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lundi 23 mars 2015

Les vertiges de la « chirurgie du génome »

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO |  | Par 

C’est une histoire qui se répète, à quarante ans d’écart. Une histoire d’éthique et de génétique, qui réactive un scénario où l’homme s’érigerait en démiurge. Il y a quarante ans, c’était encore de la science-fiction. Mais, depuis trois ans, un puissant outil de « chirurgie des génomes  » ouvre de vertigineuses perspectives   : oserons-nous, demain, refaçonner notre propre hérédité ?


Image de synthèse présentant le complexe CRISPR-Cas9.


Malgré son nom barbare – CRISPR-Cas9 –, ce «  kit de construction  » de l’ADN rencontre un succès planétaire. «  C’est un fantastique outil de recherche qui améliore nos connaissances sur les maladies humaines  », relève le professeur Alain Fischer, qui dirige l’institut Imagine spécialisé dans les maladies génétiques, à l’hôpital Necker (Paris). Mais son dévoiement pourrait ressusciter les spectres de l’eugénisme et du transhumanisme.

Aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en Chine, certaines équipes auraient déjà franchi le Rubicon en s’attaquant à ce défi   : modifier le génome de nos propres cellules « germinales » – nos cellules sexuelles, spermatozoïdes ou ovules. Ces pratiques ont été révélées le 5 mars par le journal du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Signée par Antonio Regalado, une enquête au titre provocateur, « L’ingénierie du bébé parfait », a fait l’effet d’une mini-bombe.


En réaction, des chercheurs américains ont publié, les 12 et 19 mars, deux mises en garde dans les revues Nature et Science. La première évoque la nécessité d’un « moratoire volontaire » des chercheurs du domaine, avec ce titre   : «  Ne modifions pas le génome des cellules germinales humaines  »«  Il faut suivre une voie prudente avant de manipuler le génome des cellules germinales  », ont renchéri les dix-huit auteurs de l’article de Science. Ses deux premiers signataires sont les Prix Nobel David Baltimore et Paul Berg.


En 1975, déjà, les risques du génie génétique


Si l’histoire se répète, c’est que ces alertes font écho à la mémorable conférence d’Asilomar, organisée en 1975 par ce même Paul Berg. A l’ère des balbutiements du génie génétique, il s’agissait déjà de réfléchir à ses risques.

En juin 2014, la Française Emmanuelle Charpentier, co-inventrice de l’outil CRISPR-Cas9, déclarait dans nos colonnes   : « Cette technique fonctionne si bien et rencontre un tel succès qu’il serait important d’évaluer les aspects éthiques de son utilisation ».
«« Je souscris entièrement aux alertes actuelles  », assure Alain Fischer, professeur au Collège de France. S’il s’agissait de modifier le génome d’un enfant à naître, dit-il, on ne pourrait pas lui demander son consentement éclairé – encore moins celui de ses descendants. Ce serait contraire aux droits fondamentaux des patients. «  Je pense qu’il ne faut pas le faire, ni aujourd’hui ni demain. Ce serait une grave rupture éthique.  »

Ce débat est très nord-américain, relève-t-il. En France et dans de nombreux pays d’Europe, manipuler le génome des cellules germinales humaines est formellement interdit dans le cadre de la procréation médicalement assistée. « Et nous ne sommes pas près de nous engager là-dedans ! Il est vrai qu’aux Etats-Unis la réglementation est plus floue : on assiste à des choses un peu délirantes.  »


Goupes transhumanistes


Un des exemples révélés par le journal du MIT  : Luhan Yang, une jeune postdoctorante qui travaille dans le laboratoire de George Church, chercheur renommé de l’université Harvard (Massachusetts), confie au journaliste son étonnant projet. Il s’agirait d’obtenir les ovaires d’une femme opérée pour un cancer. Puis d’en extraire les ovocytes (cellules germinales femelles) immatures. Ensuite, de les multiplier in vitro, puis d’utiliser CRISPR-Cas9 pour corriger la mutation du gène BRCA1 responsable de ce cancer. Quelques jours plus tard, cependant, George Church qualifie ce canevas de «  non-projet  ». Parce qu’il est annulé ? Poursuivi en toute discrétion ? En attente de publication ?

