Drôles, cruels, stylés, ils font la pluie et le beau temps. Ces adolescents assoient leur notoriété sur la crainte qu’ils inspirent. Les « normaux » n’ont qu’à bien se tenir.
Collège Léonard de Vinci, à Witry-les-Reims, dans la Marne. MYR MURATET / DIVERGENCE
Le pire cauchemar de tout ado ? Se retrouver seul sur un banc, dans la cour du collège, à faire semblant d’envoyer des SMS. Pire : manger son sandwich en cachette, entre deux rayonnages du centre de documentation et d’information (CDI), pour éviter la cantine. Etre, en un mot, le paria du système de castes qui prévaut durant toutes les années collège, au sommet duquel trônent les « populaires ».
Les familles n’en entendent qu’incidemment parler. « Non, elle, je ne peux pas l’inviter, c’est une populaire… », lâche l’ado dont on prépare l’anniversaire. Drôle de mot, drôle d’autocensure, songera le parent, sans forcément mesurer l’impact de cette hiérarchie implicite sur la santé mentale de sa progéniture.
Chaque année, dans ses consultations, à Paris et à Lyon, consacrées aux souffrances scolaires, la psycho-praticienne Emmanuelle Piquet reçoit un bon demi-millier d’élèves « invisibles aux yeux des autres », atteints de ce qu’elle nomme « le syndrome de popularité ». Ces sept ou huit dernières années, elle a vu le phénomène s’intensifier : « Même les enfants qui n’ont pas de problème de popularité sont tétanisés à l’idée d’en avoir. »
« Bolos », « victimes », « restreints »
Rien de nouveau, se dit-on trop vite, sous les platanes de la cour. A l’âge de l’acné bourgeonnante, ils ont toujours recouvert de leur ombre les rudes relations entre stars et loseurs. Fermez un instant les yeux… Evidemment, des visages vous reviennent. Mais sous l’influence des séries américaines pour collégiens, de la cheftaine pom-pom girl et du footballeur baraqué faisant régner leur loi sur la high school, un nouvel anglicisme, « populaire » (traduction littérale de popular), s’est imposé.
Le populaire ignore les « neutres » ou « normaux », qui ne demandent pas mieux. Méprise ostensiblement le bas de l’échelle sociale interne à la classe : les « bolos », « victimes », « restreints », « K-Sos », « paumés », « blédards », « intellos », « perchés »…. Encore désignés par d’aimables périphrases : « Elle a le seum », « Il s’est trop victimisé »…
Quoique souvent, aucun mot ne soit prononcé. « Ceux qui ne sont pas populaires, on les qualifie moins. Ils n’existent pas aux yeux du groupe », observe, aux premières loges, Benjamin Marol, professeur d’histoire-géo depuis quinze ans dans un collège d’éducation prioritaire de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Aux jeunes collègues, il explique comment « très vite, à la rentrée », repérer les populaires à surveiller « comme le lait sur le feu » :« Après une heure de cours, à son bureau, yeux fermés, se remémorer ce qu’on a vécu, les énergies négatives, les tensions, là où ça bouge, vers qui les regards sont tournés… »
« LE MATIN, ILS FONT LA BISE OU “CHECKENT” LA MOITIÉ DE L’ÉTABLISSEMENT AVANT D’ARRIVER, EN RETARD. » BENJAMIN MAROL, PROFESSEUR D’HISTOIRE-GÉO À MONTREUIL
Car le risque de débordements est constant. Ces meneurs ont un « pouvoir considérable ». Signes distinctifs, ils sont plutôt bien faits de leur personne, en tout cas bien dans leur peau. Sont en avance dans leur développement physiologique (taille, poitrine, musculature) et dans leur maîtrise des dernières tendances consuméristes (vêtements, chaussures, portables). Pratiquent les mêmes activités sociales (soirées, sorties, consommation de tabac, d’alcool, de drogues, fréquentation du sexe opposé…). Et se gardent d’être de trop bons élèves. Surtout, ils fuient toute collaboration avec l’adulte, sous peine de chute brutale dans les sondages.
Une bonne dose d’insolence
Si le populaire ne se débrouille pas trop mal, ce doit être sans effort visible ni participation en classe, et sans se départir d’une bonne dose d’insolence. Attitude rebelle oblige.
