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mercredi 14 février 2018

« Ne livrons pas nos enfants à une économie milliardaire »

Les enfants d’aujourd’hui grandissent dans un environnement inédit, où l’écran est omniprésent. Les bébés qui y sont surexposés développent une addiction et des troubles proches de l’autisme, alerte la psychologue Sabine Duflo dans une tribune au « Monde ».

LE MONDE  | Par 

« Il existe deux effets majeurs de l’exposition massive des jeunes enfants aux écrans. L’un direct, sa potentialité addictive, et l’autre indirect, celle du temps volé à la mise en place d’un attachement sécurisant à son parent. »
« Il existe deux effets majeurs de l’exposition massive des jeunes enfants aux écrans. L’un direct, sa potentialité addictive, et l’autre indirect, celle du temps volé à la mise en place d’un attachement sécurisant à son parent. » COLLECTIF SUREXPOSITION ECRANS

Tribune. L’environnement dans lequel naît et grandit l’enfant aujourd’hui est totalement différent de celui dans lequel ses parents ont grandi. Un objet fait la différence, l’écran ou plutôt les écrans. Quand le bébé y est exposé dès la naissance, quand il y est exposé plus de la moitié de son temps d’éveil, alors son rapport au monde, aux autres et à lui-même est modifié en profondeur. Ces bébés ne sont pas rares : expliquons pourquoi.

Les études portant sur les effets des écrans sur les enfants s’attachent à établir des corrélations entre le temps passé devant les écrans et les répercussions sur le temps de sommeil, d’attention, le langage, à partir de questionnaires aux médecins ou aux parents. Ce sont des suivis « à distance », des études élaborées et analysées par des chercheurs. Ces scientifiques peuvent apporter des éléments intéressants ; malheureusement, ils fréquentent peu leur objet d’étude. Ils ne sont pas sur le terrain.


Toute affirmation concernant les troubles du développement chez l’enfant qui ne procède pas d’une observation réelle, et répétée, de l’enfant me semble insuffisante









A l’opposé, se situe la démarche du psychothérapeute, qui reçoit chaque semaine les mêmes enfants, les fréquente durant plusieurs mois, voire plusieurs années. Je ne crois pas qu’on puisse se connaître autrement qu’en se côtoyant, en se regardant, en échangeant. Toute affirmation concernant les troubles du développement chez l’enfant qui ne procède pas d’une observation réelle, et répétée, de l’enfant me semble insuffisante.

Mes observations répétées de très jeunes enfants m’autorisent à avancer ceci : il existe deux effets majeurs de l’exposition massive aux écrans. L’un direct, sa potentialité addictive, et l’autre indirect, celle du temps volé à la mise en place d’un attachement sécurisant à son parent. Cet attachement va permettre à l’enfant d’explorer le monde physique de façon adaptée.

Un flux continu de couleurs et de sons, détachés de tout sens


Les deux effets sont liés : le caractère fortement addictif de l’écran engendre une impossibilité pour l’enfant de s’en détacher. Cela modifie en profondeur le processus classique d’attachement à une figure humaine, rendant l’enfant totalement dépendant de l’écran pour se stimuler comme pour calmer ses angoisses. Mais l’écran stimule le cerveau de façon si pauvre et si particulière que l’enfant surexposé peut présenter des retards graves, joints à une addiction à cet objet.

La surstimulation de l’attention exogène nuit au développement de l’attention volontaire (ou concentration), qui est pourtant indispensable au développement des autres compétences










Comment fonctionne ce processus addictif ? Par une captation de l’attention exogène, non volontaire. Les contenus audiovisuels, en particulier les dessins animés, sont truffés d’effets formels saillants (variations sonores, flashs lumineux, changements ultrarapides de plan, multiplication des angles de vue, sons et cris aigus, enchevêtrement rapide des séquences narratives…) qui tout à la fois captent l’attention du bébé et la relancent en permanence.

