Cette pédopsychiatre montre comment les sciences sociales éclairent l’étude de l’autisme ou de la psychose. Elle lance une enquête participative sans précédent sur la phobie scolaire.
LE MONDE | | Par Florence Rosier
« Nous sommes la seule société qui ne donne pas de rites à nos adolescents. (…) Une civilisation qui ne se rend pas compte de ce besoin de croire de ses adolescents est en crise », déclarait la femme de lettres Julia Kristeva dans la série télévisée canadienne « Contact, l’encyclopédie de la création ».
Ce mot de philosophe, Laelia Benoit pourrait le reprendre à son compte… de pédopsychiatre et de sociologue. Une double casquette précieuse, dans un univers qui tend à favoriser les parcours ultraspécialisés. Une journée par semaine, la docteur Benoit consulte à la Maison des adolescents-Maison de Solenn (hôpital Cochin, AP-HP, Paris). Les quatre autres jours, elle les consacre à ses recherches dans une unité Inserm, au Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations.
« Tout en étant clinicienne, Laelia Benoit a une vraie pensée de sociologue ; c’est assez unique, salue le professeur Bruno Falissard, pédopsychiatre et directeur de ce centre de recherche. En même temps, elle est typique de cette nouvelle génération de pédopsychiatres français qui n’hésitent pas à croiser les regards sur un même sujet. Ils se demandent d’ailleurs comment leurs aînés ont pu en arriver là : à cette guerre permanente entre différents courants de pensée : psychanalyse, neurosciences, thérapies cognitives… »
Souriante et déterminée, Laelia Benoit, 30 ans tout juste, n’a pas perdu de temps. En parallèle de sa formation médicale, elle suit un master 1 de biologie moléculaire, puis un master 2 de psychologie… et un autre de sociologie en santé des populations et politiques sociales, à l’EHESS. Ces chemins de traverse – un exploit en soi –, la jeune pédopsychiatre les fait converger, ouvrant des perspectives inédites sur l’autisme, la psychose, la déscolarisation…
Laelia Benoit a ainsi lancé une enquête sur la phobie scolaire. Car, à l’heure où la plupart de nos jeunes ont retrouvé le chemin de l’école, d’autres s’y égarent. « Certains y voient un phénomène de mode. Pourtant, des enseignants expérimentés disent qu’ils ne voyaient pas tant de ces “refus scolaires” en début de carrière. »
Un exemple de recherche citoyenne
Coconstruite avec les familles, cette enquête « est un exemple de recherche citoyenne et participative », souligne la psychiatre. Y compris dans son financement, via la plate-forme philanthropique Thellie. Objectif : fournir un état des lieux de ce trouble en France, pour améliorer les interventions précoces auprès des enfants déscolarisés.
A cette fin, un questionnaire évalue l’impact social de la phobie scolaire. Les parents ont-ils dû aménager leur temps de travail ? Se sont-ils sentis soutenus par l’école, par les professionnels de santé ? Ont-ils dû faire appel à des prestations de soins non remboursées ? Mais aussi : quels sont les profils de ces jeunes ? A quel âge est apparu leur blocage ? Quelles en ont été les causes, que l’on sait très variées : harcèlement, troubles des apprentissages, troubles anxieux ou dépressifs, angoisse de séparation d’avec la famille, pression scolaire… ? Quelles prises en charge, quelle éducation ont été proposées ? Et comment l’enfant s’en est-il sorti ?
« C’est la plus grosse étude sur le sujet menée en France », se réjouit Luc Mathis, président de l’Association phobie scolaire, qui a participé à l’élaboration du questionnaire. Déjà diffusé auprès des familles de cette association, l’éducation nationale pourrait contribuer à élargir sa distribution dans les collèges et lycées de six académies.
