La chronique de Roger-Pol Droit, à propos de « Téléphonez-moi. La revanche d’Echo », de Frédérique Toudoire-Surlapierre.
LE MONDE DES LIVRES | | Par Roger-Pol Droit
Téléphonez-moi. La revanche d’Echo, de Frédérique Toudoire-Surlapierre, Minuit, « Paradoxe », 214 p.
Les proustiens se souviennent des « téléphonages » surabondants de Mme Verdurin, truffés d’indiscrétions et de fausses nouvelles, dans les salons, après le dîner. L’invention de Bell, mise au point en 1876 et apparue pour la première fois à Paris à l’Exposition universelle de 1878, venait de conquérir le monde. Quelques années seulement lui avaient suffi pour transformer le paysage. En ce temps-là, les commutations étaient manuelles, et les« Demoiselles du téléphone » incarnaient « les ombrageuses prêtresses de l’Invisible », selon Proust.
Au-delà de l’anecdote, la mutation qui se met alors en place est subtile et profonde. Une altération du sujet s’installe : il est désormais interpellé, sans savoir à l’avance par qui. Appelé par la voix d’un autre absent, bien que très proche, le sujet lui-même voit son identité mise en question. D’autant que la situation est étrange : l’autre est entendu et non vu, il se trouve dépouillé de cet obstacle que constituait, paradoxalement, sa visibilité. Cette présence vocale et cette absence physique transforment chacun de ceux qui parlent. Du coup, « au contact du téléphone, la littérature se transforme », note Frédérique Toudoire-Surlapierre.
Téléphonez-moi, son nouvel essai, explore ce trouble multiforme et son évolution, de Proust jusqu’à nous, en passant par Hitchcock, Cocteau, Dali et bien d’autres. Professeure de littérature comparée à l’université de Haute-Alsace, elle a notamment publié Oui/Non (Minuit, 2013) et Colorado (Minuit, 2015). Ces travaux, fort originaux, portent respectivement sur les arrière-plans de l’affirmation et de la négation et sur les usages des couleurs. Installée au carrefour des études littéraires, de la philosophie et des sciences humaines, Frédérique Toudoire-Surlapierre n’oublie, dans ses enquêtes, ni le cinéma ni la peinture, pour mieux éclairer survie et reviviscence des mythes dans la littérature. Car le « narcissisme », notion contemporaine du téléphone, se trouve éclairé par cette invention : la nymphe Echo, liée à la parole, que le Narcisse des Grecs délaisse pour contempler son image, prend ainsi sa revanche, à des siècles de distance.
Un pouvoir sans visage
Sa pire vengeance se situe sans doute dans Le Château, de Kafka (1926). Le téléphone y est fort différent de celui de Proust : il donne uniquement des instructions – pour rester au village, non pour communiquer avec un ailleurs. Ce réseau insaisissable incarne un pouvoir sans visage. « Il n’existe pas de liaison téléphonique déterminée avec le Château, pas de central qui relaie nos appels », précise Kafka. Personne n’est donc « à l’appareil », le dispositif fonctionne seul. Mille autres exemples nourrissent les analyses inventives de cet essai, où s’entrecroisent Richard Sennett et Louis Marin, Winnicott et Deleuze parmi les références, ou bien, parmi les exemples convoqués, Jules Verne et Ponge, Lichtenstein et Matrix.
Riche et convaincante tant qu’elle décortique savamment le « vieux » téléphone vocal et filaire, la réflexion proposée peine à saisir les métamorphoses récentes. Elle achoppe sur le smartphone, où l’on écrit et lit, regarde des vidéos, écoute de la musique, où l’on voit ceux à qui l’on parle, où on se selfise et se narcissise par l’entremise des réseaux sociaux. Dans la novlangue du trimestre, on dit : « C’est disruptif. » On pourra se contenter de : « Ceci est une autre histoire. »
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