« Etre un thug life [« un dur »] avec les profs », conseille sur YouTube l’une des nombreuses vidéos adolescentes sur le sujet. « Les populaires électrisent le débat, obtiennent une attention que je n’aurai jamais, admet Benjamin Marol. Le matin, ils font la bise ou “checkent” la moitié de l’établissement avant d’arriver, en retard. Cela peaufine aussi leur popularité. »
L’émotion dans la voix, il se souvient d’une élève brillante, il y a une douzaine d’années, capable d’allier « gentillesse, générosité, charisme » tout en créant du lien dans la classe. « Populaire et bonne élève, dans un collège difficile, cela demande un surcroît d’intelligence. » La demoiselle est devenue juriste.
Ces leaders positifs existent. Emmanuelle Piquet, auteure, en 2017, du Harcèlement scolaire en 100 questions (Ed. Tallandier), les a rencontrés. « Mais les “Lady Di”, comme je les appelle, sont rares. Les “Nellie Oleson” [l’odieuse gamine de La Petite Maison dans la prairie] sont beaucoup plus fréquentes ! Leur puissance relationnelle est liée au fait qu’elles sont méchantes et drôles. Elles ont le sens de la repartie, trouvent des surnoms aux autres. Elles assoient leur popularité sur la crainte qu’elles suscitent. »
Autrement dit par Juliette, 13 ans et de fines lunettes rondes, qui s’auto-qualifie d’emblée de « normale » : « Si t’as les bons critères, tu peux clasher, dire des méchancetés, tu te sens déjà supérieure. Il y a des pestes chez les filles populaires ! Elles s’habillent ultrabien, elles sont toujours en petit groupe d’amies, elles se moquent de toi, te jugent, te rabaissent. J’ai arrêté le basket à cause de ça, je stressais avant d’y aller. » Avec son 17,5 de moyenne générale, Juliette, qui vient d’entrer en 3e, réussit l’exploit de passer relativement inaperçue.
Surnoms humiliants, quolibets, pichenettes
Sa stratégie ? « Si on m’insulte, je renvoie la pareille. Dès le début, faut montrer aux populaires que t’es là, que tu te laisses pas marcher sur les pieds, sinon tu deviens tête de turc. »
L’adorable collégienne en tee-shirt fleuri poursuit, sur un ton de taularde de cinéma : « Il y en a qui se laissent faire, c’est les “paumés”. Eux, on ne leur parle pas. C’est des garçons à fond dans les jeux vidéo, dans les mangas. Des filles qui s’habillent pas de notre âge, elles ont un tee-shirt avec une souris dessus en 6e ; elles sont timides, pas drôles, elles collent les autres, on voit qu’elles n’ont pas de personnalité. Ou alors les très bons élèves, un peu intellos, qui ne bougent pas. C’est dur pour eux, même s’ils ne le disent pas… »
A eux les surnoms humiliants, quolibets, pichenettes ou coups de pieds… L’isolement, surtout, qui s’affiche et se renforce sur les réseaux sociaux. Démonstration par Juliette, qui décrypte les comptes Instagram de sa classe : « Tous les populaires ont des “Insta” pour montrer qu’ils ont beaucoup d’amis. Céleste a 504 abonnés, son compte est beau, avec des photos ligne par ligne, on la voit en bande, ou alors de dos sur un coucher de soleil. Sur les photos, il y a les noms de ses amis, des populaires qu’elle a identifiés même s’ils ne sont pas sur la photo. Là, c’est le compte d’un gars populaire, il remet sa mèche au bord de la piscine, il fait du paddle… Et là c’est le compte d’Anna, 46 abonnés, des feux d’artifice, un lapin de Pâques, la tour Eiffel… Une populaire ne posterait jamais ça ! Il n’y a que seize “J’aime”… »
L’appartenance à tel groupe Whatsapp, le nombre d’abonnés, les « J’aime », « Lire », « Flammes » obtenus, tiennent comptabilité publique, constante et humiliante, des amitiés.
