Pour le sociologue des religions, les scandales vont se multiplier car, depuis 2011, la pédophilie ne relève plus de la justice de l’Eglise mais de la justice civile. Sans compter que les fidèles n’acceptent plus la loi du silence.
LE MONDE | | Propos recueillis par Nicolas Truong
Sociologue des religions et de la laïcité, Olivier Bobineau est membre du Groupe sociétés religions laïcités (Sorbonne-CNRS) et a récemment publié Le Sacré incestueux (avec Joseph Merlet et Constance Lalo ; Desclée de Brouwer, 2017) ainsi qu’une bande dessinée, L’Empire. Une histoire politique du christianisme. Tome 1 : La Genèse, en 2015 ; Tome 2 : Sodome et Gomorrhe, le 5 septembre 2018 (Les Arènes). Il analyse les raisons des récentes révélations qui touchent l’Eglise catholique.
Pourquoi les révélations d’affaires de pédophilie sont-elles si importantes aujourd’hui ?
Elles sont choquantes dans l’opinion publique dans la mesure où ces affaires témoignent d’une confrontation entre deux figures sacrées. Celle du prêtre tout d’abord, issue de la société traditionnelle et dont la légitimité vient d’en haut. Depuis le concile de Trente (1545-1563), le curé est à part, intouchable, sacré. Lors de notre enquête, un expert interviewé le résume ainsi : « Touche pas à mon corps, touche pas à ton corps (condamnation de la masturbation) et touche pas à son corps (celui de la femme, de l’autre). »
« L’ENFANT EST DEVENU INTOUCHABLE, ÉMINEMMENT PRÉCIEUX, BREF, SACRÉ. »
Ensuite, cette figure sacrée vient abuser sexuellement de la figure sacrée de la société moderne, l’enfant. En quoi est-il sacré ? On est passé d’une famille patriarcale, centrée sur le père, comme le rappelle le philosophe et historien Marcel Gauchet, à une famille centrée sur l’enfant. L’enfant aujourd’hui est source d’espoir et de sens pour la famille. Il est désiré, chéri et cher. Cher, car il est l’objet d’un investissement économique – demandez aux « industries du bébé » qui inventent toutes sortes de produits pour nourrissons et enfants depuis les années 1980 ! –, alors que, dans la société traditionnelle, il est simplement celui qui s’occupera plus tard des parents. Chéri car c’est l’enfant-roi, centre de l’affection des familles et des préoccupations, de plus en plus chronophages. Désiré, car les parents se projettent en lui : il réalisera ce que n’ont pu accomplir ses géniteurs. Par conséquent, il est devenu intouchable, éminemment précieux, bref, sacré. Mais sa légitimité à lui ne vient pas d’en haut, mais d’en bas, des sociétés démocratiques individualistes.
Ces révélations sont importantes aujourd’hui – et nous ne sommes qu’au début ! – puisqu’il a fallu attendre que l’Eglise lâche prise sur la mise en justice des prêtres pédophiles qu’elle jugeait et encadrait en interne concernant les affaires de mœurs.
En effet, depuis l’invention de la curie en 1089 jusqu’en 2011, autrement dit pendant neuf cent vingt-deux années, la curie a géré en interne les problèmes de mœurs quand ils relevaient des prêtres. Or, en mai 2011, sous Benoît XVI, une circulaire rédigée par la Congrégation pour la doctrine de la foi considère que, en « matière d’abus sexuel, il s’agit de s’en remettre à la justice des Etats ». Fini, au moins au niveau central, de conserver cela au sein de l’Eglise : la pédophilie ne relève plus de la justice de l’Eglise, mais de la justice civile ! Première fois en neuf cent vingt-deux ans de règne ! De ce fait, ce lâcher-prise a ouvert la porte aux révélations.
De nombreux scandales de pédophilie touchent l’Eglise en Irlande, en Amérique latine ou bien encore en Allemagne. Pourquoi la France semble-t-elle, en apparence, plus épargnée ?
Nous ne sommes qu’au début de ces révélations et il est difficile de donner une estimation. Cependant, le volume n’atteindra pas, me semble-t-il, celui d’autres pays, puisque les occasions de mise en relation entre des enfants et des prêtres sont moindres en France.
D’une part, les enfants fréquentent de moins en moins les églises, le catéchisme (moins de 15 % d’une génération aujourd’hui, alors que, jusque dans les années 1980, c’était 40 %) : c’est la déconfessionnalisation des jeunes générations. D’autre part, le prêtre se fait de plus en plus rare en France – baisse drastique des effectifs – et est de moins en moins légitime à intervenir en direction des enfants : c’est la résultante de la désacralisation du prêtre dans une société qui connaît la sécularisation depuis les années 1960.
En quel sens la pédophilie dans l’Eglise relève-t-elle, selon vous, d’une dimension incestueuse ?
En anthropologie, l’inceste, c’est une conjonction, à un degré prohibé par les lois, de personnes qui sont parentes ou alliées. A ce titre, cela peut être une relation entre des parents et des enfants. En quoi les prêtres sont-ils des parents ? Dans les sociétés humaines, la parenté n’est pas seulement biologique. Elle est d’ordre moral, social, éducatif.
