A l’hôpital, dans un contexte de restrictions budgétaires et de réorganisations, des initiatives tentent d’améliorer la qualité de vie au travail du personnel de santé et la prise en charge des patients.
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | | Par Nathalie Picard
Mardi, 9 heures. Au centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Tours, une vingtaine de blouses blanches se rassemblent dans une salle de réunion du service d’hématologie et de thérapie cellulaire, spécialisé dans les maladies du sang. Si le staff hebdomadaire n’a pas encore débuté, les discussions vont déjà bon train entre aides-soignantes, médecins, internes, infirmières et art-thérapeute. Les professionnels s’apprêtent à faire le point sur les personnes hospitalisées. Le but ? Les accompagner dans leur globalité, en croisant les regards des différentes professions sur l’évolution de la maladie et du traitement, mais aussi l’état psychologique, les situations familiales et financières ou les besoins en soins de support (art-thérapie, hypnose…).
Lorsque le professeur Emmanuel Gyan, chef de service, lance la réunion, il donne d’abord la parole aux aides-soignantes.
Chacune présente les patients de son secteur. « C’est à nous qu’ils se livrent le plus. Il n’est pas rare qu’ils nous confient leurs angoisses, leur colère ou même une envie de mourir », rapportent-elles. Une précieuse parole complétée par celle des infirmières puis des médecins, qui fournissent des informations sur l’avancée des examens ou la prise en charge médicale. « Nous nous interrogeons sur la stratégie à adopter, explique le chef de service au sujet d’un malade qui vient de faire une rechute avec un mauvais pronostic. Faut-il poursuivre un traitement curatif, qui risque, vu sa toxicité, de contraindre le patient à rester à l’hôpital, ou passer à des soins palliatifs afin qu’il vive le mieux et le plus longtemps possible à domicile ? »« Donner du sens au travail »
A 10 heures, chacun retourne à ses occupations, à l’exception des internes et des infirmières : eux poursuivent la discussion sur les traitements à administrer aux patients. « Nous pourrions informatiser les prescriptions et remettre à l’infirmière une liste de tâches à exécuter. En quelque sorte, brancher un câble USB sur le dos de l’infirmière, ironise Emmanuel Gyan. Mais un tel système nous déshumaniserait. Les bénéfices de ces échanges sont multiples. Pour les professionnels, ils donnent du sens au travail, réduisent le stress, renforcent l’équipe et désamorcent les conflits. Si l’on va au bout de cette démarche, le patient se sent mieux accompagné. » Dans ce service où 15 % des malades sont proches de la mort, travailler en équipe est une évidence. Et, malgré les difficultés, la bonne humeur règne à la pause-café. « Ici, la place des aides-soignantes est très importante, souligne Marie, l’une d’entre elles. Nous nous sentons écoutées et respectées. » Ce n’est pas le cas partout : « Ailleurs, on peut vous appeler d’un claquement de doigts, dénonce Stéphanie, agente de service hospitalier. Sans la moindre considération pour vous ni pour votre travail. »
La démarche participative comme réponse à la déshumanisation des soins
Cette manière particulière de diriger un service, Emmanuel Gyan l’a apprise aux côtés de Philippe Colombat, chef du pôle cancérologie-urologie du CHRU de Tours. Dès les années 1990, le professeur Colombat élabora et expérimenta un nouveau modèle de management : la démarche participative.
Une réponse à la déshumanisation des soins, qu’il constata en 1989 lorsqu’il devint chef de service : « C’était la course aux nouvelles technologies. La prise en charge reposait sur la seule technique, au détriment de l’empathie envers le patient. Quant au personnel soignant, épuisé, il ne pouvait être à l’écoute des malades. » Une situation toujours d’actualité, comme le pointe un récent rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur les risques psychosociaux à l’hôpital, et le soulignent les épisodes de crise récurrents, comme ceux engendrés par l’actuelle épidémie de grippe.
Précurseur, le médecin entreprit de remettre le patient au cœur du soin, tout en prenant en compte les difficultés du personnel. La démarche participative repose sur deux piliers. Le premier consiste à créer différents espaces d’échange au sein des équipes : des staffs où toutes les professions se réunissent pour échanger sur les patients, des formations internes et des réunions ponctuelles de soutien aux équipes lors de situations de crise. Avec un mot d’ordre, la pluriprofessionnalité : « L’aide-soignante est celle qui en sait le plus sur le patient. Comment assurer une prise en charge personnalisée sans croiser son regard avec celui de l’infirmière et celui du médecin ? », interroge le professeur.