« La phobie scolaire est toujours un peu suspecte, déplore Luc Mathis. On la voit tantôt comme un caprice de l’enfant, tantôt comme un effet d’une famille dysfonctionnelle. En réalité, c’est un problème mal compris. D’où l’importance de ces recherches. »
Laelia Benoit partage un constat récurrent : la société change plus vite que l’école. « Nous aurons besoin de gens qui sauront s’adapterà ce monde moins stable. Cela peut engendrer de l’insécurité. D’où l’importance d’un socle humain sécurisant. » Nos enfants doivent aussi apprendre à apprendre, à rebondir après un échec, à innover…
Autre sujet complexe : l’autisme. En 2017, Laelia Benoit publie un Rapport d’évaluation sur le parcours précoce des enfants avec troubles du spectre de l’autisme (…) en Pays de la Loire. Partant des témoignages des parents, ce rapport révèle des difficultés inattendues. Un exemple : « Malgré les politiques de sensibilisation sur l’autisme, les parents rencontrent encore des généralistes dont le manque de formation retarde la prise en charge. »
Laelia Benoit s’intéresse aussi à la psychose. En 2017, elle publie dans PloS One un travail suggérant pourquoi le diagnostic précoce du risque de psychose est peu implanté en France. « Ce risque paraît trop incertain aux psychiatres pour être annoncé, du fait du jeune âge de leurs patients. » Par ailleurs, la France bénéficie d’une meilleure couverture des frais de santé que ses voisins. Les patients n’ont donc pas besoin de déclarer un diagnostic de risque à leur mutuelle – ni les médecins de leur annoncer. Du coup, « ils peuvent prendre en charge discrètement ces jeunes à risque ».
Envie d’un travail relationnel
En 2018, elle montre, avec Valentina Deriu et Marie-Rose Moro (directrice de la Maison de Solenn), que le courant international qui encourage les interventions précoces dans la psychose s’est construit en ignorant les minorités ethniques et les migrants. Or, ces populations aussi peuvent être touchées ! « Il faudrait, par exemple, leur proposer la présence d’interprètes médiateurs culturels, lors du bilan psychologique. »
D’où vient cet intérêt de Laelia Benoit pour les jeunes en difficulté ? « Mon père est radiologue et ma mère était psychologue. Voilà pour l’interprétation bourdieusienne », explique-t-elle. Enfant, elle voulait « être écrivain ». Mais elle suit la filière scientifique des – très – bons élèves. Lycéenne dans un établissement de prestige (Louis-le-Grand, à Paris), elle expérimente ce paradoxe : une exigence d’excellence, couplée à une confrontation avec ses propres limites – ou vécues comme telles. « Elle aborde aujourd’hui avec d’autant plus d’empathie les difficultés des ados confrontés à la pression scolaire », relève François Taddei, qui dirige le Centre de recherches interdisciplinaires(CRI), à Paris, consacré aux nouvelles manières d’apprendre. Après le bac, ce sera finalement la médecine, « par envie d’un travail relationnel ». Sa rencontre avec la psychiatrie scellera sa voie. « J’y étais comme un poisson dans l’eau. »
« MON PÈRE EST RADIOLOGUE ET MA MÈRE ÉTAIT PSYCHOLOGUE. VOILÀ POUR L’INTERPRÉTATION BOURDIEUSIENNE »,EXPLIQUE-T-ELLE.
Son ouverture d’esprit vient de loin. « Ma mère était brésilienne, d’où mon intérêt pour d’autres cultures. C’est ce qui m’a amenée à la sociologie. »Ardente militante du déploiement des sciences humaines et sociales en médecine, elle juge « les méthodes qualitatives, centrées sur les pratiques quotidiennes des gens, pertinentes pour toutes les questions de santé publique qu’on ne sait pas résoudre ».
En 2016, elle a bénéficié d’un des rares postes d’accueil Inserm, « pour lesquels les exigences scientifiques sont très élevées », relève Bruno Falissard. « Très compétente, elle sait gagner la confiance de ceux avec qui elle travaille. Adaptable, elle peut aussi bien travailler dans un monde hiérarchisé que plus horizontal », estime François Taddei. Tous saluent son leadership, son art de faire travailler les gens ensemble. « Elle est parfois un peu cash. Elle dit ce qu’elle pense, d’où un risque de retour de bâton, ajoute Bruno Falissard. Mais, comme elle travaille beaucoup, le risque est limité. » Luc Mathis, quant à lui, apprécie son côté « naturel et humain ».
Cela reste compliqué d’être une femme et de vouloir faire une carrière, glisse-t-elle. « Les attentes à notre égard restent contradictoires. D’un côté, on nous demande d’adopter certains canons masculins comme l’autonomie. De l’autre, on se méfie de nous. »
Férue de voyages, cette hyperactive s’est mise à la danse classique à l’âge de 20 ans. Elle adore l’univers du médecin romancier Mikhaïl Boulgakov, auteur du Maître et Marguerite (1967), au ton burlesque et fantastique, critique sociale et roman d’amour. Ou encore la correspondance de Camus et Maria Casarès.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire