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Dessin Xavier Lissillour
En écrivant sur son frère quasi mutique, âgé de 80 ans et atteint de handicap mental, la philosophe, connue pour son travail sur le monde animal, veut lui donner une histoire, le rattacher à la «communauté des hommes». Cette «catastrophe silencieuse» a guidé aussi ses choix philosophiques, entre fragilité et humanisme élargi à tous ceux qui n’ont pas la parole.
Dans un livre bouleversant, la philosophe Elisabeth de Fontenay, reconnue pour son travail sur le monde animal (1), dresse le portrait de son «petit frère» de 80 ans «absent à lui-même» depuis l’enfance. Gaspard de la nuit(Stock) est la confrontation entre deux êtres que tout semble opposer. Elle, l’intellectuelle, aujourd’hui âgée de 84 ans, convaincue de la puissance des idées, exprime son désarroi face à ce frère atteint d’un handicap mental. Dans ce récit, aussi délicat qu’introspectif, elle le renomme Gaspard, dont la nuit «évoque un soi qui n’a pas accédé à la possibilité ordinaire et prodigieuse de dire "je"». Toujours à bonne distance, loin de tout voyeurisme ou d’épanchement autosatisfait, la philosophe, sur une ligne de crête, se transforme en «enquêtrice incompétente, impatiente, inconsolée», révoltée aussi. Comprendre la «défaillance» de ce frère la renvoie immanquablement à son travail philosophique. «La nuit de Gaspard est une énigme humaine supplémentaire, inattendue, impénétrable», écrit-elle. Habillée d’un pantalon de toile grise, d’une chemise blanche et de baskets New Balance accordées, Elisabeth de Fontenay nous a reçues dans son appartement parisien. Gaspard de la nuit se révèle être un grand livre d’amour d’une sœur pour un frère si différend : «autobiographie» de l’un écrite par l’autre, qui devient portrait des deux, tant Gaspard tient une place essentielle dans celle qui lui prête ses mots. Biographie de deux enfants dont la famille a été portée et bouleversée par l’histoire avec un père célèbre résistant, avocat acquis au Front populaire puis à la République, et une mère qui a perdu les siens durant la Shoah.
Votre frère, atteint d’un handicap mental, a 80 ans. Pourquoi un livre maintenant ?
Quand j’ai vu mon frère se courber et marcher à tout petit pas comme un vieillard, j’ai éprouvé une telle tristesse, une telle douleur que je me suis dit que je ne pouvais pas en rester là, qu’il fallait que j’écrive sur ce qui avait fait événement dans notre histoire commune. Je me suis exercée toute ma vie à accepter sa différence. Mais quand le grand âge l’a assailli en l’espace de six mois, ce changement brutal, affreusement accéléré par les neuroleptiques, m’a tellement impressionnée que c’est le déclic qui a provoqué ce livre.
Qu’est-ce que révélait ce grand âge ?
Il s’est voûté et s’est mis à marcher à petits pas alors que j’étais habituée à le trouver beau, on me disait, et je me disais aussi, qu’il ressemblait à Philip Roth. De plus il était sociable, avec parfois des bizarreries gênantes bien sûr, mais toujours très convenable. Quand nous allions ensemble au restaurant, c’est toujours à lui qu’on apportait l’addition. Sa mère lui avait appris à avoir des manières. Quand on est, comme lui, dépossédé de soi-même, c’est encore plus terrible de vieillir. C’est pourquoi, je cite cette phrase de l’Evangile : «A ceux qui n’ont rien il sera encore enlevé.»
A quoi sert ce livre ?
Ce n’est pas une catharsis. Je voulais faire son portrait tel qu’il s’est dérobé aux siens et au monde. Parler de lui pour le faire exister, le rattacher à la communauté des hommes par l’écriture. La longue catastrophe silencieuse de mon frère pose une question qui me concerne intimement.
Le silence de votre frère interroge aussi votre travail philosophique…
Parler de lui, c’est effectuer une sorte de généalogie de ce travail. J’ai découvert que, paradoxalement, il a été une sorte de maître intérieur. Mes décisions philosophiques ont toujours été prises sous sa garde. Employer les mots de «maître» ou de «garde» peut sembler incongru, mais c’est bien sa présence dans ma vie qui m’a orientée. C’est comme s’il avait veillé sur moi. Mon intérêt pour les animaux vient de lui, de son existence, mon attention à l’histoire immémoriale du pâtir animal a trouvé son origine dans une méditation sur le quasi-mutisme de mon frère. Même si ce mutisme n’a rien à voir avec le silence des bêtes, puisque Gaspard, lui, dispose à la fois de mots et de la syntaxe. C’est dans la volonté d’un élargissement de l’humanisme que je trouve le droit de rapprocher son silence du «sombre mystère animal». J’ai compris qu’il y avait une psyché chez tous les animaux supérieurs, et donc quelque chose comme du sens dans les mécanismes vitaux et comportementaux. Il faut se garder d’analogies hasardeuses et même scabreuses, mais en m’intéressant au psychisme animal, j’en suis venue à réfléchir sur le psychisme énigmatique de mon frère. Et à lui reconnaître une conscience et une sensibilité qu’un certain comportementalisme peut lui refuser, ne voyant dans ses gestes et ses réactions que des mécanismes.
Sur quoi joue cette différence ?
La différence fondamentale de mon frère avec les animaux supérieurs, c’est que lui comme ses compagnons de misère n’expriment jamais seulement des besoins mais aussi des demandes et des désirs. La grande différence entre les animaux et les hommes les plus handicapés est qu’il y a toujours du manque chez les êtres humains, de la négativité, ne serait-ce qu’à cause du langage articulé qui, même s’il leur fait défaut, est toujours déjà ou toujours encore présent en eux, comme leur destination. Désir et parole sont là chez tout être né d’un homme et d’une femme. Avec le langage articulé, l’humanité ne relève plus de l’éthologie, mais de l’histoire. C’est pour cette raison que j’ai tellement tenu à dire que mon frère a une histoire, un devenir dont je ne connais que des traces, une histoire qui s’est interrompue ou enfouie à cause des médicaments. Mais il s’est passé quelque chose et il se passe encore quelque chose dans sa vie.