A l’évidence, George Church manie l’art de l’esquive, mais aussi celui de la provocation. A des réunions de groupes transhumanistes, il explique le potentiel de CRISPR-Cas9 contre les maladies cardiaques ou celle d’Alzheimer. Il a aussi évoqué la possibilité de cloner l’homme de Néandertal, dont le génome est connu. Mais il figure parmi les cosignataires de l’article dans Science, appelant à la plus grande prudence sur ces pratiques…
«« Ce n’est pas parce que quelques hurluberlus jouent aux apprentis sorciers qu’il faut jeter l’opprobre sur cet outil révolutionnaire qu’est CRISPR-Cas9  », s’insurge Alain FischerCar cet outil pourrait constituer un progrès pour la thérapie génique des cellules somatiques – toutes les cellules du corps, à l’exception des cellules germinales. Aucun risque, en corrigeant leur génome, de transmettre ces modifications à la descendance des patients traités. D’où un espoir médical légitime pour guérir certaines maladies héréditaires du sang, mais aussi des cancers ou le sida…


Toute la descendance affectée


«  La thérapie génique germinale ne traite pas seulement une personne : elle affecte toute sa descendance. C’est pourquoi elle devrait faire l’objet d’un moratoire et d’une réflexion au niveau international  », estime Jean Claude Ameisen, président du Comité consultatif national d’éthique. Il rappelle qu’avec le remplacement des mitochondries dans l’ovule de la future mère, un traitement autorisé depuis février par le Parlement britannique, l’humanité est déjà entrée dans une forme de thérapie germinale.

Mais les subtilités de la bioéthique ne sont pas toujours faciles à appréhender. En témoignent les interprétations divergentes de la loi par les chercheurs que nous avons interrogés. En France, à de strictes fins de recherche, la manipulation du génome des cellules germinales humaines est-elle ou non autorisée ? Non, semble trancher le code civil, dans son article 16-4 modifié par la loi du 6 août 2004 relative à la bioéthique. « Le code civil se place ici dans une perspective évolutive : il s’agit de protéger le génome de notre espèceMais l’interprétation combinée des différents articles de loi laisse planer une ambiguïté », reconnaît Emmanuelle Rial-Sebbag, spécialiste de bioéthique à l’Inserm.

Comme vingt-huit autres pays d’Europe, la France a ratifié, fin 2011, la convention d’Oviedo. Celle-ci stipule notamment : « Une intervention ayant pour objet de modifier le génome humain ne peut être entreprise que pour des raisons préventives, diagnostiques ou thérapeutiques, et seulement si elle n’a pas pour but d’introduire une modification dans le génome de la descendance. »

La distinction entre cellules somatiques et cellules germinales pourrait cependant devenir obsolète. « La biologie cellulaire est en train d’effacer ces frontières », note Jean Claude Ameisen. 

Car les chercheurs peuvent désormais obtenir des « cellules-souches » (dites « iPS ») à partir de cellules somatiques adultes, par exemple de la peau. Et de ces cellules-souches, ils peuvent ensuite « dériver » des cellules sexuelles. «  Il faudra sans doute une quinzaine d’années avant que l’on obtienne des gamètes humains à partir de cellules iPS », souligne Gabriel Livera (Inserm-CEA). Mais ensuite ? Si l’on y parvient, on pourra modifier le patrimoine génétique des cellules iPS – c’est autorisé –, puis en dériver des gamètes porteurs des modifications recherchées. Le mythe prométhéen est bel et bien à portée de main. Il est vraiment temps d’y réfléchir.

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