Des scientifiques russes ont remis en cause le record de longévité de la Française, morte en 1997. Sa fille, Yvonne, aurait usurpé son identité. Hypothèse à laquelle ne souscrivent pas les spécialistes des « supercentenaires ».
Pour les vêpres, elle trottait jusqu’à Saint-Trophime, l’église chic de la ville, ses talons sonnant dans les ruelles, une voilette, du rose aux joues (peut-être un peu plus que nécessaire), rabrouant ceux qui la dévisageaient de trop près, à la fois fière et furieuse de son âge. Et chaque jour, des décennies durant, tout Arles regardait passer Jeanne Calment en se demandant : « Mais combien d’années peut-elle avoir ? »
L’Arlésien Rémi Venture s’est, comme tout un chacun, posé la question quand il était enfant. Aujourd’hui directeur des archives de la ville, il connaît par cœur l’écheveau des vieilles familles, toutes un peu cousines, un peu voisines, cohabitant de génération en génération dans l’intimité de ce gros village. Il a manqué tomber du lit en apprenant que deux chercheurs russes soutenaient que Jeanne Calment, doyenne de l’humanité, née en 1875 et morte à 122 ans et 164 jours en 1997, serait une diabolique usurpatrice. Selon eux, Jeanne ne serait pas Jeanne : la vraie aurait été enterrée en 1934, à 59 ans, et Yvonne, sa fille, 36 ans, aurait pris son identité. L’arnaque du siècle.
« Quand on est arlésien, on ne peut pas y croire. Duper toute une population ? Impossible », répète Rémi Venture. Ce soir-là, l’archiviste est aux vœux du maire (PCF), Hervé Schiavetti, où se presse la ville. Dans la lumière pâle et l’entre-soi de la Provence hors saison, on y parle de tout, sauf de la doyenne. Vue d’ici, l’hypothèse russe n’est pas une conversation. Une hérésie, plutôt.
Dans le monde de la recherche, l’hypothèse russe a fait, en revanche, l’effet d’une bombe à fragmentation. Beaucoup de spécialistes n’y croient pas, certains parlent de « fake news ». Pourtant, elle a fini par instiller le doute, diviser les équipes, y compris celles qui ont travaillé des années ensemble sur le sujet. Une réunion de crise informelle a fini par se tenir à Paris, mercredi 23 janvier, entre chercheurs internationaux.
Dans son appartement de Meudon (Hauts-de-Seine), le docteur Michel Allard a retrouvé ses documents, accumulés il y a plus de vingt ans, quand il avait convaincu le laboratoire Ipsen d’explorer le mystère du grand âge. Une équipe pluridisciplinaire avait alors sélectionné une cohorte de 300 centenaires, dont Jeanne Calment. Celle-ci en était vite devenue la vedette, vampirisant le projet autour de sa longévité prodigieuse, qui laissait ses concurrents loin derrière elle.
Souvenirs piquants
« Une usurpation ? C’est possible », dit aujourd’hui Michel Allard. L’étude d’Ipsen s’appelait alors « Le secret des centenaires ». Et s’il s’était trompé de mystère ? Aurait-il mieux valu la baptiser « Le secret de Jeanne Calment » ? L’idée paraît amuser M. Allard, excitante au point de lui donner l’envie de se repasser le film au ralenti. Où est la faille ? « Docteur Polar », pourrait-on le surnommer. Lui-même menace d’ailleurs d’en écrire un, tendance provoc. Jeanne Calment est restée une grande aventure dans la vie de « Docteur Polar », comme pour tous ceux qui l’ont croisée : vraie ou fausse, l’éternité ne vous frôle pas si souvent.
A la première rencontre de la vieille dame avec l’équipe d’Ipsen, en 1990, ses papiers d’identité lui donnaient 115 ans. Sa vie commençait à peine. Sa vie de star, s’entend. C’est une artiste locale qui était tombée sur elle à la Maison du lac, établissement pour personnes âgées, en cherchant les traces de Vincent Van Gogh à Arles. Jeanne Calment s’était révélée être l’unique survivante susceptible d’avoir connu le peintre : elle avait 13 ans en 1888, à son arrivée en ville. Aux journalistes, la vieille dame sert quelques souvenirs piquants sur celui qu’elle baptise crânement « le Dingo ». Ils sont frelatés, bien sûr. Jeanne Calment lève un sourcil. Et alors ? C’est ce que les gens voulaient entendre, non ? « J’ai attendu suffisamment longtemps pour être célèbre, je compte bien en profiter le plus longtemps possible. » Son aplomb sidère les visiteurs. « Un monstre, mais un monstre intéressant », résume Anne Gromaire, reporter à Radio France.
