours des huit dernières années. Selon le syndicat, il y aurait à peine plus de 2 000 agents de contrôle en activité en équivalent temps plein. Désormais, chacun aurait donc sous sa protection 8 400 salariés. «C’est déjà beaucoup trop. Les agents ont la tête sous l’eau. Ils n’ont le temps de traiter que les urgences», souligne le syndicat. «On reçoit des demandes de salariés et on est obligé de leur répondre qu’on n’a pas le temps de venir», s’alarme Dominique Rolls, de la FSU. Il a récemment été contacté par un apprenti se plaignant de ne pas avoir de jours de congé. «Mais je ne peux pas le voir avant deux semaines, râle l’inspecteur du travail. En Auvergne-Rhône-Alpes, la plateforme n’a pu prendre que 6 000 appels sur les 36 000 reçus. Quant au service renseignements, il a régulièrement trois semaines de retard dans les mails à traiter. C’est le pendant de la baisse des effectifs.»
En mars, la CGT, la FSU et SUD ont adressé une lettre à Muriel Pénicaud, après avoir recensé six suicides et neuf tentatives de suicide depuis 2017 au sein du ministère. «On se fait engueuler par les usagers car on n’est pas disponibles. Cela pose aussi un problème de charge mentale. Il faut faire un arbitrage permanent entre ce qu’on peut faire et ce qu’on doit délaisser», raconte Dominique Rolls, qui assure que nombre d’agents dépassent leur temps de travail. Soit 35 heures hebdomadaires, avec possibilité de reporter douze heures supplémentaires par mois, les heures au-delà étant perdues. Ce qui arrive souvent, selon le syndicaliste. Il dénonce aussi une «attitude biaisée» de la ministre, qui «annonce à la télé des objectifs chiffrés pour l’inspection du travail, sur le travail détaché, l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, mais baisse les effectifs».
«Mal-être grandissant»
A la DGT, on défend une nécessaire «transformation» de l’organisation, qui passe par une priorisation des actions de contrôle menées, ou encore du numérique. La direction dit aussi veiller à «équilibrer les charges de travail» des agents. Mais pour la FSU, «la logique est intenable». En avril, la CFDT a, de son côté, demandé que les risques psychosociaux fassent l’objet d’un «véritable plan d’action». Pour la centrale, «la prévention des risques, au ministère du Travail, n’est plus une priorité». Malgré toutes ces alertes, la baisse des effectifs risque de se poursuivre. En avril, Muriel Pénicaud a d’ailleurs annoncé viser un objectif d’un agent de contrôle pour 10 000 salariés. D’autres mauvaises nouvelles sont venues confirmer les craintes des syndicats. Mi-juin, le Premier ministre a présenté son plan de «transformation des administrations centrales» qui, pour le ministère du Travail, se traduira notamment par l’intégration de plusieurs services à des «directions interministérielles dépendant des préfectures», expliquent les syndicats. «C’est la fin des services déconcentrés du ministère du Travail», résume Simon Picou, de la CGT. Les représentants syndicaux craignent que cette mutualisation n’aille de pair avec des suppressions de postes pour l’ensemble du ministère. Elle pose aussi un problème d’indépendance pour l’inspection du travail, vis-à-vis du préfet. «La ligne hiérarchique» propre à l’inspection«sera conservée», assure-t-on à la DGT. Mais pour le cégétiste, «cela reste théorique. Comment pourra-t-on être un pied dedans, un pied dehors, notamment dans les petites villes, du fait de la proximité géographique ?» La CFDT dénonce aussi une réforme «menée dans la précipitation, sans concertation, avec pour conséquence un mal-être grandissant et palpable dans les services».
Le 2 juillet, Sabine Fourcade, la secrétaire générale des ministères sociaux, a tenté de rassurer les agents. Dans une missive, elle leur promet de veiller «personnellement à la préservation de [leurs] conditions de travail». Le hic, c’est que cette même lettre annonce qu’un protocole d’accord sur les «mesures collectives, individuelles et managériales d’accompagnement de la réforme sur le plan des ressources humaines» va être proposé aux syndicats. «Soit une sorte de plan social», traduit, amer, Simon Picou. Quelques semaines plus tôt, une autre information, via la fuite d’un mail interne rédigé par le numéro 2 de la DGT, avait déjà ébranlé les agents. Ce document, dévoilé le 12 mars par une élue SUD lors d’un CTM, fait état d’un plan national de suppression de postes d’inspecteurs du travail. Selon les syndicats, 104 agents de plus seraient sur la sellette d’ici à 2022. Le mail préconiserait aussi d’opérer ce dégraissage sans faire de vagues. «Rien n’est acté pour l’heure», assure-t-on à la tête de la DGT, tout en pointant néanmoins que les effectifs sont «soumis aux contraintes budgétaires imposées à toute la fonction publique».
«Entraves permanentes»
Cette fuite, alors que les syndicats se plaignent depuis des semaines du mutisme de leur direction sur le sujet, a donné lieu a une réaction immédiate de la DGT. Le 13 mai, elle a déposé plainte contre la syndicaliste SUD qui avait présenté le document. Une procédure disciplinaire interne a aussi été lancée pour «violation du secret de la correspondance et manquement au devoir de probité des fonctionnaires»,explique l’élue qui avait déjà été mise en cause par sa hiérarchie pour une prise de parole devant les caméras du journal l’Humanité lors d’un rassemblement militant, en 2017. Sa commission disciplinaire est fixée au 19 juillet.
De quoi ajouter de l’huile sur le feu. «Depuis deux ans, il y a une politique systématique de restriction des libertés syndicales et de la liberté d’expression», s’agace un inspecteur du travail. La CGT, SUD, la FSU et la CNT dénoncent «un énième exemple de la chasse aux syndicalistes orchestrée depuis l’arrivée de Muriel Pénicaud à la tête du ministère». L’événement est symptomatique du dialogue social houleux entre les agents et leur hiérarchie. La direction met en avant l’existence de plusieurs instances de dialogue social. Mais les élus dénoncent des «entraves permanentes» au sein de ces instances, et notamment des difficultés récurrentes à obtenir des informations. «Les conditions de ce dialogue se sont profondément dégradées ces dernières années», écrit la CFDT. Et d’ajouter qu’au sein du ministère, le dialogue social, «comble du paradoxe […], est vécu comme une contrainte, voire une menace». «Je n’ai jamais vu cela dans le privé, abonde l’élue SUD en procédure disciplinaire. C’est le syndrome du cordonnier mal chaussé.»
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