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lundi 3 juillet 2017

Migrants : Calabre, le front du refuge

Alors que l’Italie appelle l’Europe à ouvrir ses ports aux bateaux secourant les migrants, des villages du Sud ont inventé un modèle d’intégration des réfugiés qui a ressuscité des lieux à l’agonie.
LE MONDE  | Par 

Daniel, Nigérian arrivé il y a 9 mois, est serveur dans un petit restaurant du village de Camini, en Calabre (Italie), le 16 juin.
Daniel, Nigérian arrivé il y a 9 mois, est serveur dans un petit restaurant du village de Camini, en Calabre (Italie), le 16 juin. OLIVIER PAPEGNIES / COLLECTIF HUMA


La nuit n’aura pas suffi à apaiser la pierre de ses brûlures de la veille. Il est 8 heures tout juste et le soleil reprend son offensive sur le village perché de Camini, traquant l’ombre au fond des ruelles, ­taguant de son sceau de feu les maisons de ce coin perdu de Calabre.

Sylla lève les yeux vers l’astre, le jauge, avant de passer son avant-bras sur son front ; geste qu’il répétera des centaines de fois au fil de sa journée. D’un pas calculé pour durer jusqu’au soir, il entame l’ascension d’un des escaliers de cette bourgade à flanc de colline, pénètre dans une ­petite maisonnette d’où s’échappe un concert de marteau et de burin, et, une fois en équi­libre sur son échafaudage, il commence à ­dessiner l’encadrement d’une fenêtre.

Sylla est nigérien, la vingtaine. Si ses gestes ne le trahissent pas, les coups d’œil ­réguliers d’Hassan, son voisin de chantier, révèlent qu’il apprend encore. « Maître Hassan », comme on appelle désormais le Sénégalais, qui gratte la pierre en expert, a, lui, la pleine confiance du patron, Cosmano Fonte. Il a même si bien copié le maître que Cosmano, « quinqua » qui brasse là le mortier depuis ses 12 ans, se revoit jeune quand il observe ­Hassan, fier de lui avoir transmis comment panser les blessures des murs du village.


Village-planète


C’est par hasard qu’un jour de juillet 2014 cet Africain est arrivé dans ce coin perdu, à une heure trente de voiture de Reggio di ­Calabria. « La préfecture nous avait demandé d’héberger temporairement un groupe de mineurs migrants. On s’est attachés à eux et, quand l’administration a voulu les reprendre, je leur ai expliqué que si d’aventure l’un d’eux avait un peu triché sur son âge, c’était le moment ou jamais de rectifier, car nous avions des places pour les majeurs », se souvient ­Rosario Zurzulo, le directeur de Jungi Mundi, la coopérative qui accueille les demandeurs d’asile et les réfugiés à Camini.

Censé avoir 17 ans, Hassan en a avoué d’un coup dix de plus pour être autorisé à poser son baluchon. « Parce que j’ai tout de suite aimé les gens et que j’ai eu envie de rester », explique le réfugié, qui désormais parle parfaitement le dialecte local et attend l’arrivée de son épouse et de ses quatre enfants.

Avec ses 150 réfugiés (ou demandeurs d’asile) de 17 nationalités installés au milieu de 250 Calabrais, Camini est un village-planète dont le cœur a redémarré après avoir frôlé l’arrêt. « Avant, ce n’était plus que tristesse et désolation… Il n’y avait plus d’argent, plus de chantiers », observe Cosmano Fonte. « Aujour­d’hui, la vie est revenue. Il y a des ­enfants dans les rues, on entend rire », ajoute celui dont les carnets de commande se sont remplis, et le bilan s’est enrichi de « 40 maisons rénovées, plus trois en chantier ».

Derrière cette résurrection, il y a Rosario Zurzulo et Giusy Carnà, un couple de Calabrais. En 2009, ils créent une coopérative, pour faire du soutien social et un peu de ­développement dans ce coin, le plus pauvre d’Italie, où les chardons et les herbes folles ­reprennent le pouvoir. Deux ans après, leur « coop » bifurque sur l’accueil des migrants, avec l’arrivée de onze Ivoiriens, avant qu’au fil des ans les 40 maisons ne se remplissent de Soudanais, d’Ivoiriens, d’Irakiens, de Bangladais ou d’Afghans et que ne s’esquisse un modèle gagnant-gagnant qui lie l’humanitaire et l’économique.


