Par Séverin Graveleau Publié le 11 février 2019
Si le principe et les objectifs de l’inclusion scolaire des élèves en situation de handicap sont majoritairement partagés par les enseignants, sa mise en œuvre au jour le jour se révèle plus compliquée.
Il y a des questions sensibles que les enseignants évitent d’aborder en dehors des salles des professeurs. Ils les posent, en revanche, plus facilement sur les réseaux sociaux, où l’anonymat leur est garanti : peut-on accueillir « tous » les élèves en situation de handicap dans les écoles, collèges et lycées ordinaires ? Comment enseigner à ces jeunes différents, dans une école qui peine déjà à compenser les inégalités de naissance des élèves « ordinaires » ? Quelle pédagogie utiliser ? Et avec quelle légitimité ?
La question du handicap à l’école n’est pas un tabou : elle fait régulièrement l’actualité sous l’angle de la précarité des accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH), qui assistent en cours les jeunes qui en ont besoin. Ou du parcours du combattant des parents pour faire scolariser leurs enfants à l’école « normale ». Ces deux problématiques ont une nouvelle fois été au cœur de la concertation « Ensemble pour l’école inclusive » lancée en octobre 2018, et dont un bilan a été présenté lundi 11 février à Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale, et Sophie Cluzel, secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées.
Mais on parle moins du désarroi des enseignants, mis au défi de faire vivre cette « école inclusive » élevée au rang de principe depuis la loi de 2005. « Il est compliqué de dire : “Je n’y arrive pas avec untel”, sans prendre le risque de passer pour le vilain enseignant qui ne veut pas jouer le jeu de l’inclusion », résume une enseignante d’histoire-géographie de l’académie de Nice. Tout comme les autres professeurs ayant accepté de témoigner, elle préfère garder l’anonymat. Comme eux, aussi, elle confie ne pas s’être toujours sentie à la hauteur quand on lui « balance » dans sa classe « du jour au lendemain » un adolescent, « sans dire pourquoi il est là, ni comment on peut l’aider ».
Comment faire, s’interroge-t-elle, avec cet élève de 5e qui « parle seul, fait des bruits, s’énerve de manière aléatoire et parfois violente, refuse tout travail scolaire, perturbe les autres, n’arrive pas à prendre son cours » ? « On ne nous donne pas les moyens pédagogiques, humains et financiers pour bien accueillir ces jeunes », assure de son côté Arnaud, un professeur de SVT francilien.
Manque de formation
Aucun enseignant n’est évidemment opposé à l’inclusion. Mais « on manque de formations » lancent-ils en chœur. Une étude d’octobre 2018 du département de statistiques du ministère de l’éducation montrait ainsi que si plus de huit enseignants sur dix accueillent sans hésitation les élèves dyslexiques ou autistes, des jeunes ayant des troubles cognitifs ou moteurs, la moitié d’entre eux considèrent cette expérience comme « positive, mais difficile » et les trois quarts se montrent insatisfaits des offres de formation en la matière. Un ressenti partagé tant par les enseignants des classes ordinaires que par ceux des unités localisées pour l’inclusion scolaire (ULIS).
Cette peur d’être dépassé, assez généralisée, « s’explique d’abord parce que les enseignants ont face à eux de plus en plus d’élèves en situation de handicap », commente José Puig, directeur de l’Institut national supérieur de formation et de recherche pour l’éducation des jeunes handicapés et les enseignements adaptés (Inshea). Entre 2006 et 2017, leur nombre est en effet passé de 29 000 à 140 000 dans le second degré, et de 89 000 à 181 000 dans le premier degré. Mais le directeur de l’institut confirme le manque criant de préparation des enseignants pour s’adapter à cette nouvelle donne. La durée de formation initiale oscillerait entre six et quarante heures selon les Ecoles supérieures du professorat et de l’éducation. Quant à la formation continue, elle est « réduite à peau de chagrin » en raison des difficultés de remplacement.
