Femmes ou hommes, jeunes ou moins jeunes, nous sommes tous des chimères. La métaphore n’entend pas dénoncer notre condition de mortels. Elle témoigne d’une réalité biologique qui fait écho à la description d’Homère : il y a vingt-huit siècles, l’aède grec évoquait dans l’Iliade ces fabuleuses créatures hybrides, « lion par-devant, serpent par-derrière, chèvre au milieu ». Nous n’en sommes pas là. Mais la biologie moléculaire nous l’enseigne aujourd’hui : chacun de nous recèle, tapies dans sa moelle osseuse, son cœur, son foie, son pancréas, sa peau… ou même son cerveau, des cellules génétiquement différentes de ses propres cellules.
Présentes en faibles quantités, ces cellules étrangères ont été acquises naturellement lors de la grossesse. Certaines proviennent de notre mère biologique. D’autres sont issues des fœtus que les mères ont portés. D’autres enfin, plus rarement, émanent de nos frères ou sœurs aînés, voire d’un jumeau parfois ignoré.
Quelles sont les conséquences, pour la santé maternelle, de ce « microchimérisme fœtal » ? Publiée le 28 août dans la revue BioEssays, une étude américaine, menée par l’équipe d’Amy Boddy (université de l’Arizona), dresse un bilan des recherches sur ce thème. Où il apparaît que ces cellules fœtales sont des Janus, dotés d’une face bénéfique et d’une face maléfique.
« Présent chez tout le monde »
« Le placenta n’est pas une barrière hermétique », souligne Nathalie Lambert, de l’Inserm (université d’Aix-Marseille). Il laisse passer des cellules du fœtus vers sa mère et inversement. « Ce microchimérisme est très répandu : nous pensons qu’il est présent chez tout le monde », indique Lee Nelson, professeur de médecine à l’université de Washington, à Seattle.
La grande surprise est venue de la découverte, en 1996, de cellules fœtales capables de survivre, chez des femmes en bonne santé, des années voire des décennies après une grossesse. A l’inverse, « des cellules d’origine maternelle peuvent aussi persister chez des individus en bonne santé », raconte Lee Nelson, qui a publié ce travailen 1999.
L’originalité de l’étude publiée dans BioEssays tient à la perspective évolutive qu’elle ouvre dans l’analyse des relations entre cellules maternelles et fœtales. Coopération ou compétition ? Les cellules fœtales agiraient en coopération avec l’organisme maternel quand le coût énergétique de cette entente cordiale serait faible. Par exemple, dans la maintenance des tissus maternels. Mais en cas de ressources limitées, la compétition deviendrait prépondérante : les cellules fœtales pourraient contribuer à certaines maladies maternelles.
La compétition, d’abord. La première étude marquante a été publiée dans The Lancet en 1998.« Nous avons trouvé des niveaux élevés de microchimérisme fœtal chez des femmes atteintes d’une maladie auto-immune rare et grave, la sclérodermie », explique Lee Nelson. Reste que cette corrélation ne prouve pas un lien de cause à effet. Dans les cancers, on a encore plus de mal à clarifier les choses. « Dans les cancers du sein, on trouve certes un peu plus de cellules fœtales que dans un tissu normal ou une tumeurbénigne. Mais leur rôle est-il favorable ou néfaste ? Les résultats sont discordants », résume le professeur Roman Rouzier, de l’Institut Curie.
Bras de fer
La coopération, ensuite : « Les cellules fœtales et maternelles ne sont pas toujours engagées dans un bras de fer », souligne la biologiste Melissa Wilson-Sayres dans BioEssays. Durant la grossesse, bien sûr, ces cellules partagent un intérêt mutuel : survivre et transmettre leur patrimoine génétique.
Mais les cellules fœtales pourraient aussi manipuler les cellules maternelles. Par exemple, en infiltrant la thyroïde pour accroître la température corporelle de la mère.
Les cellules fœtales qui survivent durablement chez la mère sont souvent des cellules souches ou « progénitrices », capables de régénérer différents tissus. D’où l’intérêt qu’elles suscitent. Chez la souris, deux études ont fait date. La première a montré qu’après un infarctus du myocarde des cellules fœtales sont capables de se différencier en vaisseaux sanguins, mais aussi en tissu cardiaque contractile. La seconde concerne la cicatrisation de la peau. « Chez des souris femelles, la cicatrisation cutanée mobilise des cellules fœtales qui se différencient en vaisseaux », indique le professeur Selim Aractingi (Inserm-UPMC), principal auteur d’une étude publiée en 2012. D’où la stratégie qu’il développe pour « favoriser le recrutement de cellules fœtales, ou mimer leur action chez des femmes aux capacités de cicatrisation altérées ».
Plus stupéfiant : certaines cellules fœtales peuvent migrer jusque dans le cerveau maternel ! Elles pourraient y subsister pendant des décennies, et même s’y différencier en neurones.
Dans BioEssays, les chercheurs s’interrogent : les cellules fœtales pourraient-elles manipuler le cerveau maternel pour induire tantôt une libération d’ocytocine, favorable à l’attachement mère-enfant, tantôt une dépression post-partum ? Vertigineuse question, encore sans réponse.
« C’est un domaine extrêmement séduisant qui mérite d’être approfondi », estime Jean Roudier, directeur d’unité Inserm (université d’Aix-Marseille). Les premières études restaient limitées par les méthodes de détection des cellules fœtales. Une technique bien plus sensible et spécifique a été brevetée par Nathalie Lambert et Lee Nelson : elle amplifie des gènes du système d’histocompatibilité (gènes HLA). « Nous parvenons ainsi à détecter une cellule fœtale parmi 20 000 cellules de l’hôte », assure Nathalie Lambert. En 2013, elle a mis en place une plate-forme d’analyse de ce microchimérisme à l’Inserm de Marseille.
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