Patrick Simon, sociodémographe à l’Institut national d’études démographiques (INED), a coordonné la vaste enquête Trajectoires et origines (TeO), publiée le 9 janvier, qui a scruté les vies de 8 300 immigrés issus de sept vagues d’entrées successives, les comparant à celles des Français sans ascendance étrangère.
Depuis les attentats, on ne cesse d’entendre que l’intégration à la française serait un échec. Vous prétendez le contraire en vous basant sur les résultats de l’étude « Trajectoires et origines », qui a été réalisée auprès de 21 000 immigrés et de leurs descendants. Pourquoi ?
Il est toujours difficile de faire le bilan de l’intégration, car c’est une notion ambiguë et fortement politisée. Si l’on considère qu’elle fonctionne quand les ressources pour participer pleinement à la société s’accroissent d’une génération à l’autre, on peut affirmer que le bilan est positif, même s’il contient des zones d’ombre.
Sur le plan socioculturel, on constate ainsi une forte intégration : le français s’impose comme la langue principale des échanges, souvent en combinaison avec la langue du pays d’origine, puis il devient la langue exclusive pour la troisième génération. Même s’il y a de nombreuses difficultés, le niveau scolaire des enfants d’immigrés s’élève nettement par rapport à celui de leurs parents.
Le choix du conjoint montre également la progression de la mixité. En revanche, le chômage et le déclassement sont encore plus marqués pour la seconde génération que pour les immigrés, et il y a toujours une forte concentration de personnes d’origine d’Afrique subsaharienne, du Maghreb et de Turquie dans les quartiers défavorisés. Cette ségrégation résidentielle n’entraîne cependant pas de fermeture sociale : la majorité de ces descendants d’immigrés ont des amis de toutes origines.
En résumé, le constat majeur de notre étude, c’est que les immigrés et leurs descendants affichent un pluralisme d’identités et de pratiques dans une société française devenue véritablement multiculturelle. Ce n’est pas contradictoire avec l’intégration : on peut avoir des amis de toutes origines, se sentir attaché à la France, s’y sentir chez soi et, en même temps, se dire attaché à son pays d’origine ou à celui de ses parents.
Trouvez-vous trace, dans vos enquêtes, d’un repli communautaire, notamment dans certaines banlieues ?
Globalement, on ne constate pas de repli communautaire. Il y a des petits noyaux dans lesquels les pratiques de socialisation ont essentiellement lieu à l’intérieur du groupe, en particulier dans les quartiers fortement ségrégués. Mais la grande majorité des immigrés et de leurs descendants évoluent dans des milieux diversifiés. En réalité, la notion de « repli communautaire » dépend plus du regard porté sur les différentes vagues d’immigration que des pratiques réelles. Les Portugais, par exemple, ne sont pas perçus comme posant des problèmes d’intégration alors qu’ils maintiennent des liens forts avec leur culture et leur langue et qu’ils reviennent souvent au pays. On ne leur reproche pas ces liens et ils sont complètement admis parmi la communauté nationale.
Ce n’est pas le cas des descendants des immigrés algériens, qui ont pourtant moins de relations avec le pays d’origine de leurs parents, une connaissance souvent approximative de l’arabe et des réseaux sociaux relativement mixtes. Pourtant, la société française ne les admet pas. Ils sont souvent considérés comme ayant des « problèmes d’intégration », se tenant à distance de la société française. D’une certaine façon, nos résultats montrent qu’ils sont au contraire « surintégrés » : ils disent qu’ils se sentent français, tout en soulignant qu’ils ne sont pas vus comme tels et sont rejetés.
Que signifie, dans ce contexte, le retour de la religion et notamment de l’islam ?
Depuis les années 1980, le poids de la religion dans la vie sociale et politique s’est accentué, en France mais aussi, et surtout, au Maghreb, en Afrique de l’Ouest ou au Moyen-Orient. Les jeunes générations de musulmans nés après 1980 disent d’ailleurs que l’islam occupe une place plus importante dans leur éducation que dans celle des générations précédentes. Il faut cependant relativiser l’idée d’une « réislamisation » : plus des deux tiers des musulmans ne définissent pas leur identité par la religion, mais citent plutôt leur origine, leur situation de famille, leur éducation ou leur quartier.
Vous estimez que les freins à l’intégration viennent de la société française. Pourquoi ?
Nous assistons aujourd’hui à une cristallisation de l’altérité. Les difficultés de l’intégration ne viennent pas des pratiques sociales des immigrés, qui sont finalement ouvertes, mais d’une société qui refuse d’intégrer certains groupes sur un double critère : la religion – l’islam – et la couleur de peau ou l’origine non européenne – les minorités « visibles ».
