Au Centre du sommeil et de la vigilance, le 11 septembre à Paris. Environ 7 000 personnes consultent chaque année cette unité spécialisée de l’Assistance publique–Hôpitaux de Paris (AP-HP) dirigée par le professeur Damien Léger. Photo Edouard Caupeil pour Libération
Souvent négligées, les insomnies, hypersomnies et autres narcolepsies, qui touchent un Français sur trois, font l’objet de toutes les attentions au Centre du sommeil et de la vigilance de Paris. Et d’un ouvrage drôle et pédagogique de Matthew Walker.
C’est un cri dans la nuit. Une mise en garde qui, petit à petit, rejoint les oreillers du monde entier : on oublie que, bien roupiller c’est la santé. C’est en somme le message que martèle le Dr Matthew Walker. Vingt ans déjà que ce professeur de neurosciences et de psychologie à l’université de Berkeley (Californie) décortique les mécanismes à l’œuvre quand nous dormons. Le sommeil est même devenu pour lui une «obsession», qu’il entend faire partager avec le plus grand nombre. Dans Pourquoi nous dormons - Le pouvoir du sommeil et des rêves (1), cet aficionado du dodo entreprend un «voyage fascinant, ponctué de découvertes», dont il espère qu’il «transforme notre compréhension du sommeil pour que nous cessions de le négliger».
Car c’est là le cœur de son propos : là où d’autres enjeux de santé publique tels que la nutrition, le tabagisme ou l’alcool font l’objet de vastes campagnes de prévention, la nécessité de bien dormir, elle, fait un peu figure de parent pauvre. Alors, avec humour et pédagogie, Walker rappelle les vertus de ce «fournisseur de santé universel» pour le corps comme pour l’esprit. «Aucun aspect du corps humain n’est épargné par le mal incommodant et toxique que provoque le manque de sommeil», alerte-t-il. Et d’égrener les conséquences sur le poids, le diabète, la dépression ou encore les facultés de concentration. En France, environ une personne sur trois est concernée par des troubles du sommeil (insomnie, apnée du sommeil, hypersomnie, narcolepsie…) et nos nuits ont rétréci d’une heure et demie en cinquante ans, selon l’Institut national de la santé et de la recherche médicale. Ne serait-il pas temps de se réveiller ?
«C’est assez compliqué de convaincre les pouvoirs publics de s’attaquer à cette problématique», déplore Damien Léger, responsable du Centre du sommeil et de la vigilance de l’Hôtel-Dieu. Sans se montrer alarmiste, ce spécialiste se dit lui aussi «inquiet» : «Les villes évoluent de telle manière que l’on voudrait que les nuits soient désormais semblables au jour. Or cela peut avoir des conséquences catastrophiques», détaille-t-il. Résultat : environ 7 000 personnes consultent chaque année au sein de cette unité spécialisée située en plein cœur de Paris. Et 2 000 y sont hospitalisées. Pendant quarante-huit heures, leur activité, nocturne comme diurne, est passée au crible : rythme cardiaque et respiratoire, activité cérébrale, mouvements des paupières…
«Profonde blessure»
En jogging gris pâle, assise en tailleur sur son lit, au 4e étage de l’hôpital parisien, Houria, 39 ans, s’excuserait presque de son accoutrement imposé. Comme ses voisins de chambre, elle doit composer avec des électrodes placées sur son crâne et une forêt de fils reliés à un boîtier situé contre sa poitrine. A cinq reprises au cours de la journée, elle et les autres patients sont plongés dans des conditions favorables à la sieste. Et, comble du luxe, disposent d’un lit double, dans une chambre aux murs colorés et sans téléviseur. Depuis le poste de soins, l’équipe analyse alors ce qui se trame, grâce à des caméras de vidéosurveillance et des capteurs qui donnent des courbes en temps réel, afin de mesurer notamment en combien de temps le patient sombre.
Houria, ex-consultante dans la finance de marché, attend de cette courte hospitalisation des réponses sur ce qui la fait souffrir depuis si longtemps. Est-elle atteinte d’insomnie, comme 16 % des Français ? Son horloge biologique est-elle en décalage avec le rythme jour-nuit ? Un trouble n’excluant pas l’autre, souffre-t-elle d’apnée du sommeil ? «Mal dormir peut s’apparenter à une profonde blessure», appuie Damien Léger, pour qui ce mal peut aussi «révéler d’autres difficultés, relatives aux risques psychosociaux, par exemple». «Là, je me sens comme fracassée par dix trains. Je n’ai qu’une envie, c’est dormir», souffle Houria, d’un air las.«Pourtant, pour y arriver, il me faudrait au moins une anesthésie générale», ajoute-t-elle aussitôt.
Photo Edouard Caupeil pour Libération.
