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samedi 16 février 2019

Obeïda et Amar, les orphelins français de Daech

Par Luc Mathieu, Envoyé spécial à Al-Hol (Syrie) — 
Obeïda, fils de Julie Maninchedda, dans les bras d’une jihadiste à Al-Hol.
Obeïda, fils de Julie Maninchedda, dans les bras d’une jihadiste à Al-Hol.Photo Véronique de Viguerie. Getty Reportage pour Libération

Les deux frères, âgés de 1 et 3 ans, vivent dans le camp syrien d’Al-Hol et sont dans un état très préoccupant. En France, leurs grands-parents réclament d’urgence leur rapatriement.

Obeïda, 1 an, et Amar (1), 3 ans, ne pleurent pas. Ils restent immobiles et silencieux, le regard dans le vague, indifférents. Ils réagissent à peine quand on les appelle. Les deux frères ne peuvent pas savoir qu’ils sont dans le camp d’Al-Hol, dans les collines du Nord-Est syrien. Ils ne savent pas que c’est là que les femmes jihadistes et leurs enfants sont enfermés. Personne ne le leur a dit, et ils ne sont de toute façon pas en âge ni en état de comprendre.
Obeïda et Amar sont français. Ils n’ont aucun papier, aucune existence légale, mais leur mère, Julie Maninchedda, originaire de la région lilloise, était française. Elle est probablement morte à la fin du mois de janvier dans un bombardement à Al-Baghouz, village poussiéreux perdu entre l’Euphrate et l’Irak, dernier reliquat du «califat» de l’Etat islamique qu’elle avait rejoint quatre ans plus tôt. Son corps ne sera sûrement jamais retrouvé. Leur père, Martin Lemke, un jihadiste allemand, s’est rendu avec deux autres de ses femmes le 1er février aux forces kurdes et arabes. Il est emprisonné depuis quelque part au Kurdistan syrien. Ses enfants ne le reverront pas avant plusieurs années, s’ils le revoient jamais.
Obeïda est blessé, touché par des éclats d’obus ou de roquette. Son visage à la peau translucide est creusé de cicatrices noires qui s’étalent du menton au front. Sa jambe droite est rigide et maigre. Il ne peut pas marcher, même à quatre pattes ; il reste assis ou couché. Son frère est plus costaud, mais il souffre de maux de ventre qui ne guérissent pas.
Peu de personnes se soucient de leur sort. Seuls, à Libercourt, dans le Pas-de-Calais, leurs grands-parents Lydie et Patrice Maninchedda se battent pour qu’ils soient rapatriés en France. Et à 4 000 kilomètres, dans le camp aux grandes tentes blanches d’Al-Hol, deux femmes jihadistes, Khadija et Mayani, ont décidé d’aider les deux frères français. La première est sud-africaine. Elle a une quarantaine d’années et un bandeau sur l’œil droit, symptôme selon elle d’une tumeur jamais soignée. La seconde est une jeune Allemande en niqab noir.
Lorsqu’ils sont arrivés à la mi-janvier dans le camp, Obeïda et Amar étaient avec une Syrienne. Personne ne sait comment elle les avait récupérés. Peut-être est-ce l’une des deux femmes allemandes de Martin Lemke qui les lui avait confiés en se sauvant d’Al-Baghouz. Peut-être les avait-elle simplement pris alors qu’ils avaient été abandonnés. «On n’en sait vraiment rien, mais ce que l’on sait, c’est qu’elle les maltraitait. Elle les battait et ils étaient affamés», dit Khadija, la Sud-Africaine. «Obeïda était si squelettique que l’on voyait ses os», ajoute Mayani. Amar était, lui, couvert de bleus et n’avait presque plus de cheveux. Il était incapable de marcher. Elle se tourne vers lui et prononce le nom de la Syrienne : l’enfant se raidit, baisse la tête et se met à crier.

