Pour « La Matinale du Monde », le dessinateur du « Petit Nicolas » revient sur sa passion pour Duke Ellington, le jazz et les musiciens qu’il aime tant croquer.
Père, avec René Goscinny, des célèbres Aventures du Petit Nicolas, Jean-Jacques Sempé est aussi l’auteur de trente-cinq albums de dessins humoristiques. Le dernier paru, Musiques, fait l’objet d’une exposition à Paris.
Je ne serais pas arrivé là si…
Si je n’avais pas entendu Duke Ellington un jour à la radio. C’est un type que j’adorais, que j’adore encore. Grâce à lui, j’ai compris beaucoup de musiques. Grâce à lui, j’ai été ébloui par le talent des autres. Il m’a apporté la joie dont j’avais besoin.
Parce que votre enfance bordelaise n’a pas été très gaie ?
Pas très drôle, non. Je ne sais rien de mon père. C’était le patron de ma maman, qui était secrétaire. Un homme charmant, paraît-il. Il avait séduit ma mère, qui n’était pas mal du tout. Je suis arrivé, ça n’a pas dû être drôle pour tout le monde. Après, il y a eu Monsieur Sempé, mon beau-père. Je me suis appelé Sempé comme lui, ça s’est fait comme ça, il m’a reconnu, je suppose. J’ai été mis en nourrice, j’ai failli mourir parce que j’étais maltraité, ma mère m’a récupéré. Elle et mon beau-père, les pauvres gens, ont fait ce qu’ils ont pu. Ils étaient malheureux, vous savez, alors bien sûr ils se disputaient sans arrêt.
Monsieur Sempé était représentant de commerce…
Il tentait de vendre des boîtes de conserve mais ça ne marchait pas fort. Evidemment, quand il avait vendu quelques boîtes, il fêtait ça et rentrait un peu bizarre à la maison. Ma mère lui faisait des reproches. A la fin, il ne pouvait pas s’empêcher de lui envoyer une bonne paire de baffes. Un jour, ma mère a hurlé « Jeannot ! » – Jeannot, c’était moi – « Jeannot, viens vite, il veut m’étrangler ! » J’ai envoyé un marron à la figure du beau-père, ça l’a mis en colère, il m’a renvoyé un énorme coup de poing qui a fracassé la cloison. Je m’étais baissé, sans ça, le pauvre vieux, il me tuait. A moi, ma mère disait : « Viens plus près que je te donne une gifle que le mur t’en donnera une autre. » Elle m’envoyait une mandale terrible, j’allais ribouldinguer contre la cloison. C’était une ambiance générale, et moi j’étais un petit gosse qui faisait des bêtises tout le temps.
Que ressentiez-vous au milieu de cette violence ?
J’avais honte de maman, qui réjouissait le quartier avec ses jérémiades. Je voulais être comme les autres. J’étais fatigué. La pauvreté, c’était épouvantable ! On n’avait pas les sous du loyer, alors on déménageait pour moins cher, plus loin. Les livres pour l’école, je n’osais pas dire que mes parents ne me les avaient pas achetés, alors je racontais que je n’en avais pas besoin. Je mentais tout le temps, à tout le monde. Je m’inventais une autre vie. Au pharmacien, j’avais dit que j’étais le fils d’un footballeur célèbre, en donnant des tas de précisions. Il était fou de ce footballeur, il a fermé la porte pour qu’on discute. Ça me faisait rire de le voir affolé !
Comment l’enfant pauvre que vous étiez a-t-il vécu les années d’école ?
J’organisais les chahuts. Ça a été des moments de bonheur intense ! Je faisais sortir de la classe tous les copains quand un prof s’absentait. J’ai même fait monter la moitié de l’école sur le toit en prétextant un incendie. Les profs à la fin ne pouvaient pas s’empêcher de rigoler. Ils étaient un peu indulgents. Même si je faisais tout pour que ma situation ne se sache pas, bien entendu, ça s’est su très rapidement.
Je recevais des zéros tout le temps. J’avais raté deux ans d’école, à cause de la guerre. Il n’y avait qu’en français que j’étais bon. Je lisais le magazine Confidences que la voisine passait à ma mère. Dans un courrier des lecteurs, une journaliste avait écrit qu’il fallait tout lire, même les modes d’emploi, pour devenir bon en orthographe. Il n’y avait pas de livres à la maison mais je trouvais des magazines anciens dans les greniers. J’ai acquis une orthographe parfaite, j’en tirais une vanité excessive !
La radio, aussi, a joué un grand rôle…
C’est la radio qui m’a sauvé la vie ! Grâce à elle, très tôt, vers 8-9 ans, j’ai pu entendre aussi bien de la musique classique que de la variété et du jazz. Et des textes, puisque il y avait des pièces radiophoniques. Je me levais la nuit pour écouter les émissions de la radio américaine. Je ne pensais qu’à ça, je fouillais les poubelles pour trouver les programmes de radio. J’ai même réussi à faire arrêter le car du patronage en racontant que mon père allait passer à la radio, pour ne pas rater mon émission de jazz. En pleine campagne du Béarn, on a été demander à des gens d’écouter l’émission chez eux. A la fin, j’ai dit : « Ben non, mon père n’est pas passé, il passera la prochaine fois ! », et on est repartis.