Le monstre ne fait pas son âge, si tant est que l’appréciation ait un sens : au-delà de 115 ans, la cohorte des survivants s’étiole furieusement. Exploré au scanner, son cerveau présente peu d’atrophies liées à l’âge. Aucun problème de santé, pas de régime, des performances intellectuelles comparables à celles d’une personne de 80 ans.
« Docteur Polar » se souvient qu’il arrivait à Jeanne Calment de s’emmêler les pinceaux entre son mari et son père, sa mère et sa grand-mère. Confusion banale, pensait-il alors. Ou bien arnaqueuse rattrapée par ses mensonges ?
« Elle ne fait pas son âge »
Ces détails ont récemment attiré l’attention d’un gérontologue russe, Valeri Novosselov, 57 ans et l’allure athlétique. Son cabinet privé est installé chez lui, belle demeure sous la neige, près de Moscou. Ici, à quelque 3 300 km d’Arles, la longévité est avant tout affaire d’Etat : des registres entiers d’état civil ont été falsifiés, notamment entre 1938 et 1948 en Géorgie, pour donner l’illusion d’une espérance de vie exceptionnelle dans la région, dont Staline était originaire. Il faut dire que l’ex-URSS offrait un tracteur à chaque centenaire déclaré. M. Novosselov raconte que le pays comptait 19 000 personnes âgées de plus de 100 ans dans les années 1970, dont 5 000 au Caucase. Entre autres tests, des questions concrètes leur ont été posées sur les grandes épidémies ou des événements extraordinaires. Résultat : « Zéro centenaire » réel, s’esclaffe M. Novosselov. Or, poursuit-il, il a noté que Jeanne Calment ne parle jamais du choléra, qui a vidé Arles de ses habitants en 1884. Cherchez la fraude.
« La fraude parfaite ? Ce serait plutôt la conspiration parfaite : peut-être possible en Russie. Pas à Arles »
Bernard Jeune, médecin danois d’origine française
Au printemps 2018, Valeri Novosselov prend contact sur Internet avec un diplômé en mathématiques, Nikolaï Zak. Lui a 36 ans, un bonnet de laine enfoncé jusqu’aux oreilles et un boulot de souffleur de verre dans un labo de chimie. Les deux hommes ne se connaissent pas, mais M. Zak a un hobby : étudier les statistiques de longévité. M. Novosselov lui conseille de s’intéresser « à la courbe 584, celle de la Française bien connue : elle est douteuse ». M. Zak se souvient lui avoir demandé : « Pourquoi douteuse ? » « Elle ne fait pas son âge », aurait répondu M. Novosselov.
En septembre, le gérontologue revient à la charge, demandant à Nikolaï Zak d’écrire « quelque chose sur le sujet » dans sa revue. « Je n’en avais pas vraiment envie, mais il a insisté », continue le jeune mathématicien souffleur de verre. Cette fois, il est mordu : razzia sur tout ce qui concerne la doyenne, livres et documents sur Internet, comptes rendus scientifiques, état civil. Sans jamais être allé à Arles, M. Zak se forge la conviction que le « cas JC » est truqué : « la fraude parfaite ».
Paru en octobre 2018 dans la revue de la Société des naturalistes de l’Université de Moscou, son article n’en finit pas, depuis, de rebondir, faisant plus de bruit à chaque fois : d’abord, sur le réseau social Research Gate (utilisé par les chercheurs du monde entier), puis par une dépêche de l’Agence France-Presse, un article du Washington Post et, enfin, la revue Rejuvenation Research, première vraie publication scientifique à lui ouvrir ses colonnes.
A première vue, les vingt-six pages de M. Zak ont de quoi impressionner, graphiques, photos, résumé en dix-sept arguments. Certains points sont faciles à contrebalancer, par exemple celui où il compare les photos de la supercentenaire à celles – très rares – de Jeanne et de sa fille Yvonne. Forme du nez, du front ou de l’oreille. Le Russe n’en démord pas : c’est Yvonne qui a fini ses jours à la Maison du lac, à 99 ans – joli score tout de même.