Barbarie

«La Syrienne ne voulait pas qu’on les prenne, sûrement parce qu’elle n’a pas d’enfants à elle. On a dû aller plusieurs fois avec d’autres femmes du camp dans sa tente pour la forcer. Elle a fini par nous les laisser», dit Mayani. Depuis, Obeïda et Amar ont repris des forces. L’aîné commence à remarcher et ne reste plus prostré dans la tente. «L’autre jour, je lui ai mis des chaussures et il est sorti jouer avec d’autres enfants»,raconte Khadija. Il répond parfois quand on lui parle en arabe ou en allemand. Ses cheveux repoussent. Obeïda a un peu grossi. Mais leur état reste plus que préoccupant. «Amar a la diarrhée depuis qu’il est arrivé. J’ai été à l’infirmerie, ils m’ont donné un antibiotique, mais ça n’a rien changé. On en a acheté un autre au marché, il va à peine mieux. Je me demande s’il n’a pas une forme de dysenterie», poursuit-elle. Obeïda souffre entre autres de cette jambe mal soignée. «Il ne peut presque pas la plier. J’ai l’impression qu’il y a une plaque à l’intérieur, on peut la sentir à travers la peau», dit Mayani. Les deux frères ne se plaignent pas et crient rarement. Ils n’ont jamais connu le confort d’un pays en paix. Ils sont nés et ont grandi dans l’est de la Syrie, quand il était encore contrôlé par l’EI. Leur mère l’avait rejoint en novembre 2014, à l’apogée du «califat» jihadiste et attirait des dizaines de milliers de volontaires venus de 80 pays, et que les actes de torture et de barbarie ne rebutaient pas.
Julie Maninchedda avait été une élève brillante et vive. Sur une photo prise avant son départ, elle a de longs cheveux teintés en rouge, une peau diaphane et un piercing au nez. Elle était en deuxième année de prépa littéraire à Lille lorsqu’elle s’est convertie à l’islam. «Quand elle revenait le week-end, on voyait qu’elle avait changé. Elle portait des vêtements amples qui la couvraient. On essayait de discuter avec elle, mais c’était compliqué», dit sa mère. Elle a 20 ans et intègre une université à Leipzig, en Allemagne, pour suivre une double licence allemand-français. Elle se lie à Martin Lemke, un Allemand converti. Son attitude change à nouveau, à rebours. «Le dernier été, en 2014, elle a endormi notre méfiance. On n’a rien vu, elle nous a dit qu’elle allait à Leipzig pour poursuivre son cursus universitaire.»
La jeune femme s’est entre-temps mariée avec Lemke. Ses parents partent pour Leipzig. «Elle était tombée enceinte. Elle n’avait plus le droit de sortir, d’aller à l’université et de rencontrer d’autres hommes. Elle portait le niqab», raconte sa mère. Lemke est susceptible, les parents de Julie évitent la confrontation. L’enfant naît et ses grands-parents font des allers-retours en Allemagne. L’appartement où vit leur fille est sommairement meublé, comme si le couple ne comptait pas y rester.
A Libercourt, Lydie et Patrice Maninchedda font un signalement à une association spécialisée dans les dérives sectaires. Des policiers viennent les voir. «On leur a tout donné, tous les numéros, tous les détails que l’on pouvait», explique la mère de Julie. Les policiers reviennent et les avertissent que Lemke est surveillé, il appartient à une mouvance radicale. En novembre 2014, alors qu’il est censé être sous surveillance, il part, avec Julie et leur fils Saleh, pour Raqqa, fief de l’Etat islamique en Syrie.
Lydie Maninchedda a des nouvelles par intermittence. Elle tente de convaincre sa fille de rentrer. Julie lui dit qu’elle ne peut pas, qu’elle a peur de son mari, qu’il est violent. A Raqqa, Martin Lemke monte dans la hiérarchie de l’Etat islamique. Selon la presse allemande, il est d’abord membre de leur police «religieuse», puis de leur service de renseignement, l’Amniyat, particulièrement cruel. Il se veut une unité de contre-espionnage chargée de débusquer, de torturer et de tuer les traîtres. A la fin 2016, Amar naît à Raqqa.
L’Etat islamique a alors largement entamé son déclin. La coalition internationale mène une campagne de bombardements intense et meurtrière. Elle mobilise des avions, des drones, des hélicoptères et des forces spéciales déployées sur le terrain. Les Kurdes ont créé les Forces démocratiques syriennes, qui regroupent leurs combattants avec d’autres, arabes, recrutés localement. Les hommes en noir enchaînent les défaites et reculent. Leur propagande s’enraye, de plus en plus de jihadistes, hommes et femmes, censés mourir pour le «califat», désertent.