Dans nos enquêtes, nous posons une question d’apparence anodine aux personnes de notre panel : à quelle fréquence sont-elles interrogées sur leurs origines ? Celles qui y sont le plus souvent confrontées sont les originaires d’Afrique, du Maghreb, d’Asie ou des DOM, qu’elles soient immigrées ou nées en France, car elles continuent à être perçues comme « exotiques », différentes, comme si ces populations n’étaient pas des Français à part entière. Comment investir une identité que les autres vous nient ? Les jeunes disent pourtant de manière explicite que, quand ils sont à l’étranger, ils sont vus comme des Français, en particulier dans le pays de leurs parents.
Vous dites pourtant que la société française a accepté son caractère multiculturel. N’est-ce pas contradictoire ?
C’est précisément parce que le cœur de la société française est désormais marqué par une grande diversité que nous avons des débats sur l’identité nationale. Les discours xénophobes sont paradoxalement le signe d’une société qui a pris conscience qu’elle est devenue multiculturelle : quand la diversité était marginale, ces débats n’existaient pas. Le problème, c’est que la polarisation obsessionnelle autour des « valeurs » de la société française complique la construction d’une société cohésive et égalitaire. Au lieu de rassembler et de produire de l’inclusion, ces discours sur les valeurs créent artificiellement des distances et renforcent les discriminations.
Les exigences qui pèsent à l’égard des immigrés reposent sur une vision étriquée de l’identité nationale, qui est finalement fort peu consensuelle. Beaucoup de citoyens dans la population majoritaire ne partagent pas ces fameuses « valeurs ». Combien de familles françaises respectent l’égalité entre les femmes et les hommes, combien d’entreprises assurent l’égalité des salaires ? Sans parler de ce qui est véhiculé dans les publicités… On l’a vu avec les conflits très tendus autour du mariage pour tous, voire avec les confrontations autour des différentes versions de la laïcité : la société française est traversée par des dissensions sur les valeurs. On demande aux immigrés d’être plus exemplaires encore que le reste de la société. Il faudrait arrêter cette course à l’excellence civique et insister plutôt sur ce qui nous rassemble.
Ce refus du multiculturalisme explique-t-il la création d’associations revendiquant une place pour les Noirs ou les « racisés » ?
Certaines organisations liées à l’immigration revendiquent une communauté d’intérêts fondée sur l’origine. C’est normal et c’est même curieux que cela ne soit pas arrivé plus tôt. Cessons de voir ces mouvements comme l’expression d’un communautarisme néfaste ! Il est important que la voix et les intérêts de cette partie de la société soient représentés. Le jeu politique et la représentation démocratique reposent sur le pluralisme et l’expression des voix collectives : il faut respecter l’émergence d’organisations à fondement ethnique et religieux lorsqu’elles s’inscrivent dans l’espace démocratique et ne propagent pas des discours de haine.
Vous dites que les politiques publiques françaises ne sont pas adaptées à ce multiculturalisme. Pourquoi ?
Le choix historique du modèle d’intégration français a été de promouvoir un modèle d’égalité fondé sur l’invisibilité : il ne donne aucune place à l’expression des spécificités culturelles. Le problème, c’est qu’il est contredit par les pratiques sociales car l’invisibilité n’existe pas. Il y a donc des tensions permanentes entre les principes et les réalités sociales.
Prenons l’exemple des médias. Nous savons qu’il y a un déficit de représentation de la diversité dans les productions audiovisuelles, mais, à chaque fois que les manques de diversité sont pointés, les accusations de communautarisme pleuvent. Pourtant, si l’on veut vraiment transformer la représentation de la société française sur les écrans, il faut, de manière volontariste, afficher cette diversité.
Quant aux politiques de lutte contre les discriminations liées à l’origine ou à la religion, elles restent cantonnées à des principes. Pour ces motifs, elles se sont limitées à de trop rares procédures judiciaires et à des programmes de sensibilisation. Comme il n’est pas possible de connaître les origines des demandeurs de logement, des élèves en difficulté ou des chômeurs, on ne peut pas identifier les biais discriminatoires et, donc, modifier les mécanismes de sélections fondés sur l’origine qui nuisent pourtant à la cohésion sociale.
On devrait pouvoir trouver une méthode permettant de promouvoir l’égalité réelle quelle que soit son origine, sa couleur de peau ou sa religion, grâce à des tableaux statistiques, sans créer des fichiers ethniques. Les solutions existent : parlons-en plutôt que d’attendre que ça passe, comme si les hiérarchies ethno-raciales allaient disparaître d’elles-mêmes. Nous devons assumer le fait que nous sommes une société multiculturelle et que les discriminations sont inévitablement produites par les institutions et les structures sociales. Elles ne sont pas une survivance de l’histoire, mais notre futur : il faut sérieusement les affronter.
A lire: « Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France », sous la direction de Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (INED éditions, 624 pages, 29 euros).
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