Comment êtes-vous venu au dessin ?
Dans un magazine, j’ai vu qu’un type avait dessiné une situation et mis une phrase en dessous. J’ai trouvé ça rigolo, je me suis dit que j’allais essayer. Mon rêve, à cause de Duke Ellington, c’était d’apprendre le piano. Mais c’était plus facile de trouver un crayon et du papier qu’un piano… Je devais avoir 12 ans, quand j’ai commencé à dessiner comme un fou, tout le temps. Je m’étais persuadé que j’en avais envie. En fait, pas tellement, non. Même maintenant d’ailleurs. Je n’ai jamais eu très envie de dessiner. Ça m’a toujours semblé trop difficile. Mais je me disais que peut-être avec ça, j’allais pouvoir gagner un peu d’argent. Ah, ce n’était pas très poétique !
C’est ce que vous avez fait après avoir quitté l’école à 14 ans ?
D’abord, j’ai tenté la vente à domicile de dentifrice en poudre. Ça n’a pas marché du tout. La première fois que j’ai démarché, je suis tombé sur un brave monsieur paysan, il n’avait qu’une seule dent, et là j’ai eu un fou rire affreux. Je suis devenu livreur d’échantillons de vin à bicyclette (qu’on me prêtait), pour un courtier. Je répondais aussi à toutes les petites annonces du journal Sud Ouest que mon patron recevait, en mentant comme un arracheur de dents. J’aurais fait n’importe quoi pour rapporter un peu d’argent à la maison !
Je suis allé aux Beaux-Arts présenter mes dessins, on m’a dit que pour le dessin humoristique, ça ne servait à rien d’apprendre à dessiner les plis de vêtements. On ne m’a pas proposé de venir en cours. Il fallait sûrement verser un droit d’inscription… Je me suis remis à essayer tout seul. J’ai placé un ou deux dessins à Sud Ouest, c’était horriblement mal payé. J’ai fini par m’engager pour deux ans à l’armée qui m’offrait le gîte, le couvert et une solde, même si elle n’était pas bien grosse.
Vous, le chahuteur, à l’armée ?
Dès les premiers jours, j’ai perdu mon fusil. J’ai atterri en prison. Après ça, j’ai menti pour être muté à Paris, j’ai raconté que je connaissais un ministre ! A la moindre permission, je dessinais, je démarchais les journaux. Le journal Ici Paris en a publié deux ou trois. Mais il a fallu beaucoup de temps avant que j’en vive…
Comment est-ce enfin arrivé ?
Grâce à ma rencontre avec René Goscinny, dans une agence de presse des Champs-Elysées. J’y apportais des dessins pour un journal belge de programmes radio, Le Moustique. On a bavardé, il m’a emmené manger des oursins, je lui ai fait écouter des disques, on est devenus copains. Il était très gentil. Il m’impressionnait parce qu’il débarquait de New York. On voulait s’en sortir, tous les deux, lui aussi en avait bavé. Il était argentin d’origine, toute sa famille ou presque avait été décimée en camp de concentration, il bossait comme aide-comptable à New York.
Le directeur du Moustique m’avait demandé une BD. Et comme je dessinais souvent un petit gosse, il voulait que je lui donne un nom. Dans l’autobus, j’ai vu une pub pour les vins Nicolas, alors je l’ai appelé comme ça, et puis voilà ! J’ai raconté à Goscinny que la BD, je ne savais pas faire. Que je détestais ça, même. Les « Waouh ! », les cases… Moi, j’ai toujours besoin d’espace. Il m’a dit : « T’as ton personnage tout trouvé avec Nicolas. » On s’est mis à travailler ensemble sur des histoires du Petit Nicolas. Après on les a proposées à Sud-Ouest. Monique, la femme de l’éditeur Alex Grall, chez Denoël, les a vues dans le journal quand elle était en vacances à Arcachon. Elle en a parlé à son mari, il nous a proposé de faire des livres. Le rêve ! Goscinny écrivait un texte, moi j’illustrais quand il y avait la place. Au début, ça n’a pas du tout été un succès. On a vendu 28 exemplaires du premier livre, 29 du deuxième…
L’univers du « Petit Nicolas », c’était vos deux enfances réunies ?
C’était surtout inventé ! Les gosses passent leur temps à se donner des marrons et ils ne se font jamais mal. Les parents s’engueulent mais ils s’embrassent tout de suite après. Tu parles ! Je racontais beaucoup d’histoires de foot, d’école, de colos, de bagarres à Goscinny, et lui, il brodait. Je passais un temps fou à faire les dessins. Oh là là ! Dessiner un petit gosse qui courait, c’était difficile pour moi ! Et quand il ne courait pas, c’était pire !