Le Web enfonce le clou. « On voit aussi dans le virtuel que l’élève est exclu. Là non plus, il ne peut pas se faire d’amis. Et c’est un cercle vicieux. A la rentrée, on ne repart plus d’une page blanche, les ados ont des a priori avant même de se voir », regrette le porte-parole de la Fédération de parents d’élèves de l’enseignement public (PEEP), Samuel Cywie. Les parents les mieux informés tremblent. Comme ce représentant de la FCPE, fédération concurrente, dont la fille fréquente le collège d’un quartier parisien plutôt huppé : « Elle a la chance de faire partie d’un petit groupe avec des gens qui sont populaires. Mais elle est considérée comme trop proche des gars, moins fille, moins genrée. Elle a réalisé la fragilité de son statut… »
« Le jeu de la contamination »
Qui est étiqueté « victime » dans le Top-popularité de la 4e-B peut vite se retrouver victime, au sens propre, de harcèlement (10 % des collégiens sont concernés, selon le ministère de l’éducation nationale).
Repérer et recadrer les populaires, afin de protéger ceux qu’ils menacent : une nouvelle compétence à intégrer aux formations de professeurs. « Les leaders ont souvent un surcroît (ou pseudo-surcroît) de maturité, mais leur public grandit lui aussi, devient moins impressionnable, explique Benjamin Marol. Alors ils doivent surenchérir, aller sans cesse plus loin. » Les jeunes patients d’Emmanuelle Piquet confient de redoutables violences symboliques. Comme « Le jeu de la contamination », qui fait du « bolos » un Intouchable à l’indienne. Le groupe mime l’agonie lorsqu’il s’approche. Feint de désinfecter quand il s’est appuyé quelque part.
« L’AN DERNIER, LA MODE ÉTAIT À LA MARINIÈRE. A LA TAILLE DES RAYURES, LES FILLES SAVAIENT SI ELLES VENAIENT DU MONOPRIX OU DE CHEZ AGNÈS B. » MARIE-PIERRE CHABARTIER, DIRECTRICE D’UN COLLÈGE-LYCÉE PRIVÉ MARSEILLAIS
Dénigrement, relégation puis harcèlement… Marie-Pierre Chabartier, directrice d’un collège-lycée privé marseillais, tente d’enrayer le processus. Depuis quelques années, elle sensibilise aux dangers du numérique, interdit portables et marques, imposant le tee-shirt uni.
A tout prix, en finir avec ces cours de sport « où les populaires choisissent qui sera dans leur équipe »,ostracisant les autres. Avec ces plans de classe dessinés par les mêmes chefs autoproclamés, au nez et à la barbe des profs. « L’an dernier, la mode était à la marinière, se souvient-elle. A la taille des rayures, les filles savaient si elles venaient du Monoprix ou de chez Agnès b. Les parents couraient dans les boutiques le soir pour que leur fille soit acceptée dans le bon groupe ! »
Les réseaux sociaux ont bon dos. L’inquiétude des parents, eux-mêmes ultra-connectés, alimente le phénomène, a compris Emmanuelle Piquet. Leur enfant saura-t-il développer ses capacités relationnelles ? « A Noël déjà, dit-elle, en grande section de maternelle, certains demandent à la maîtresse combien d’anniversaires il y a eu dans la classe. En fonction de ça, et du nombre d’invitations reçues, ils évaluent la popularité de leur enfant ! »
La psychothérapeute s’interroge sur cette nouvelle injonction des parents, cette idée que leurs enfants ne peuvent réussir sans cette capacité à être aimé, à se constituer un réseau. « Ils ne leur demandent pas seulement de bien s’entendre avec les autres, mais d’être leaders, charismatiques ». De futurs dirigeants de la start-up nation.
Guide de survie en milieu scolaire
La situation. Jean-Paul a 12 ans, de grosses lunettes, 18 de moyenne et un prénom sujet à railleries. Dans la cour, personne ne lui parle, il ne parle à personne et préfère se donner une contenance en se plongeant dans un livre. Mais Lucas et sa bande ne le laissent pas tranquille. Depuis septembre, le « beau gosse », le « populaire » et ses sbires viennent le taper et l’insulter à chaque récréation. « Alors le k-sos, toujours tout seul ? !! », « Alors mon pote, tu vas faire la fête ce week-end ? Avec ta grand-mère ? », des mots blessants ponctués de coups de coude, de cartable renversé et autres humiliations. Tétanisé, complexé par son physique frêle, Jean-Paul encaisse et n’ose rien répliquer si ce n’est un faible « Arrête, lâche-moi maintenant. »
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