« On parie qu’ils peuvent sortir notre village de sa léthargie »


« Au départ, on veut offrir un havre de paix à des demandeurs d’asile. En même temps, on parie qu’on peut les faire rester quand ils sont réfugiés et qu’ils peuvent sortir notre village de sa léthargie », résume l’Italien, viscéralement attaché à ce lieu où il est né, a grandi et a choisi de rester.

Ses copains d’école, eux, avaient jugé la terre de leurs pères trop aride à l’heure de l’agriculture intensive de la ­seconde moitié du XXe siècle ; trop avare pour faire vivre des familles qui rêvaient d’un salaire régulier. Alors, ils sont montés vers le nord, s’arrêtant à Turin, souvent, poussant jusqu’à Paris ou Berlin, parfois. Et, quand leurs visites se sont espacées, le vent de la mer a commencé à décaler les tuiles, les pluies hivernales se sont infiltrées et les pierres des murs ont commencé à rouler au bas des escaliers du village.

A la tête de sa coop, Rosario Zurzulo a monté un plan simple. « Nous signons un contrat avec les propriétaires pour que les migrants ­retapent les maisons qu’ils ont abandonnées. En échange des travaux, ils laissent le lieu gratuitement d’abord, puis en location », observe le manageur social.

Ça marche tellement bien que le village en est déjà à la seconde étape. Il y a pour le moment assez d’hébergements pour migrants, alors place au développement d’un « slow tourisme » dans les dernières ­bicoques refaites, ce qui va donner encore plus de travail aux réfugiés ou aux locaux et permettre, avec l’argent gagné, de faire ­ensuite venir d’autres familles vulnérables.


Huile, limoncello et savon d’Alep


2017 sera le premier été d’hôtellerie à ­Camini. Alors, pantalon noir et chemise blanche, Daniel s’est essayé en juin au service d’une première table dans la salle de restaurant. Le Nigérian, jeune majeur débarqué là il y a neuf mois, attend son statut de réfugié en testant les métiers qu’il pourrait aimer. Giusy Carnà le félicite et l’encourage, comme le ­ferait une mère.

Cet été, il faudra beaucoup plus de serveurs à la coopérative, car, « dès que les autorités valideront nos installations, nous ouvrirons le restaurant, où le service sera fait par des réfugiés, la cuisine par une Calabraise et les gîtes par des équipes mixtes », se réjouit Giusy Carnà en faisant visiter le magasin de produits locaux, prêt aussi à ouvrir ses portes.

Là, sur les étagères, des bocaux de confitures cuites par les femmes africaines jouxtent des pickles très italiens, des huiles d’olive des paysans et ce limoncello sans lequel l’Italie ne ­serait pas l’Italie. Avec l’arrivée d’une famille en provenance d’Alep, un projet de savonnerie artisanale est sur les rails. « La coopérative fait déjà travailler 50 personnes et permet à des Calabrais de rester au pays. Forcément, cela aide en retour à l’intégration des nouveaux ­venus dans le village… Les gens d’ici comprennent que les réfugiés leur apportent une chance de pouvoir vivre sur leurs terres », analyse Rosario Zurzulo.

« Avant, il n’y avait vraiment plus de travail. Mes deux frères et ma sœur sont partis en Allemagne. Moi, j’ai fait le choix de rester, mais sans grand espoir », ajoute Pierre Tassone, professeur de français au collège de Riace, juste à côté. Tout le monde reconnaît, en écho à Rosario, qu’« évidemment ces arrivées n’ont pas plu à tout le monde au départ, mais le principe de réalité l’a emporté ». Aujourd’hui, la cohabitation semble fonctionner. On est loin, à Camini, des attaques que les Africains de Rosarno, une ville voisine, ont pu connaître en 2012.


Monnaie ­locale


Si la coopérative a été la cheville ouvrière du projet, l’assentiment du maire a aussi été un élément moteur. Farouche défenseur de l’accueil, Giuseppe Alfarano s’est même déplacé à Bruxelles, en octobre 2016, manifester son ras-le-bol face à la politique européenne. Dans son village et dans les communes voisines, il a mis en circulation une monnaie ­locale, qui a largement facilité l’intégration.

