21.10.2016
La journée mondiale de lutte contre la douleur met traditionnellement l’accent sur les défauts de prise en charge en matière de douleur. Cette année, elle s’inscrit aussi dans un contexte où de plus en plus de voix alertent quant aux surprescriptions d’opioïdes forts dans les douleurs chroniques non cancéreuses. Alors que les Etats-Unis viennent de serrer la vis sur ces prescriptions, en France, la SFETD propose des recommandations pour optimiser les pratiques.
VICTOR HABBICK VISIONS/SPL/PHANIE
Au début des années 2000, l’OMS et les sociétés savantes se sont battues à juste titre pour un emploi plus large des opioïdes forts dans le traitement de la douleur. Mais au-delà de ses bénéfices, l’utilisation large des opioïdes dans la douleur chronique non cancéreuse (DCNC) peut aussi se révéler dangereuse comme en témoignent les dérives observées récemment outre-Atlantique où le nombre d’overdose par opioïdes est devenu très préoccupant (voir encadré).
Si en France, la situation semble moins alarmante, les choses ont quand même bien changé depuis le rapport de 1994 dénonçant la sous-utilisation des morphiniques ! Même s’il n’existe quasiment pas de données françaises, « nous savons qu’en 2015, 0,94% des français ont eu au moins une prescription d’opioïde fort dans l’année soit une hausse de 74% depuis 2004 » rapporte le Pr Nicolas Authier, (Consultation Pharmacodépendance / CHU de Clermont-Ferrand), co-rédacteur des recommandations. En 2016, les données d’addicto-vigilance font par ailleurs ressortir des signaux d’addiction et de mésusage dont le plus marquant concerne le fentanyl à libération immédiate, « du fait d’une prescription fréquente hors indication, sans prescription conjointe d’opioïde fort à libération prolongée (morphine ou fentanyl) » .
Afin de préciser l’ampleur du problème, « nous amorcerons en mars 2017 la première étude de prévalence en France des troubles liés à l’usage d’antalgiques opioïdes (addiction, mésusage et dépendance physique) » poursuit le spécialiste.
Une juste mesure entre diabolisation et banalisation
D’ores et déjà, la communauté scientifique se mobilise pour limiter les risques de dérive. « Il devenait urgent d'améliorer l'efficacité et la sécurité d'utilisation des opioïdes forts (buprénorphine, fentanyl, hydromorphone, morphine sulfate et oxycodone) dans les douleurs chroniques non cancéreuses, grâce à des règles de prescription fondées sur les preuves scientifiques » estime la Société Française pour l’Etude et le Traitement de la Douleur (SFETD) qui a publié récemment des recommandations de bonne pratique dans ce sens.
Alors que les Etats-Unis ont opté pour la méthode forte avec encadrement des prescripteurs, durées de délivrance revues à la baisse, etc , la SFETD mise davantage sur une optimisation des prescriptions à la lumière de l’Evidence Based Medicine et un meilleur repérage des situations à risque. Ces recommandations « se veulent être une juste mesure entre la banalisation de ces molécules et leur diabolisation, insiste le Dr Anne-Priscille Trouvin, rhumatologue (hôpital Cochin, Paris) membre du comité de rédaction. L’idée aujourd’hui est que le médecin prescripteur ne s’enferme pas dans un traitement et n’hésite pas à solliciter un avis spécialisé, notamment grâce au maillage de centres de ressources Douleurs ».
5 questions pour cerner le risque d’addiction
S’il n’est pas question de priver certains patients d’opioïde fort, le prescripteur doit repérer les personnalités à risque d’addiction et/ou de mésusage aux opioïdes. Son "portrait-robot" pourrait être un sujet jeune (16-45 ans), de sexe masculin, présentant des comorbidités psychiatriques (trouble anxieux chronique, dépression, schizophrénie, trouble de l'attention, trouble bipolaire, trouble obsessionnel compulsif) et/ou des antécédents d’abus familiaux ou personnels de substances psychoactives. « Pour ces patients, rappelle le psychiatre-addictologue, les antalgiques opioïdes conservent leurs indications mais notre vigilance devra être accrue pour repérer tout glissement vers un mésusage voire une addiction, avec une recherche active de comportements aberrants (nomadisme médical et pharmaceutique, chevauchement ou falsification d’ordonnances etc.) ».