Avec le recul, elle pense avoir traîné ses problèmes de sommeil depuis l’enfance, mais ce n’est qu’à l’âge de 20 ans qu’elle a réellement pris conscience de leur ampleur. Au cours d’une visite auprès de la médecine du travail, elle évoque ses «douleurs diffuses, migraines et autres nausées», quand enfin, le médecin lui pose cette simple question : est-ce que vous dormez bien ? Un déclic. «J’ai réalisé que j’avais le sommeil très léger. J’entendais tout ce qui se passait, j’étais sans cesse en train de cogiter», raconte-t-elle, jusqu’à ne dormir que trois ou quatre heures par nuit. Le médecin la juge inapte au travail, mais Houria refuse ce constat aux airs d’«échec». Alors, elle tient bon, tant bien que mal. Jusqu’à 2014. «Mon corps ne suivait plus», résume-t-elle. Et de poursuivre : «Je ne pouvais plus travailler, j’ai dû retourner chez mes parents, je me suis désociabilisée… Ma maladie a eu un impact dévastateur sur ma vie. Pourtant, pour beaucoup, ce n’est pas vraiment une maladie»,déplore-t-elle. Matthew Walker use d’une analogie bancaire en guise d’alerte : «Le cerveau ne récupère jamais complètement le sommeil dont il a été privé. Nous ne pouvons accumuler cette dette sans payer d’agios.»
«Malade imaginaire»
Dans la chambre voisine, aux murs orangés, Sandrine, 45 ans, a elle aussi souvent connu ce sentiment d’être une «malade imaginaire».Atteinte du syndrome d’Ehlers-Danlos, maladie génétique qui affecte la production de collagène, la brune quadragénaire a été adressée à l’Hôtel-Dieu par une neurologue, sans savoir si ses nuits troublées sont liées à cette pathologie. L’hospitalisation, une première pour cette employée venue du Val-d’Oise, a pour but de confirmer un soupçon d’hypersomnie. Ce trouble méconnu, qui touche environ 5 % de la population, se traduit par un besoin excessif de sommeil et une forte somnolence au cours de la journée. «On peut considérer que c’est trop à partir de douze ou quatorze heures de sommeil», éclaire Damien Léger. Son service est l’un des rares centres de référence français sur le sujet. «On accueille plusieurs centaines de personnes chaque année, trop souvent prises pour des paresseux. Or cette vision stigmatisante peut entraîner un retard de diagnostic»,avertit le médecin.
«Nous voulons avoir l’air occupés, et l’un des moyens d’y parvenir est de se targuer de faire des courtes nuits»,observait aussi Matthew Walker auprès du Guardian l’année dernière. Or les vrais «petits dormeurs» sont en réalité très rares. Pour être bien, Sandrine, elle, aurait besoin de neuf à dix heures de sommeil par nuit, mais elle peut aller jusqu’à douze ou treize heures si elle en a l’occasion, sans compter le besoin fréquent de s’allonger en journée… Autant dire, quasi-mission impossible pour cette mère de deux enfants. «Je me lève aussi fatiguée qu’au coucher. Pendant longtemps, j’ai pensé que tout le monde vivait cela», dit-elle d’une petite voix.
Cauchemar
L’épuisement, l’irritabilité et les troubles de la concentration et de la mémoire l’ont poussée à consulter.«Paradoxalement, les hypersomniaques ont un sommeil nocturne de mauvaise qualité, comme si le temps qu’ils passent à dormir dans la journée n’était pas récupéré le soir»,abonde Stéphane Rio, du Centre du sommeil. Lui a déjà vu des patients faire des nuits de dix-huit heures : «Ça peut prêter à sourire, mais pour eux c’est souvent un enfer.»«J’ai essayé la naturopathie, le yoga, ou encore de changer mon alimentation. Maintenant, j’ai besoin de comprendre ce qui se passe, parce que la situation devient réellement handicapante. J’ai peur de perdre mon poste», insiste Sandrine, en arrêt maladie depuis six mois.
«Je ne sais pas si les gens comprennent réellement ce qu’on vit», s’interroge quant à lui Daniel. Cet informaticien de 59 ans a été licencié il y a un an. Depuis, ce qui était jusque-là un «sommeil léger» a viré au cauchemar : «Je peux passer des nuits entières sans dormir, à ruminer, parfois jusqu’à 6 heures du matin.»Conséquence : en début d’après-midi, l’appel de la couette est si fort que Daniel ne peut lui résister. C’est cette source d’angoisse prégnante qui a conduit l’homme en recherche d’emploi à pousser les portes de l’Hôtel-Dieu : «Vous m’imaginez piquer du nez comme ça devant mon ordinateur ? C’est impossible», se désole-t-il.
Pourtant, à en croire Matthew Walker, des solutions existent, telles que des «rythmes de travail plus souples, adaptés à tous les chronotypes» (lève-tôt comme couche-tard), ou encore la réhabilitation du «sommeil biphasé», qui pourrait accroître l’espérance de vie. En d’autres termes, une bonne sieste à la mi-journée, d’une vingtaine de minutes maximum. Bonne nuit, patron ?
(1) Editions La Découverte.
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