Plus de 5 millions d’exemplaires du « Petit Nicolas » vendus en France et dans le monde, toutes éditions confondues. Comment expliquez-vous ce succès ?
L’innocence. Maintenant, dans les BD, très souvent il y a une tendance un peu érotique. Là vous pensez bien que dans Le Petit Nicolas, la maîtresse, elle ne montre pas ses nichons. C’est un univers intemporel, tout le monde s’imagine qu’il a vécu ça.
A partir du début des années 1960, vous publiez quasiment un livre par an aux éditions Denoël. Vous êtes dessinateur humoriste, votre objectif est atteint ?
Quand on devient ce qu’on rêvait d’être, on s’aperçoit que la part du rêve est bien grande. Je n’étais pas aussi bon qu’il aurait fallu que je fusse.
Vous êtes aussi publié dans des titres prestigieux, comme Paris Match ou Le Nouvel Observateur, et même le New-Yorker, dont vous dessinez régulièrement la « une » à partir de 1978…
J’en ai fait 106 ! The New Yorker, c’était un rêve inimaginable, comme d’entrer dans l’orchestre de Duke Ellington. Un jour, une journaliste du New Yorker est venue faire à Paris une enquête politique. Elle a voulu interviewer un dessinateur, je n’avais rien à dire mais elle est repartie avec un de mes bouquins qu’elle a montré au directeur. Il m’a fait venir. Je suis tombé pratiquement malade tellement j’avais la trouille ! J’étais bègue étant gosse, on n’en guérit jamais. Après quelques mots en anglais, je recommence à pétarader. J’avais peur qu’on me prenne pour le Français arrogant qui ne veut pas apprendre une langue étrangère ! Je côtoyais mes dieux, comme Saul Steinberg… Et j’avais toute liberté, je faisais juste attention aux saisons. Ma première couv’, c’était un type qui hésitait à s’envoler. J’ai eu de la chance parce qu’elle a eu beaucoup de succès.
Vous vous décrivez comme quelqu’un de très laborieux…
Je suis un terrassier. Je recommence sans arrêt, maintenant encore. Je suis à ma table de dessin et je réfléchis jusqu’à ce que ça vienne. Ça vient ou ça ne vient pas. Je dessine des musiciens, en attendant, pour me faire plaisir. Il faut des jours, même parfois des mois pour trouver une idée. Affreux ! Qui travaillerait autant que moi ferait mieux.
Et pourtant, à 85 ans, vous pouvez vous retourner et contempler une œuvre riche !
Avec des creux impressionnants ! Ce que j’ai fait n’a rien de miraculeux, mais je n’ai jamais été méchant, j’espère. Ce que je préfère, c’est Monsieur Lambert, je le relis fréquemment. C’est l’absurdité des gens, les pauvres, un peu démunis à tous points de vue. Des braves gens qui, grâce à Monsieur Lambert, réussissent à se mentir à eux-mêmes, à s’inventer des histoires d’amour merveilleuses et à le faire croire aux autres.
Dans vos dessins, vous donnez une poésie aux petits riens du quotidien…
Voir passer dans la rue une fillette qui gigote, très drôle dans sa façon d’être, avec sa maman qui la suit, ces petites choses-là m’enchantent. J’ai envie de dire à on ne sait qui : « C’est réussi ! » Tous les gens que j’aime sont un peu poètes : les dessinateurs Bosc et Chaval, Robert Doisneau, Charles Trenet, Jacques Tati avec qui j’étais très ami. Oh Tati, mais c’est une merveille, cette fantaisie ! Un jour, il m’a dit qu’un de mes dessins résumait tout ce qu’il avait fait – ce n’est pas vrai. C’était des promoteurs immobiliers qui traversaient un endroit où se construisaient de grands immeubles. L’un disait à l’autre : « Maintenant, il faudrait rendre tout ça plus érotique. »
Vous aimez dessiner les arbres, les villes, les chats et les vélos, et surtout les musiciens. C’est d’ailleurs le thème de votre dernier album …
Je dessine ce que j’aurais voulu être. Je ne m’en remettrais pas, de ne pas être musicien. Vous vous rendez compte qu’à mon âge, je prends des leçons de piano. Et j’en bave ! Et je souffre pour mon pauvre professeur ! Quand je vois passer une jeune fille avec un étui à violon, je me dis : « Quelle merveille de se déplacer avec l’objet de son plaisir ! »C’est si joli.
Propos recueillis par Pascale Krémer
Musiques (coédition Denoël/Martine Gossieaux, 200 p., 35 €).
Les dessins de l’album sont exposés à la galerie Martine Gossieaux, 56, rue de l’Université, Paris 7e, jusqu’au 19 avril.
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