En Russie, Alexander Kuznetsov filme le combat de deux internées pour sortir d’une institution spécialisée.
Du ciel cinématographique russe, passé à la Javel libérale depuis la disparition de l’Union, ne tombent pas tous les jours des calibres à la Sokourov (Mère et fils, 1997), à la Zviaguintsev (Le Retour, 2003) ou à la Fedortchenko (Le Dernier Voyage de Tanya, 2003). D’où l’envie, lorsque par fortune se présente ce qui ressemble à un talent, à une voix singulière, de le claironner.
C’est le cas d’Alexander Kuznetsov, remarquable documentariste découvert en France en 2015 à l’occasion de la sortie de son deuxième film, Territoire de la liberté. Ce film était une ode à la liberté filmée dans la taïga sibérienne, au plus près d’une communauté de gens qui se rassemblent chaque année en pleine nature pour y célébrer d’inconcevables bacchanales au pays du knout et du goulag permanents.
Cette aspiration d’autant plus belle et poignante de svoboda (liberté) dans un pays qui l’écrase de toute éternité est de nouveau au cœur de Manuel de libération. L’action se déroule toujours en Sibérie, mais, cette fois-ci, le point de vue dramaturgique est inversé. Il ne s’agit plus de filmer des gens qui ont arraché leur liberté en fuyant la répression jusqu’au cœur de la forêt ; il s’agit d’accompagner dans leur quête d’émancipation des personnages enfermés dans une institution qui les prive de leurs droits les plus élémentaires.
Chroniquer la vie quotidienne
En un mot, Alexander Kuznetsov filme des pensionnaires d’institutions spécialisées mis, comme partout dans le monde, sous tutelle de l’Etat, faute de pouvoir assumer leur place dans la société, soit qu’ils fussent orphelins et socialement inaptes, soit qu’ils fussent atteints de troubles mentaux, l’indifférenciation en la matière étant une tradition de l’autocratie locale. Or ces établissements pullulent en Russie, et l’incapacité légale qui frappe leurs pensionnaires est particulièrement difficile à lever. On risque donc plus souvent d’y finir enfermé que le contraire. Kuznetsov, qui vient de la photographie de presse et du journalisme, a filmé dans un de ces internats neuropsychiatriques ; il a confié à l’occasion sa caméra aux internés pour chroniquer la vie quotidienne derrière ces murs, et a suivi surtout le cas plus particulier de deux jeunes femmes entreprenant une démarche administrative devant la justice russe pour recouvrer leurs droits civiques.
Elles se nomment Ioulia et Ekaterina. La première, sourire angélique et visage attristé, a 34 ans, la seconde, brune naïve et piquante, 24. Toutes deux, parfaitement saines d’esprit, n’aspirent qu’à une chose : la liberté, de vivre, de respirer, d’aimer, de fonder une famille. Soutenues par le directeur de l’établissement, le bon Sergueï Vladimirovitch Efremov, qui a une conception humaniste de son dur métier, elles vont tenter l’impossible devant des tribunaux composés de juges impavides et de scribes marmoréens, qui se réfèrent avec indifférence à des rapports d’expertise psychiatrique eux-même soumis à la crainte gogolienne de la hiérarchie autocratique.
Caméra intimiste
C’est donc un combat inégal et titanesque, animé par le courage que donne le désespoir et éclairé par la possibilité russe du miracle, que filme en la personne de ces deux jeunes femmes, et à travers le cadre d’une caméra intimiste, le réalisateur. On n’en dira pas ici le résultat. Car le suspense, d’autant plus palpitant que le sort de personnages réels dépend de cette procédure, fait partie intégrante de ce documentaire dont une des qualités consiste tout simplement à témoigner d’une réalité très rarement montrée.
Son autre vertu tient à son humanité. A sa capacité de saisir magnifiquement les émotions, de restituer le sentiment très fort de solidarité qui règne entre les internés et leur permet de tenir dans le purgatoire bureaucratique qui les emprisonne, de donner en quelques plans la note propice à décrire un état physique et mental de l’enfermement des êtres (pigeons voletant dans un réfectoire, Lettre à Elise inlassablement répétée sur fond de techno, train partant dans la nuit le long d’un quai désert…). « L’espoir meurt en dernier », dit une pensionnaire à l’une des protagonistes pour la réconforter et l’affermir. Cet adage bouleverse comme le film qui a su le saisir, et comme seule l’être-russe-au-monde sait nous bouleverser.
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