Le second pilier, c’est la démarche projet, qu’il présente comme une « liberté d’inventer, donnée aux équipes pour améliorer une situation ». Un outil utilisé récemment par le service d’hématologie et de thérapie cellulaire pour répondre à l’insatisfaction des patients vis-à-vis de leur nourriture. Aides-soignantes, infirmières, aide-hôtelière et diététicienne se sont réunies pour trouver des solutions. Plusieurs pistes ont été explorées. D’abord, les assiettes en porcelaine ont remplacé les barquettes en plastique. Dans un second temps, les soignants ont développé le concept d’alimentation plaisir : grâce à l’achat de surgelés à haute qualité gustative, les patients en soins palliatifs ont pu bénéficier de plats spécifiques. Depuis, ces propositions de terrain ont été pérennisées.
« Redonner aux soignants le pouvoir d’agir leur apporte reconnaissance et responsabilisation », souligne Philippe Colombat. En 2008, la démarche participative est devenue obligatoire dans les services comportant des soins palliatifs. En revanche, elle s’est peu développée ailleurs. « Pourtant, elle pourrait s’appliquer à toutes les spécialités prenant en charge des maladies chroniques complexes, là où les regards croisés sont indispensables à l’accompagnement du patient », plaide le professeur. Mais ce modèle de management de proximité ne peut se mettre en place qu’à l’échelle du service, sous l’impulsion du chef et du cadre. Et, d’après Philippe Colombat, les résistances sont fortes : « Elles viennent surtout des manageurs, qui ont une certaine image du pouvoir. La plupart appliquent un mode de management directif, majoritaire à l’hôpital. »
Faire plus avec moins
En effet, à deux pas du pôle cancérologie-urologie, la réalité semble tout autre. Dans certains services du CHRU de Tours, depuis quelques mois, grèves et manifestations marquent le mécontentement du personnel. En cause, d’après leurs représentants : un management malmenant, l’absence de dialogue et, surtout, le manque de personnel. « Un jour, j’ai mis vingt minutes pour répondre à la sonnette d’une patiente. Mes collègues et moi étions débordées. Vingt minutes seule dans sa chambre, c’est long, s’émeut une infirmière du service de gynécologie. Une autre fois, j’étais avec une patiente qui venait juste d’apprendre que son pronostic vital était sérieusement engagé : elle avait besoin de parler, mais je n’avais pas le temps. Je me suis excusée et je suis partie. De telles situations ne devraient pas exister. J’adore mon métier, mais je ne supporte plus les conditions dans lesquelles je l’exerce. »
Le manque de temps auprès des malades et un rythme de travail insoutenable, c’est aussi ce que dénonçaient infirmiers et aides-soignants lors de la manifestation nationale du 8 novembre 2016. Une mobilisation qui faisait suite aux suicides de cinq infirmiers l’été précédent, liés d’après leurs proches à leur travail.
Il faut dire que le mal-être des soignants au travail est prégnant, particulièrement chez les infirmiers : 72 % d’entre eux se sentent exploités, d’après la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Pourtant, les effectifs hospitaliers et les dépenses de santé continuent leur progression. En 2016, l’Etat augmentait de 1,3 milliard d’euros les moyens accordés aux établissements de santé. Mais, cette hausse ne suffisant pas à financer la croissance de l’activité, elle s’est accompagnée d’une baisse de 1 % des tarifs des soins remboursés par l’Assurance-maladie aux hôpitaux. Il faut donc faire plus avec moins de moyens, et ce n’est pas nouveau : entre 2005 et 2009, la Drees constatait déjà une hausse de 11 % de l’activité des établissements publics dotés d’une capacité d’hospitalisation en court séjour, alors que les effectifs n’augmentaient que de 4 %.
