CRITIQUE
Dans «les Irremplaçables», la philosophe et psychanalyste repense le concept d’«individuation» ou «souci de soi», par opposition à la notion d’individualisme, terreau privilégié de toutes les dérives antidémocratiques.
On le sait : «Les cimetières sont pleins de gens irremplaçables, qui tous ont été remplacés.» Mais c’est à une distance sidérale de ce genre d’évidences ou de clichés que se situe les Irremplaçables.Pour saisir le propos qu’y déploie Cynthia Fleury, professeure à l’American University de Paris, il faut plutôt songer à cette formule du Canadien Christopher Hodgkinson : «Personne n’est indispensable, chacun est irremplaçable.» L’irremplaçabilité est en effet ici celle des sujets particuliers, qui se forment chacun dans la«non-linéarité de la vie» et sont liés entre eux de telle façon qu’ils puissent librement et dans la justice, «faire société».
Exprimé théoriquement, le thème de l’essai est le «processus de subjectivisation», autrement dit l’individuation, non pas au sens d’un individualisme, mais de cette irremplaçabilité des individus qui«protège la démocratie contre ses dérives entropiques» et sans laquelle «l’Etat de droit n’est rien». Fleury poursuit son examen des pathologies des formes démocratiques, mais, ici, elle propose des remèdes, en étudiant les conditions qui permettraient d’«avoir le souci de l’Etat de droit comme l’on a le souci de soi».
Régulation. Il devrait en découler un propos ne relevant que de la philosophie politique. Or, ce n’est pas le cas, car, philosophe et psychanalyste, l’auteure de la Fin du courage prend le problème par les deux bouts, étatique et subjectif pourrait-on dire, celui de la régulation démocratique et de la «régulation» (via autrui) individuelle : si l’«individu protège la durabilité démocratique», il est essentiel de savoir ce que signifie «individu» hors des cadres de l’individualisme où on l’a enserré et déformé.
Si elle se réfère circonstanciellement à Jankélévitch ou Foucault, Arendt, Günther Anders, Gramsci, Walter Benjamin, Kant et d’autres, il faut dire que cette recherche, Fleury la conduit en des termes nouveaux et surprenants. Non pas tant dans son questionnement politique (quelles sont les conditions de légitimité du pouvoir ? «Le secret du pouvoir n’est-il que l’usurpation ?» Le pouvoir est-il «une religion continuée» ? «Peut-on se passer d’une telle notion en démocratie ou faut-il inventer un autre mode de gouvernance ?») que dans la façon d’étudier la qualité des investissements subjectifs ou des «figures de l’individuation». Ce qui la conduit à parler de l’imagination, du rire, du deuil, de la douleur, de l’intimité, de l’irréversible, de l’enfant, de l’autorité, de l’éducation, du «devenir parent», du «faire famille»…
«L’individu n’est pas tout-puissant. Il est résolument fini. Il n’est que frontière, ligne au-delà de laquelle il se fantasme, ligne en deçà de laquelle il se déçoit.» Reconnaître cette frontière est la première condition de l’accueil de l’autre. C’est le sens, au fond, du «connais-toi toi-même» (gnôthi seauton) et du «rien de trop» (mêden agan)que porte le fronton delphique, et dont Fleury fait la matrice première de l’individuation. Sont prescrites là, pour le sujet, d’une part la nécessité de porter un regard de vérité sur soi - un regard immédiatement ouvert, qui est connaissance de ses limites, de l’«ampleur du manque», et donc conscience que nul ne sera seul sur le chemin du savoir - d’autre part l’obligation de la «non-posture»,de la juste mesure, qui est déjà in nuce exigence de justice, et le«défi permanent» de «veiller à ne pas faire de soi un histrion». Les deux adages sont comme les racines, en somme, du souci de soi -«cette volonté de prêter attention à soi et de trouver dans l’autre son viatique». Mais le souci de soi, seul, n’est pas apte à former un«irremplaçable», car l’individu n’est pas seulement rapport à soi et à autrui, mais aussi au monde, au sens, au Réel, à la vérité, au temps. D’autres «figures de l’individuation» sont requises. Fleury propose, inattendues, l’imaginatio vera, le pretium doloris et lavis comica.
Désapprentissage. L’«imagination vraie» (Paracelse) n’est pas l’imaginaire ni le fantasmatique, mais un savoir, un «mode de véridiction» dont la «pierre de touche» est l’«ouverture à l’autre, au monde, à la vision intuitive», un «en-deçà de la connaissance intellectuelle», ou, si l’on veut, une connaissance matinale, une vertu de l’éveil qui fait saisir l’instant et l’occasion fugace (Jankélévitch : «Ne ratez pas votre unique matinée de printemps») et, également, nous engage dans le monde et la Cité. Le «prix de la douleur» est ce par quoi l’individu devient «prêt à payer et à connaître comme risques pour accéder au Réel, et aux formes de vérité qu’il suppose», il est le difficile désapprentissage du mensonge et de la falsification, le courage de tuer les illusions. La«force comique», la capacité de rire et de provoquer le rire - depuis l’ironie socratique - est le sentiment, jamais «victimaire», de sa«propre minorité», la «neutralisation de l’intoxication de soi-même», l’art de «faire entrer l’esprit là où la société n’en veut pas»,et, ainsi, l’«antithèse du pouvoir».
C’est dans ces «figures» que se tisse l’irremplaçabilité des sujets. Difficilement - car il faut surmonter les deuils et les abandons, se sortir de «toutes les formes modernes d’absence de pensée», des«meurtres de l’âme», des blessures infligées au langage et à la culture, des démembrements des systèmes éducatifs, des difficultés de la «transmission». Alors seulement il sera possible de «sortir de la minorité», au sens de Kant, lu par Foucault : une minorité aussi directement liée à la question du «processus de subjectivation» qu’à celle de la légitimité du pouvoir politique, qui ne tient pas sans la«majorité» des sujets. C’est à elle qu’est consacrée toute la deuxième partie des Irremplaçables. La qualité de l’Etat de droit et de la démocratie dépend de la qualité de l’individuation, et vice versa - l’une passant à l’autre comme dans un ruban de Moebius. C’est pourquoi, conclut Cynthia Fleury, il faut que la démocratie préserve les singularités dont elle est le fruit. Autrement prospèrent individualisme et populisme.
Cynthia Fleury, Les Irremplaçables Gallimard, 220 pp.
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