Le « généraliste de province le plus connu du monde »
A l’heure de la reconnaissance faciale et des logiciels de vieillissement, Bertrand Ludes, directeur de l’Institut médico-légal de Paris et expert auprès la cour d’appel, balaie la démonstration d’un sourire. « Je n’irais pas aux assises avec un argument pareil. »
Il n’empêche : l’accumulation d’arguments produit son effet, même si aucun ne fait preuve. Pêle-mêle, M. Zak avance la probabilité infime qu’un humain atteigne 122 ans, l’absence d’article sur son 100e anniversaire dans la presse, le fait qu’elle ait détruit ses photos et papiers en entrant à la Maison du lac, les fameuses contradictions dans ses récits ou l’absence d’Yvonne dans un recensement de population à Arles. Il note aussi une différence entre la couleur des yeux déclarés en 1931 (noirs) et celle de 1990 (gris) ou s’étonne du peu de centimètres qu’elle a perdus pendant cette interminable existence.
Retour en France. Jean-Marie Robine, démographe, directeur de recherche à l’Inserm, ne trouve pas drôle du tout ce raid russe en pays d’Arles. L’affaire le ronge. Les prend-on pour des amateurs, alors que la validation de l’âge de la doyenne faisait jusque-là référence chez les experts internationaux ?
Lui aussi faisait partie du projet Ipsen sur « Le secret des centenaires ». Il se souvient de la montée d’adrénaline à chaque visite à la Maison du lac, entre 1990 et 1996. Comment le cerveau, cet organe qui nous distingue des autres espèces, se dégrade-t-il ? Le destin des humains est-il de mourir déments, passé un certain âge ?
A l’époque, Jeanne Calment offre à l’équipe une occasion inouïe de marquer la science. Dans sa chambre, au premier étage, elle aussi guette les scientifiques. Recevoir est son activité favorite. Leurs visites sont devenues un rituel.
Jeanne Calment en 1987, à 112 ans.
ATELIER LUCIEN CLERGUE / SAIF
La vieille dame est déjà presque aveugle (pas question de se faire opérer de la cataracte). Presque sourde aussi (pas envie de porter un appareil). Victor Lèbre, son médecin traitant, a compris le niveau sonore exact où entend sa seule oreille encore en fonctionnement, la droite. Ça fait de lui une des rares personnes capable de converser longtemps avec elle : M. Lèbre est le troisième homme du projet Ipsen.
Autour de la doyenne, ça se battait pour devenir son médecin traitant : elle l’a choisi lui, dans un rapport très féminin. « Elle était son autre grand amour, un personnage sacré », dira l’épouse de M. Lèbre. Il se plaît à tenir la chronique des faits et gestes de cette vieille dame qui l’a propulsé « généraliste de province le plus connu du monde ».
Penché sur l’oreille droite de Jeanne Calment, Victor Lèbre crie en préambule : « Vous verrez, madame, nous irons ensemble jusqu’à 120 ans. » Suit la batterie de tests préparée par l’équipe Ispen : réciter ses tables de multiplication ou ses plus lointains souvenirs, « des faits personnels susceptibles d’être vérifiés », raconte M. Robine. Il s’agit de mettre à l’épreuve sa mémoire, son agilité intellectuelle, mais aussi la véracité de ses dires.
A la surprise des chercheurs, Jeanne Calment continue à travailler les données, seule, entre chaque visite. « Ça m’amuse », dit-elle, sa grande expression. Personne ne l’entend se plaindre ou refuser une visite. Etre à la hauteur, en faire plus, défier les autres. « Son exigence pour elle-même forçait le respect, se souvient M. Robine. Le plus incroyable, c’est qu’elle s’améliorait au fil des séances, entendant même de mieux en mieux, y compris de l’oreille gauche, qu’on croyait condamnée. » Elle en riait : « Ma vie a son mystère. »
120 ans et des bons mots
A la Maison du lac, Jeanne Calment s’était tout de suite taillé un statut : elle savait se faire servir, une bourgeoise avec ses domestiques. Une soignante était en train de faire sa toilette, la première fois où Laure Meuzy, cadre supérieure de santé, est entrée dans sa chambre. « Mes fesses vous saluent », lui lance Jeanne Calment. « Elle était fière de son corps », témoigne Mme Meuzy. Puis la doyenne lui demande d’apporter l’agenda du service : elle veut lui signer, à la manière d’un livre d’or. « Elle était célèbre et le signifiait. Elle utilisait son pouvoir, dirigeait autant que la surveillante-chef », continue Mme Meuzy.