Le prêtre est-il un parent ? L’Evangile de Matthieu (23, 9) dit : « N’appelez personne sur la terre votre père, car un seul est votre père, celui qui est dans les cieux » et « Vous tous, vous êtes frères ». Or l’Eglise catholique romaine a fondé son principe de gouvernement sur la notion de père en déclinant à tous les niveaux le lexique paternel. Au sommet se trouve le pape – papa, en grec. Au-dessous, le « monseigneur » des évêques renvoie à un terme latin qui veut dire l’ancien. Les premiers théologiens sont connus comme les « Pères de l’Eglise ». Les premiers moines étaient les « pères du désert ». Les chefs d’une abbaye sont les abbés (d’un mot araméen voulant dire père). Et, dans les paroisses, le prêtre est appelé « mon père », parfois « père abbé ».
« QUAND UN PRÊTRE-PÈRE ABUSE D’UN ENFANT – SOUVENT APPELÉ « MON FILS », « MA FILLE » –, ALORS OUI, C’EST UN INCESTE AU SENS ANTHROPOLOGIQUE.»
D’où vient cette notion de « religion de pères » qui est en contradiction avec l’Evangile ? C’est l’héritage du paterfamilias des Latins avec son autorité morale, religieuse, juridique, sociale. L’Eglise, dans son institutionnalisation, est l’héritière du droit romain : à l’heure de la chute de l’Empire romain au Ve siècle, l’Eglise se substitue à l’empire déchu pour assurer le lien entre les citoyens en s’inspirant du droit romain.
En outre, tous ces pères sont les représentants de Dieu sur terre. Leur légitimité de paterfamiliass’enracine en Dieu. Quand un prêtre-père abuse d’un enfant – souvent appelé « mon fils », « ma fille » –, alors oui, c’est un inceste au sens anthropologique. C’est même l’inceste des incestes. Ce prêtre, détenteur et promoteur de l’alliance entre Dieu et les hommes, commet l’acte jugé universellement contraire à l’alliance entre les hommes : l’inceste. Le prêtre incestueux, c’est le sacré incestueux.
Comment cette crise est-elle vécue à l’intérieur de l’Eglise, mais aussi chez les fidèles ?
A l’intérieur de l’Eglise, depuis 2011, les évêques ont l’obligation de s’en remettre à la justice civile quand il s’agit d’un prêtre relevant de leur diocèse. Cela étant, et malgré les piqûres de rappel du pape François – sa Lettre au peuple de Dieu du 20 août 2018 condamne les « abus de pouvoir et de conscience, commis par un nombre important de clercs » –, les pratiques sont diverses dans les diocèses… Les dignitaires d’une institution – ce qui est stable dans le temps, qui ne change pas – mettent du temps à changer !
Quant aux fidèles, cette crise est de plus en plus mal vécue : le silence n’est plus accepté. Les fidèles à présent sont prêts à en découdre et veulent que la justice civile soit rendue. Des associations de fidèles se constituent pour libérer la parole et que justice soit faite.
Comment lutter contre la pédophilie dans cette institution ? Que peut faire l’Eglise ?
Les psychologues irlandais et américains distinguent les « pédophiles fixés » dès l’enfance et les « pédophiles régressifs », dont la pédophilie se révèle plus tard selon des facteurs environnementaux, ecclésiaux, qui favoriseraient leur passage. Dès lors, il convient de repérer les « pédophiles fixés » pour les encadrer et les accompagner en faisant en sorte qu’ils ne soient jamais en contact avec un enfant.
« SENSIBILISER LES FUTURS PRÊTRES À L’APPROCHE DES SCIENCES HUMAINES DU CORPS ET DE LA SEXUALITÉ EST NÉCESSAIRE, EN VUE D’UNE MEILLEURE COMPRÉHENSION D’EUX-MÊMES ET DU MONDE MODERNE »
Pour les « pédophiles régressifs », il est possible d’agir sur l’environnement ecclésial. Si l’acte pédophile est un abus de pouvoir sur un enfant par une relation sexuelle, comment éviter cet abus de pouvoir, qui prend sa source dans le monopole du pouvoir sacré dans le corps du prêtre-père ? Le Sacré doit être dissocié du corps du prêtre en passant d’une « religion de pères » à une « religion de frères », en abandonnant le répertoire du paterfamilias, c’est-à-dire en revenant à l’Evangile, où « [vous n’appellerez]personne sur la terre votre père ».
En termes de formation, sensibiliser les futurs prêtres à l’approche des sciences humaines du corps et de la sexualité est nécessaire, en vue d’une meilleure compréhension d’eux-mêmes et du monde moderne. Nous sommes dans une société de consommation, et le prêtre s’est engagé à la pauvreté ; une société de l’émancipation de l’individu, et il s’est engagé à l’obéissance ; une société où l’érotisation et l’expression des sentiments sont très importantes, et on lui demande la chasteté. Cela nécessite pour le moins que la réflexion sur ces sujets soit engagée au séminaire, y compris sur la pédophilie des prêtres.
Quant aux victimes, nous proposons la création d’un « ministère des victimes » qui serait en mesure de réaliser un accompagnement. L’enjeu pour l’Eglise, c’est la foi de ces mineurs et familles brisés. Jésus ne déclare-t-il pas (Evangile de Marc, 9, 42) que : « Et celui qui scandalisera un de ces petits qui croient (en moi), il serait mieux pour lui qu’on lui attache autour du cou une meule à âne et qu’on le jette dans la mer » ?
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