« J’ai envoyé plusieurs mails à mon inspection, j’ai contacté la conseillère pédagogique du secteur spécialisé pour leur faire part de mon besoin de formation. Un établissement avait même accepté de m’accueillir pour me former. En vain », confirme Mathilde. Cette enseignante de 23 ans, pourtant volontaire pour commencer sa carrière dans un dispositif ULIS, s’est vu proposer des formations concernant « d’autres types de handicaps » que ceux auxquels elle est confrontée en classe. « Je m’informe sur Internet, dit-elle, et je lutte pour garder confiance en moi face à ces jeunes. » « Je me suis débrouillée comme j’ai pu, raconte de son côté Jeanne, professeure d’anglais à Nice. Je me suis adaptée à cette élève qui avait un lourd handicap moteur, à cet autre déficient mental, et tout s’est bien passé. Mais quel sentiment de solitude ! »
« Ils ont souvent déjà les outils pédagogiques »
Des enseignants déstabilisés par quelques élèves dits « aux besoins éducatifs particuliers », Corinne Gallet, formatrice à l’Inshea, en voit passer régulièrement. « Ils ont parfois l’impression d’être piégés », commente-t-elle. Par une méconnaissance des handicaps, par la peur de mal faire, mais aussi par celle de ne pas savoir gérer leur différence au sein du groupe. « Est-ce que je dois dire aux autres qu’il a un handicap, au risque de le stigmatiser ? », s’interrogent-ils. Les enseignants ignorent parfois que les outils didactiques et pédagogiques pour accompagner ces élèves sont les mêmes que ceux qu’ils utilisent ou devraient utiliser avec n’importe quel jeune en difficulté, fait-elle valoir.
« Se focaliser sur les pathologies des élèves effraie les enseignants, leur donne l’impression qu’on leur demande de faire un autre métier », confirme Marie Toullec-Théry, chercheuse en sciences de l’éducation. Et, pourtant, la « question centrale », celle des obstacles aux apprentissages et de la différenciation pédagogique, concerne bien « tout élève » en difficulté.
Une différenciation pédagogique impossible à mettre en place dans des classes « surchargées », estiment bon nombre d’enseignants. « Différencier ne veut pas dire qu’il faut être en permanence derrière chaque élève », précise la chercheuse. C’est pourtant ce que pensent certains enseignants, et certains parents, qui réclament la présence permanente d’un accompagnant pour compenser le professeur, et non plus le handicap du jeune. De quoi expliquer l’augmentation spectaculaire des demandes d’AESH ces dernières années.
Mme Toullec-Théry cite plusieurs outils pour mettre en œuvre cette différenciation pédagogique au bénéfice de « tous » les élèves : mise en place de groupes de besoin ponctuels (« classe en barrette »), coenseignement, dispositif « plus de maîtres que de classes », accompagnants mutualisés, etc. Ces outils reposent à chaque fois sur une forte coopération entre professeurs, enseignants spécialisés, accompagnants, psychologues scolaires et direction. Jeanne, l’enseignante d’anglais niçoise, confirme : « Plus qu’une formation, je crois que l’inclusion scolaire nécessite surtout d’apprendre à travailler collectivement ; là est sans doute le défi principal. »
Ecole inclusive : un plan d’action en mars
Le compte rendu de la concertation « Ensemble pour l’école inclusive », lancée en octobre 2018, a été présenté lundi 11 février. Il fait ressortir trois « priorités d’approfondissement », expliquent le ministère de l’éducation nationale et le secrétariat d’Etat chargé des personnes handicapées dans un communiqué commun : « renouer la confiance avec les familles » d’enfants en situation de handicap, en accélérant et en simplifiant leurs démarches auprès de l’institution, « soutenir l’équipe éducative » en favorisant la coopération avec l’ensemble des professionnels de l’éducation nationale et médico-sociaux, et enfin « revaloriser le métier d’accompagnant ». Un plan d’action détaillant l’ensemble des mesures retenues doit être présenté « courant mars ».
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