Le soir, il faut deux soignantes pour la mettre au lit, dans la position spéciale qu’elle exige, puis disposer le mouchoir, la sonnette, les pastilles. « Le coucher de la reine », murmure le personnel. Sans famille directe, Jeanne Calment règne sur cinq ou six résidents, du même monde qu’elle. « Mon cercle », dit-elle.
« A sa façon, elle luttait contre les journées interminables, pleines de petites brimades », reprend Mme Meuzy. Avec une solidarité de pensionnaires ou de taulards, le « cercle » joue à faire peur aux employés lui paraissant sans cœur ou manquant de respect à l’un d’eux. Quand le menu laisse à désirer, une femme du cercle mime la démence et balance son assiette à travers la pièce. Longtemps, Noémie, 85 ans, fut fière d’être celle qui coupait la viande de Jeanne, retardant un peu l’humiliant passage aux aliments mixés.
« Moi, j’ai envie de savoir, c’est devenu un problème international. Finissons-en avec Jeanne Calment ! »
Michel Poulain, anthropologue belge
L’approche de ses 120 ans, en 1995, ressemble à une longue veillée d’armes. « Docteur Polar » se souvient avoir pensé : « Et si elle nous faisait le coup de décéder la veille ? » Certains très vieux flanchent aux dates symboliques, paraît-il. Pas Jeanne Calment. Elle ne raterait ce jour pour rien au monde. Avant elle, aucun humain n’a passé la barre des 120 ans. Le monde entier est venu y assister, et les scientifiques s’interrogent : la vie connaît-elle une limite indépassable ou sa durée peut-elle être repoussée sans cesse ?
Dans le brouillard presque silencieux où vit désormais la doyenne, elle sent quand l’animation monte autour d’elle et quand les caméras s’allument. Alors, elle se redresse. Sourit, écarquillant plus grand ses yeux vides. Elle a préparé des bons mots aussi, qui seront répétés, elle en est sûre, à la manière d’une réplique de Michel Audiard. La plus célèbre : « Je n’ai qu’une seule ride, je suis assise dessus. »
L’année suivante, l’anniversaire de ses 121 ans vire au délire : parade en ville entre des gardians à cheval, journalistes par centaines, enregistrement d’un disque de rap. Jeanne Calment se vend aussi en cartes postales, en vidéo ou en pin’s à l’accueil de la Maison du lac. Elle jubile : « J’attends la mort et les journalistes. »
La piste Yvonne
Pour valider son record, un protocole d’homologation de son âge est impératif. Après le trio Allard-Robine-Lèbre, des spécialistes internationaux incontestés sont envoyés à Arles, un Américain, un Finlandais et un Danois d’origine française, Bernard Jeune.
Il se souvient que l’hypothèse d’une fraude mère-fille circulait déjà à l’époque, en 1995. Ce serait d’ailleurs la seule possible : aucune autre Jeanne Calment n’est née dans la région, et Jeanne elle-même n’a pas de sœur. En revanche, elle a une fille unique, Yvonne, née en 1898. La seule photo où elles apparaissent ensemble daterait des années 1930. Plutôt troublante : des deux, la mère semble la plus jeune.
En 1994, une généalogiste avait déjà exploré pendant un an les archives d’Arles, civiles et religieuses, à la recherche des documents concernant Jeanne Calment. Plus de trente sont exhumés : treize sur son état civil et seize recensements de population, dont un seul est raturé. C’est bien plus que pour n’importe quel autre centenaire, le golden standard, comme disent les scientifiques, les vérifications poussées à leur maximum. « On en a conclu que la permutation était impossible », tranche Bernard Jeune.
