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mercredi 2 septembre 2015

Tout le monde savait…

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO |  | Par 

Secrets et commérages intéressent les sociologues. Non pour leur contenu, même si nous sommes curieux, mais pour la puissance de leurs usages. Depuis les travaux de Norbert Elias (1897-1990) et John L. Scotson (1928-1980) dans les années 1960, les commérages sont perçus comme pouvant être « intégrateurs ». Les potins et les médisances solidifient les frontières et les différences ­entre groupes : « eux », objet des commérages, et « nous ». Ces « on dit » et ces bavardages sont des pratiques de la vie quotidienne qui, pour être recueillis, nécessitent une enquête ethnographique reposant sur la fréquentation de longue durée d’un groupe. On ne recueille pas facilement des potins par sondage : ils posent d’intéressantes questions de méthode.



"Loth et ses filles", tableau d'Orazio Gentileschi (1563-1639).


Léonore Le Caisne s’est intéressée à ces commé­rages. Ethnologue et auteure d’Un inceste ordinaire. Et pourtant tout le monde savait (Belin, 2014), elle a, ­pendant un an, aux alentours de 2008,réalisé une ­enquête qu’elle présentait comme une recherche sur « la vie dans un petit village ». Il s’agissait de comprendre le contexte dans lequel s’était déroulée la vie de Lydia, longtemps violée par son père et dont elle eut six enfants.


Aucun signalement


Dans le dernier numéro de la revue Ethnologie ­française (septembre 2015, n° 153), Léonore Le Caisne ­revient sur cette « histoire du pays », cet inceste connu de « tout le monde ». En effet, alors qu’elle anticipait des réticences à parler, ses interlocuteurs lui affirment au contraire que « tout le monde savait que les enfants, c’était de son père ! » Il n’y avait pas de secret. Comment comprendre, alors, qu’aucun signalement n’ait jamais été fait aux services concernés ?

Au fil de son enquête, l’ethnologue comprend que les rumeurs et les commérages ne circulaient pas dans l’ensemble du village : les « anciens » savaient, les « nouveaux » l’ont appris par la presse, au moment du procès, plusieurs années après le décès du père violeur. « Y a que les anciens qui savent ! », et savoir devient une marque distinctive, permettant de disqualifier à la fois les « nouveaux » et les autres. Le commérage fait partie de la vie du village, la rumeur est collective, collectivisée : comment alors « relayer aux institutions une information qui n’en était pas une » ? Comment se détacher de ce savoir collectif pour signaler individuellement les faits ? Comment signaler quelqu’un qui agit aux yeux de tous ? « Les gens, ils ­disaient qu’elle avait des enfants avec son père, c’est tout ! Ils disaient rien ! », lui répond un habitant.

Les notables méprisent cet homme et sa famille : « cas sociaux », « famille nombreuse du quart-monde », « gitans », « vendeur de frites sans intérêt », justifiant ainsi leur désintérêt. D’autres, socialement plus proches, décrivent l’homme au contraire « propre sur lui », « travailleur », « courageux », justifiant ainsi leur cécité. Mais sans se cacher qu’ils ­savaient qu’il « couchait avec sa fille ».

« Le commérage contribua aussi à la notoriété des faits et les officialisa presque, transformant ainsi une transgression en une pratique acceptée de tous », écrit Léonore Le Caisne. Les rumeurs n’ont pas déclenché, à elles seules, de scandale.

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