Ces caractéristiques de vulnérabilité sont reprises dans un questionnaire simple et rapide décrit dans les recommandations pouvant être facilement intégrées à l’interrogatoire de manière informelle. Il s’agit de l’"Opioid Risk Tool" (ORT) qui évalue en cinq questions le risque d’addiction et de mésusage avant la première prescription.
Une fois le traitement débuté, le repérage du mésusage voire d’une réelle addiction est recommandé à chaque renouvellement d’ordonnance. Il peut être effectué au moyen des six questions du "Prescription Opioid Misuse Index" (POMI). En cours de validation en soins primaires, celui-ci comporte des questions portant sur une consommation plus fréquente et importante, sous le coup d’une préoccupation, avec une euphorie consécutive, etc. En cas d’addiction ou de mésusage probable, un avis spécialisé est préconisé.
Rien ne sert de s’entêter
Prévenir le risque addictif, c’est aussi savoir réévaluer le traitement et déprescrire, en l'absence de bénéfice sur au moins un des aspects suivants : soulagement de la douleur au minimum modéré, amélioration de la mobilité/fonction, amélioration de la qualité de vie. « Concernant la qualité de vie, une simple question suffit, sur la reprise d’une certaine autonomie etc. développe le Dr Xavier Moisset, coordinateur des recommandations SFETD 2016 ( service de neurologie CHU Gabriel-Montpied, Clermont-Ferrand /Inserm U-1107). Si, par exemple, la douleur a reculé sans pour autant impacter la qualité de vie ou la fonction, il faut savoir alors déprescrire l’opioïde fort. En revanche, si la douleur, plus faible, a permis la reprise d’une activité qui elle-même entretient la douleur, générant une douleur stable, alors la poursuite des opioïdes est justifiée. La fonction et la qualité de vie priment alors sur le score de douleur ».
La rotation d’opioïdes est inutile en cas d’inefficacité constatée à 3 mois car ils ont tous un niveau d’efficacité similaire. Seule une mauvaise tolérance peut orienter vers une autre molécule. Les experts invitent aussi à ne pas dépasser la posologie journalière de 150 mg/j d'équivalent morphine sans avis spécialisé.
Des indications limitées
Au delà de ces règles de bon usage, la meilleure façon de limiter le risque d’addiction est aussi de circonscrire les prescriptions aux indications dans lesquelles ils ont démontré une certaine efficacité.
« Dans les DCNC, contrairement aux douleurs cancéreuses ou aux douleurs aigues, les opioïdes ne constituent pas un remède miracle et ne sont que partiellement efficaces (efficacité moyenne attendue de l’ordre de 30%), dans un nombre limité d’indications » insiste Xavier Moisset.
Globalement, les opioïdes forts font preuve d’une efficacité modérée dans les douleurs arthrosiques des membres inférieurs, les lombalgies chroniques réfractaires (discopathie dégénérative, spondylolisthésis, hernie discale ou canal lombaire étroit) et les douleurs neuropathiques périphériques ou centrales.
Leur introduction « ne doit être proposée qu’après échec des traitements de première intention associés à une prise en charge globale y compris psychologique» insistent les recommandations .
En revanche, les opioïdes forts ne sont pas recommandés dans le traitement des maladies dites dysfonctionnelles comme la fibromyalgie ni dans les céphalées primaires (migraine, céphalées de tension). Pourtant, « ils sont de plus en plus utilisés dans ces douleurs de même que dans les douleurs passagères mal étiquetée »…
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