Vingt-quatre ans plus tard, le médecin danois ne croit pas à l’hypothèse russe – « une “fake news” », selon lui –, mais se dit qu’il aurait peut-être dû, en 1995, mentionner noir sur blanc l’hypothèse d’une substitution. « En même temps, on n’avait rien de concret, ajoute-t-il. On n’allait pas l’attaquer sans preuve. Elle vivait encore. »
L’acte de naissance de Jeanne Calment, daté du 22 février 1975. ARCHIVES MUNICIPALES
A la Maison du lac, Jeanne Calment ne s’est jamais étendue sur ses souvenirs, comme si elle avait traversé son temps sans s’attacher à autre chose que la couleur d’une robe, un air au piano ou les iris qu’elle aimait peindre. La suivre dans sa vie d’avant n’a rien d’une cavalcade flamboyante au milieu des guerres et des révolutions : c’est faire quelques petits pas dans les venelles du vieil Arles, depuis la rue du Roure, où elle a vécu enfant, jusqu’à la rue Gambetta, 200 mètres plus loin, où elle s’installe après son mariage avec un cousin.
Leur appartement est au-dessus du magasin de tissu hérité de sa belle-mère, le plus grand de la ville. Les journaux de l’époque montrent les Calment inaugurant un lycée ou dansant aux folies d’Arles. Vie transparente dans une ville transparente.
La vieille dame évoque volontiers son mari, mort en 1942 d’une intoxication. Ou son petit-fils, décédé dans un accident en 1963. Mais sa fille, Yvonne, non. A peine sait-on qu’elle épouse un officier en 1926 et qu’elle le suit en garnison. Aucun visiteur ne la questionne d’ailleurs à ce sujet, encore moins sur une fraude. Un scientifique en tremble encore : « Ça aurait été un affront. » Et qui voudrait contrarier la star de la Maison du lac ? Laure Meuzy, sans doute sa confidente la plus intime, estime qu’« elle n’avait pas grand-chose à dire d’Yvonne. Elles s’étaient peu connues : une nourrice avait élevé la petite. Jeanne n’avait voulu qu’un enfant, sa vie de couple passait avant tout. »
« Ce serait honteux »
L’autre soir, « Docteur Polar » s’est surpris à réécouter chez lui les enregistrements faits avec la doyenne, à l’époque du projet Ipsen. Jeanne y fait allusion à un séjour d’Yvonne en sanatorium, la tuberculose peut-être, mais les bonnes familles ne prononçaient pas le nom de ce mal honteux. Yvonne serait revenue mourir à Arles, dans sa famille, en 1934, toujours selon Jeanne. Famille, alliés, employés ont assisté à la veillée funèbre, puis à l’enterrement : là encore, archives et journaux ne pointent rien d’anormal.
Quand le tour de passe-passe aurait-il pu avoir lieu dans le cercle clos de cette ville de 25 000 habitants ? Dès le début de la maladie, en prévision d’un éventuel décès ? Au moment de la mort, au risque de surprendre ou d’impliquer tout le monde ? « La fraude parfaite ? Ce serait plutôt la conspiration parfaite : peut-être possible en Russie. Pas à Arles », dit le Danois Bernard Jeune.
« Ce serait pour nous un honneur de réaliser cette opération gratuitement pour Mme Calment »
Steve Horvath, généticien américain
Et surtout, quel est le mobile ? Eviter l’impôt sur l’héritage, avance le Russe Nikolaï Zak, sans verser aucun document. Il existe bien une célèbre histoire d’argent autour de la doyenne, mais bien après 1934, date de la fraude supposée. Elle a lieu dans les années 1960, lorsque Jeanne Calment cède en viager le cabinet médical de son petit-fils. A la mort d’Yvonne, c’est elle qui a élevé le garçon, qu’elle adore. Elle a vendu tout ce qui pouvait l’être pour payer ses études et son installation. Quand il se tue au volant, elle va avoir 90 ans et aucun revenu. Sa seule activité au magasin de tissu consistait à pister, entre les rayons, les employés paresseux. Les statistiques lui donnent à peine quelques années à vivre. Après avoir soupesé le dossier, Me Raffray, 47 ans, notaire en ville, signe le viager pour y installer son étude. Il mourra deux ans avant la Doyenne, après avoir versé trois fois le prix du bien.
A Arles, c’est peut-être Huguette, la veuve du notaire, que l’hypothèse russe choque le plus. « Une honte pour notre ville, où personne n’a jamais entendu ni rumeur ni contestation. » Une seule fois, son mari avait évoqué une procédure permettant de récupérer le viager du vivant de la doyenne. Discussion sitôt close : « Ce serait honteux de faire ça à Mme Calment. » Huguette continuera de payer au décès de son époux.