Votre frère exprime-t-il des désirs ?
Il ne parle pas beaucoup et ignore l’empathie. Mais curieusement aujourd’hui, il s’exprime plus. Il est de plus en plus attentif. Récemment, nous étions au restaurant avec une amie vers qui il s’est tourné, au moment du dessert, pour lui demander : «Et vous, vous ne prenez rien ?» Ou bien, par exemple, il demande le sens des mots qu’il lit et qu’il ne connaît pas. Il exprime là une vraie demande ! Mais en même temps, beaucoup de ses rituels l’étouffent.
Pour mieux calmer les angoisses ?
Oui, mais aujourd’hui, il a de moins en moins de tocs, de troubles obsessionnels du comportement, du moins quand il vit avec moi.
La maladie n’est jamais vraiment nommée dans le livre…
Parce que je ne la connais pas ou parce que les médecins ne savent pas : «psychose infantile», pour moi, ce ne veut pas dire grand-chose. Plus que d’un retard mental, il souffre d’une coupure totale avec le réel. Et ce qui me bouleverse sans doute parce que je suis philosophe, c’est qu’il n’a aucun sens de la causalité. Les événements et ses actions sont juxtaposés, sans rapport les uns avec les autres. Il peut par exemple aller ouvrir le portail alors que la voiture n’est pas dans le jardin.
Vous décrivez votre grand trouble quand vous voyez le film Rain Man avec Dustin Hoffman…
J’étais bouleversée, encore qu’il n’a jamais été diagnostiqué autiste. Il faut dire que l’autisme est un concept relativement récent. Mon frère est né en 1937 et ce diagnostic n’existait pas quand il était jeune, et même plus tard, ce diagnostic n’a jamais été porté, car mon frère a une forme de sociabilité assez déroutante : il aime être entouré, alors qu’il écoute rarement ce qui se dit autour de la table.
Vous ne cachez pas votre agacement, vos emportements…
Je suis parfois brutale avec lui et mon entourage me le reproche. Je le rudoie, je ne le traite pas comme un malade, mais comme mon frère. Quand nous étions enfants, je jouais à l’énerver. Ma justification est que je fais comme s’il était un être humain normal.
Votre mère aussi a «fait comme si» ?
Ma mère a choisi de le rendre sociable, je dis dans le livre qu’elle l’a un peu «mannequiné», il était du coup très sortable, parfait aux repas de famille. Cette sociabilité apparente ne changeait rien à sa coupure avec la réalité.
Pour votre mère, cette apparence sociable représentait peut-être une première étape vers une réelle intégration à la société humaine ?
Oui, j’ai l’impression de continuer un peu son œuvre.
Parler de votre frère, c’est aborder le sujet de la vulnérabilité au cœur de votre philosophie…
C’est à cause de lui que j’ai été intéressée par les philosophes qui font la critique de la domination, comme Adorno et Horkheimer. J’ai essayé de redonner une dignité à la passivité. La philosophie que l’on enseigne généralement est celle du propre de l’homme. On n’a pas droit au titre d’humain si l’on n’est pas capable d’autonomie de la volonté, si l’on n’est pas un sujet rationnel, libre et actif. Je rejette cette définition de l’homme parce qu’elle est excluante. Le titre d’un livre d’Emmanuel Levinas m’a habitée, bien que ce livre parle de tout autre chose : Humanisme de l’autre homme.
A propos de passivité, vous relevez une phrase de votre mère parlant de votre frère en disant «il fait de l’opposition»…
J’ai une dette vis-à-vis de la psychanalyse et surtout envers la psychanalyste Maud Mannoni et sa détestation des évaluations, des échelonnements, des gradations de l’intelligence. Et surtout, je lui suis reconnaissante de la manière dont elle interprète la déficience intellectuelle comme une résistance d’ordre psychotique. Je pense que ma mère avait bien perçu la «résistance» de son fils même si elle n’avait aucune culture psychanalytique. C’est aussi pour cette raison que je peux être dure avec lui parce que je sens, je présume, qu’il en rajoute. J’oublie qu’il n’est pas responsable de ce que je prends pour un excès.
Comment vivre avec un frère qui est un défi à ce que vous êtes…
Je ressens une dette à son égard. S’il a été interné un temps, et soumis à une camisole chimique, ce fut sans doute pour me protéger, parce qu’il avait des crises de violence. Pourtant, il n’a jamais été dangereux, ses colères étaient innocentes et je n’ai jamais eu peur de lui. A la date où il est parti en hôpital psychiatrique, on venait d’inventer les premiers neuroleptiques qui étaient de véritables et définitifs assommoirs. Du coup, il n’a plus jamais fait de colères. Et je me sens un peu coupable de son extinction psychique.
Plutôt que de culpabilité, ne pourrait-on pas parler d’une grande responsabilité ? Votre recours au personnage d’Antigone semble aller dans ce sens…
Antigone revendique en effet cette responsabilité de rattacher, par le rite des funérailles, le fils de sa mère à leur cité contre laquelle il a pris les armes. Alors, c’est comme si j’avais voulu, en évoquant la vie à la fois minuscule et sans limites de mon frère, l’inscrire dans la communauté humaine. Vous avez remarqué sans doute l’insistance du «comme si» quand j’évoque mon rapport à lui…
(1) Le silence des bêtes, Fayard (1998).
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