« Difficile de savoir si c’est le signe d’une meilleure organisation ou d’une intensification du travail du personnel », analyse Frédéric Moatty, sociologue au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET). En tout cas, l’enquête qu’il mène auprès de médecins et de soignants fait ressortir une profonde insatisfaction : « Ils expriment un grand malaise, un sentiment de travail sous pression », insiste le sociologue. Malaise illustré par Marie-Laure Cognard, aide-soignante au CHRU de Tours et déléguée syndicale (SUD) : « Cela fait trente-deux ans que je travaille à l’hôpital et je n’ai jamais connu des conditions si déplorables. La rotation des patients s’est accélérée. Lorsque je dois enchaîner les désinfections, je n’ai plus le temps de voir les malades. Je ne m’y retrouve plus. Pour la première fois de ma carrière, j’ai envie de partir. »
Globalement, la Drees note pourtant une amélioration des conditions de travail entre 2003 et 2013 dans les établissements de santé. En témoigne le recul de 68 % à 64 % du nombre de salariés déclarant devoir toujours ou souvent se dépêcher. Même si ce pourcentage reste élevé, serait-ce le signe d’une embellie ? Frédéric Moatty se garde de toute conclusion hâtive : « Déjà, les indicateurs de cette enquête ne tiennent pas compte des évolutions spécifiques à l’hôpital, comme la rotation des patients ou la dégradation de leur état de santé. Deuxième chose : la difficulté des conditions de travail ne date pas d’aujourd’hui. L’année 2003 correspondait déjà à une période délicate marquée par le passage aux 35 heures. »
Expériences de terrain
En réponse aux récentes mobilisations, la ministre de la santé Marisol Touraine a lancé en décembre dernier une stratégie nationale d’amélioration de la qualité de vie au travail. Apportera-t-elle des solutions ? « Aucune stratégie ne réglera les problèmes tant qu’il n’y aura pas de moyens humains supplémentaires », martèle François Baudry, délégué SUD, à l’image de plusieurs organisations professionnelles qui ont froidement reçu cette annonce.
« La question des effectifs reste incontournable, mais les professionnels détiennent des ressources dormantes et inexploitées »
Cette stratégie de long terme vise à faire de la qualité de vie au travail une nouvelle priorité politique : développement de la médecine du travail, détection et prise en charge des risques psychosociaux, amélioration des conditions de travail, formation des manageurs… L’un des dix engagements présentés consiste à « redonner plus de place à l’écoute, à l’expression et aux initiatives individuelles ou collectives au sein des équipes ». Illusoire ? « Pas du tout, répond Olivier Liaroutzos, responsable des expérimentations à l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact). Bien sûr, la question des effectifs reste incontournable, mais les professionnels détiennent des ressources dormantes et inexploitées, qui ne demandent qu’à être valorisées. »
« Clusters sociaux »
Depuis mars 2016, 79 établissements de santé participent à un programme lancé par l’Anact, le ministère de la santé et la Haute Autorité de santé : il s’agit de « clusters sociaux », animés par les agences régionales de santé (ARS) et les associations régionales pour l’amélioration des conditions de travail (Aract). L’objectif : expérimenter sur le terrain des démarches d’amélioration de la qualité de vie au travail dans un champ particulier, comme la performance des blocs opératoires ou les espaces de discussion.
En Normandie, un cluster de six établissements a travaillé sur le développement de la chirurgie en ambulatoire. Parmi les constats posés par le collectif : l’augmentation du taux de rotation des patients entraîne des difficultés d’organisation et un surcroît de travail pour les soignants, qui s’éloignent des patients. Face à ces difficultés, deux établissements ont décidé d’expérimenter une nouvelle fonction, qui consiste à coordonner l’accueil, les soins et la sortie des patients. L’objectif est double : éviter les interruptions de tâches et permettre aux soignants de se consacrer aux malades.
« Ces clusters reposent sur la création d’espaces de discussion au sein des équipes. Le personnel retrouve ainsi le pouvoir de s’exprimer et d’agir sur son travail », remarque Assia Milan, chargée de mission à l’Aract Normandie.A condition de certains principes listés par Olivier Liaroutzos : « Le premier, c’est le dialogue interprofessionnel : tous les métiers doivent se parler. Ensuite, ces temps d’échange doivent s’inscrire dans les circuits traditionnels de concertation et de décision. Grâce à une démarche participative claire et honnête, le personnel peut constater la prise en compte de sa contribution. » Instaurer de tels espaces est aussi au cœur du Programme d’amélioration continue du travail en équipe (Pacte) de la Haute Autorité de santé : une expérimentation nationale menée auprès de 70 équipes, qui met l’accent sur le travail en équipe pour sécuriser la prise en charge du patient.
« Le lien entre qualité de vie au travail et qualité des soins est scientifiquement prouvé »
« Le lien entre qualité de vie au travail et qualité des soins est scientifiquement prouvé. Le travail en équipe, le management de proximité ou les espaces de discussion sont des ressources qui placent l’activité dans un cercle vertueux, rapporte Véronique Ghadi, chef de projet à la Haute Autorité de santé. C’est un changement de paradigme : on sort d’une vision descendante du management, pour redonner aux personnels soignants, sur le terrain, le pouvoir d’agir sur le contenu de leur activité. Ils sont experts de leur propre travail. » A l’heure où les tensions se cristallisent autour des groupements hospitaliers de territoire, nouveau mode de coopération entre établissements de santé publics issu de la loi de santé 2016, ces expériences ouvrent le champ des possibles pour remettre l’humain au cœur des réorganisations.
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