Ces effets l’empêchent d’apprendre à garder son attention focalisée sur un stimulus plus stable, plus neutre, comme une fleur, des feuilles, et au départ, le visage de sa mère, qui constitue son premier livre. La surstimulation de l’attention exogène nuit au développement de l’attention volontaire (ou concentration), qui est pourtant indispensable au développement des autres compétences.

Il faut pouvoir fixer son attention sur l’objet pour le percevoir avec netteté, en appréhender distinctement les formes, le reconnaître par la suite… Le bébé surexposé aux écrans ne perçoit pas de l’écran ce que l’adulte en perçoit. C’est, pour lui, un flux continu de couleurs et de sons, détachés de tout sens, sans possibilité de traitement supérieur de ces données sensorielles brutes, sans possibilité de s’y soustraire. Par ailleurs, le rôle de filtrage des perceptions sensorielles joué normalement par le parent n’est plus assuré correctement du fait d’une absorption du parent lui-même par les écrans. Bon nombre de mères allaitent aujourd’hui en regardant la télévision ou leur portable.

Or le bébé a besoin de rencontrer de façon régulière le regard de sa mère pour pouvoir se développer normalement. Il cherche dès l’âge d’un mois à capter son regard : le besoin de communiquer est constitutif de l’être humain. Mais cette tentative échoue chaque fois que la mère est absorbée par autre chose. Ce peut être un grand souci, un désir qui se porte ailleurs ou… sur les écrans. Nous regardons notre smartphone 220 fois par jour. L’écran fait écran au processus d’attachement. Ne trouvant pas suffisamment de réponses à leurs regards orientés, certains bébés sont alors probablement conduits à se replier progressivement sur eux-mêmes dans la recherche d’autostimulations sensorielles, faute de sollicitations humaines suffisantes. Ils « deviennent » autistes au sens littéral du terme : ils se développent dans un repli complet sur eux-mêmes.

Après la période de sevrage, des redémarrages incroyables


Quand ils ne manifestent pas une simple agitation motrice jointe à un retard global (ce qui est le cas le plus fréquent), ces enfants nourris précocement aux écrans peuvent présenter un tableau très proche de celui des enfants porteurs du trouble du spectre autistique : absence ou très grande rareté du contact oculaire, déficits dans la communication et les interactions sociales, déficits de la réciprocité socio-émotionnelle, modes restreints et répétitifs de comportements, d’intérêts ou d’activités, retard global important… Tous présentent des réactions intenses quand on supprime les écrans, proches du sevrage d’un toxicomane. Crises d’angoisse, cris, hurlements, auto ou hétéro-agressivité, pleurs qui peuvent durer plusieurs jours.

Quand nous intervenons suffisamment tôt, avant l’âge de 2 ans, la rémission peut être totale. Quand nous intervenons plus tard, le déficit peut rester important, sous la forme d’un retard simple










« Accro, drogué », disent les parents qui décrivent la réaction de leur enfant… Mais après la période de sevrage, nous assistons à des redémarrages incroyables. D’abord, l’enfant se met à fixer plus longuement les objets et, très rapidement, s’en empare et les explore. De façon quasi simultanée, il se met à regarder son parent, à le fixer plus longuement. Les mots « maman, papa » apparaissent parfois quelques jours seulement après. Cette gratification du parent l’encourage à stimuler davantage son enfant. « Regarde » est souvent le deuxième mot du jeune enfant qui sort de sa bulle : l’apparition de l’attention conjointe en signe la sortie.

Quand nous intervenons suffisamment tôt, avant l’âge de 2 ans, la rémission peut être totale. Quand nous intervenons plus tard, le déficit peut rester important, sous la forme d’un retard simple. De très nombreux enfants d’âge préscolaire sont actuellement touchés par ce phénomène pourtant simple à comprendre : les écrans font écran à la relation humaine, qui est indispensable à leur développement. Le coût moral pour les familles est immense, le coût financier pour la société est considérable.

Mon propos figure dans la page Débats. Il devrait figurer dans la rubrique « Combat » : le combat de professionnels de l’enfance, à travers le Collectif surexpositions écrans (CoSE), avec les parents contre une économie milliardaire qui prétend éduquer, soigner par et avec les écrans.

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