Derniers jours

Julie Maninchedda suit le mouvement de reflux vers le sud. Elle se retrouve à Al-Soussa, à la frontière irakienne. Elle y reste au moins jusqu’au début de l’année 2018. Obeïda naît là-bas, le 5 février. L’EI continue à perdre du terrain. La jeune Française, séparée de Martin Lemke et remariée avec un Marocain, se retrouve dans la région d’Al-Baghouz, où seuls quelques villages n’ont pas encore été repris par les Forces démocratiques syriennes. Elle est de nouveau enceinte. Est-ce là-bas qu’elle a été tuée ? Rien n’est sûr ni confirmé. Il y a deux semaines, Lydie Maninchedda est contactée par une autre mère de jihadiste, dont la fille, belge a entendu que Julie Maninchedda avait été retrouvée morte aux côtés de son nouveau mari et d’un nourrisson, enroulé dans un tapis. D’après elle, les corps ne sont pas abîmés et ne portent pas de séquelles apparentes de bombardement. En France, Lydie Maninchedda porte plainte pour homicide. «On veut savoir ce qui s’est passé.»
Il n’y a pas plus de réponse précise dans le camp d’Al-Hol. Khadija, la Sud-Africaine, dit avoir juste entendu que Julie Maninchedda avait été tuée dans un bombardement. Les femmes allemandes de Martin Lemke et la Syrienne qui maltraitait les deux petits Français savent peut-être. Elles vivent là, dans des tentes à quelques dizaines de mètres. Les demandes d’interview de Libération ont été refusées par les autorités kurdes.
Des dizaines de questions parsèment le parcours de la jeune Française et de ses enfants dans ce «califat» qui vit ses derniers jours. Parmi elles, il y en a une plus pressante que les autres : qu’est-il advenu de Saleh, le fils aîné de Julie Maninchedda, celui qu’elle a emmené avec elle en quittant l’Allemagne ? «Il est dans le camp, non ?» espère sa grand-mère. Nadim Houry, directeur du programme terrorisme et lutte antiterroriste de l’ONG Human Rights Watch, était récemment à Al-Hol. Il ne l’a pas trouvé. Cela ne veut pas dire que l’enfant n’y est pas. Les autorités kurdes sont débordées par l’afflux de familles jihadistes qui fuient Al-Baghouz. Les enfants n’ont que très rarement des papiers d’identité ; ils peuvent débarquer avec des Syriens ou des étrangers qui les déclarent à tort comme appartenant à leur famille. «Sans le nom précis de celle qui s’en occupe, c’est très difficile de retrouver un enfant dans ce camp»,explique Nadim Houry. Près de 1 500 femmes et enfants étrangers vivent à Al-Hol.

Silhouettes

Obeïda et Amar sont, eux, localisés sans aucun doute. Leurs grands-parents en appellent désormais à «l’humanité de M. Macron» : «Nos petits-enfants sont des citoyens français. Ils ont besoin d’un foyer et d’une aide médicale et psychologique. Ils doivent retrouver une vie normale. Nous laisserons évidemment les services sociaux faire leur travail. Nous sommes prêts. Ils sont tout ce qu’il reste de notre fille.»
Le 31 janvier, la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, a semblé favorable à ce que la France rapatrie ses jihadistes et leurs familles. Ce n’est resté pour l’instant qu’une déclaration. «Oui, on a lu les articles de presse, dit un responsable des services de renseignement kurdes. Mais en réalité, la France ne nous a fait aucune demande officielle et aucune coordination entre ministères n’a été mise en place. Il ne se passe rien concrètement. De notre côté, nous continuons à demander aux pays étrangers de venir et récupérer leurs citoyens. C’est une charge très lourde pour nous et nous ne savons pas comment la situation va évoluer. Les prisons et les camps peuvent être attaqués et vos jihadistes s’enfuiront. Ce sera dangereux pour nous et pour vous.»
La situation au Kurdistan syrien est d’autant plus précaire que le président américain, Donald Trump, a annoncé fin décembre à la surprise générale, y compris celle des commandants en chef du Pentagone, le retrait des troupes américaines. Les 2 000 soldats, pour la plupart des forces spéciales, pourraient quitter la Syrie en avril. «Si cela se confirme, tout est possible, y compris une attaque de la Turquie ou le retour du régime syrien. On ne pourra plus rien garantir», explique le responsable des services de renseignement. Pour l’heure, seuls quelques pays, dont la Russie, l’Indonésie, le Soudan et Trinité-et-Tobago ont rapatrié leurs jihadistes et leurs familles. Les Etats-Unis ont également ramené quelques-uns de leurs ressortissants. Washington appelle depuis les autres pays à l’imiter.
Dans le camp d’Al-Hol, Khadija et Mayani ne savent pas si elles repartiront un jour dans leur pays. «Aucune idée, nous n’avons aucune information, personne ne nous parle», dit la Sud-Africaine. Les deux femmes marchent lentement vers l’allée principale bordée de tentes et peuplée de silhouettes en niqab noir. Elles portent Amar et Obeïda dans leurs bras. «Ce qui est sûr, c’est que ces enfants doivent partir. C’est un enfer pour eux ici. Ils souffrent.»
(1) Les prénoms ont été modifiés.


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