« L’Etat octroie 35 euros par jour à la coop pour l’accueil d’un demandeur d’asile. Nous lui ­reversons une partie en euros et quelques centaines d’euros chaque mois en monnaie locale, qu’il dépense dans les commerces d’ici ou des villages voisins. Cela a permis d’injecter plus de 1 million d’euros dans l’économie locale ces dernières années », rappelle le patron de Jungi Mundi.

Face à la demande, l’épicerie du village a élargi son stock et ses rayons, une boulangerie et une pharmacie ont rouvert. Philémon, l’Erythréen, et son épouse vendent ­désormais les œufs de leurs 200 poules et les tomates des 1 000 pieds de leur production. Demain, un caviste s’installera peut-être pour vendre le vin du lieu.

En 2015, en effet, les petits enfants ont pour la première fois foulé aux pieds les raisins d’une vigne qui avait depuis longtemps ­arrêté de donner, faute de soins. C’est aussi eux qui ont réveillé l’école. « De 8 élèves, on est repassé à 50. Comme à la grande ­époque », souffle Giusy Carnà. Les petits se partagent en trois classes de maternelle et de primaire, pendant que les grands, eux, comme Mohamad, le petit Syrien, filent chaque matin vers le collège de Riace.


Avec Les félicitations du pape


Riace, c’est la ville star du coin, à 5 kilomètres à peine. Wim Wenders y a posé sa caméra pour un court-métrage, et Un Paese di Calabria, un documentaire de Shu Aiello et Catherine Catella, a braqué les projecteurs sur le maire du lieu, à l’origine de cette épidémie de résurrections des villages. Si Camini offre un modèle économiquement très au point, c’est Riace qui a lancé le mouvement en 1998, lorsqu’une centaine de Kurdes se sont échoués sur une plage de la commune.

A l’époque, Domenico Lucano, jeune professeur, veut déjà rénover des logements ­vacants et y abriter les nouveaux venus. Son modèle diffère de celui de Camini, puisqu’il emprunte auprès d’une banque éthique pour qu’une centaine de maisons soient mises à disposition des réfugiés.

Aujourd’hui, Domenico Lucano a reconstruit un village où la concentration des migrants est inférieure à Camini, certes, mais où ils sont aussi très présents. « On a créé là une utopie, un rêve humaniste et égalitaire. On a montré que le monde était à tous et qu’il ne doit pas y avoir de barrières », observe l’homme, fasciné par ce qu’il a réussi, mais fatigué aussi par ses années de combat.

Alors, quand il a besoin de se rassurer, le maire, un Italien pur jus, va fouiner dans ses fichiers pour retrouver la lettre que le pape François lui a adressée le 12 décembre 2016 et dans laquelle il le félicite des « bonnes ondes » qu’il envoie.


Installés dans des maisons saisies à la mafia locale


Ces ondes ont irradié jusque dans la plaine. En bas, à Gioiosa Ionica aussi, l’accueil s’inscrit doucement dans l’ADN local. « C’est un peu différent, chez nous » confie Salvatore Fuda, le maire de cette ville de 7 000 habitants, moins sinistrée que les villages, bien sûr, mais frappée quand même par un taux de chômage de 30 %. « Ici, on accueille au titre des villages ­solidaires et au nom de la ville, ­elle-même, en plus », explique Giovanni Maiolo, à la tête de l’installation de 75 migrants dans 18 maisons.

Symboliquement, l’élu a tenu à en installer dans deux maisons saisies à la’Ndrangheta, la mafia locale. L’initiative lui a valu deux agressions armées, mais aujourd’hui la grande place de sa ville ressemble à un drôle de ­melting-pot à l’heure de midi. Là, sur un banc, les Africains Amara et Ouma rigolent. A deux pas, sur un autre, Kaman et Ferad, le Bangladais et l’Afghan, chuchotent. Au milieu, sur un troisième, les autochtones savourent aussi cette trêve ­durant laquelle même les criquets se taisent.

A 16 heures, Ferad, l’Afghan, quittera l’ombre des platanes pour aller pétrir le pain du soir, chez le boulanger, son patron. Même si les emplois sont chers, la ville s’enorgueillit aussi qu’un autre Afghan soit second pizzaïolo ; après le maître calabrais, bien sûr… Mais, comme le rappelle Salvatore Fuda, « beaucoup font aussi dans les champs voisins ce que les Italiens ne veulent plus faire ». La ­règle du « dernier arrivé, dernier servi ».

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