Exhumation ou analyses ADN ?
Le problème du soupçon, c’est comment s’en débarrasser. La réunion de crise confidentielle, il y a quelques jours à Paris, a esquissé une voie de sortie. Parmi les personnalités conviées, Michel Poulain, anthropologue belge mondialement respecté, le dit clairement : « Moi, j’ai envie de savoir, c’est devenu un problème international. Les Russes ont réveillé le doute avec de mauvaises manières. Finissons-en une bonne fois avec Jeanne Calment ! »
Certes irréprochables dans les années 1990, les critères de validation pourraient être affinés : retrouver des documents notariés pour expertiser les signatures, exhumer les comptes bancaires, retracer la vie d’Yvonne et de son mari de casernes en sanatoriums, dénicher les originaux des photos pour les analyser.
Certains brandissent aussi l’exhumation, menaçant de transformer la controverse scientifique en film d’horreur au cimetière de Trinquetaille. Combien de cadavres faudrait-il déterrer ? Et lesquels pour déterminer les liens de parenté ? La mère, la fille, le petit-fils ? De toute façon, sa famille ne le souhaite pas, celle du notaire non plus, et les autorités n’ont aucun motif légal.
A vrai dire, le problème pourrait se poser différemment. Car les empreintes génétiques de la doyenne ont déjà été stockées. Un programme baptisé Chronos, conduit par la Fondation Jean-Dausset, a prélevé, dans les années 1990, le sang de centaines de nonagénaires, centenaires… et d’une supercentenaire, Jeanne Calment. Le biologiste François Schächter, alors responsable de l’opération, nous révèle que de l’ADN et des cellules avaient été extraites de son plasma.
Tenue par l’anonymat des recherches, la Fondation ne confirme pas les identités, mais nous précise que l’ADN des donneurs de Chronos est toujours conservé à − 80° C dans ses congélateurs. Quant aux cellules, elles trempent dans l’azote liquide, à quelque − 196° C.
« Plaisir complice »
C’est là que Steve Horvath surgit, comme le lapin du chapeau, sommité de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA). Spécialiste de l’épigénétique, il a mis au point une « horloge du vieillissement » permettant de déterminer l’âge d’un individu avec son seul ADN. La méthode reste-t-elle fiable avec des supercentenaires, dont il est établi qu’ils vieillissent plus lentement que les autres ? Aucun problème, assure M. Horvath. « Nous avons déjà un échantillon de quarante supercentenaires, et ce serait pour nous un honneur de réaliser cette opération gratuitement pour Mme Calment », offre le généticien.
Pour l’instant, l’incendie allumé par MM. Zak et Novosselov flambe encore. Dans certains domaines scientifiques – comme la très lucrative gérontologie –, les chercheurs russes peinent à exister : s’y imposer suppose un long parcours d’obstacles, avec résultats et publications. Qu’ils l’aient calculé ou non, créer le scandale en s’attaquant à la « Doyenne de l’humanité » s’est révélé pour eux un raccourci imparable vers la célébrité.
Le 4 août 1997, à midi, la Maison du lac annonce « la mort subite » de Jeanne Calment. Après son 121e anniversaire, particulièrement exubérant, l’établissement avait été accusé d’en avoir fait « une bête de foire ». Le quotidien La Provence s’était offusqué de « l’impudeur de ces rendez-vous », auquel Jeanne Calment prenait « un plaisir complice ». Depuis, les visites lui avaient été coupées, ses photos décrochées des murs à l’accueil.
De la vieillesse, symbole de déchéance en Occident, Jeanne Calment avait fait sa gloire. Désormais seule au premier étage, la star s’était muée en une toute petite vieille dame, 1 m 43, 40 kg à peine, des capacités mentales en régression.
« L’ennui l’a tuée », assure Jean-Claude Lamy, auteur d’un livre sur elle. Même ses proches avaient été éloignés. A la retraite anticipée, Victor Lèbre, son médecin, se faufilait parfois en cachette. Et Laure Meuzy aussi, mutée loin d’Arles. A sa dernière visite, Jeanne Calment l’avait embrassée en lui disant : « Vis jusqu’à 135 ans, je te protégerai. Pour emmerder tout le monde. » Laure Meuzy est sûre d’y arriver. Elle a 71 ans et elle ne les fait pas.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire