Femmes de tous les pays francophones, unissez-vous ! De Paris à Cotonou, en passant par Tunis, Dakar ou Bucarest, vous êtes confrontées peu ou prou aux mêmes inégalités. Bien installés aux postes de pouvoir, les hommes trouvent normal d’y rester et regimbent à laisser les femmes s’immiscer. A la maison, beaucoup ont encore une fâcheuse tendance à mettre les pieds sous la table ou à en faire un minimum. L’Agence universitaire de la francophonie (1), qui rassemble 800 établissements dans une centaine de pays, a organisé mi-novembre à Dakar un colloque intitulé «Femmes universitaires, femmes de pouvoir ?» L’idée était de voir si, dans un monde aussi protégé que l’université, les femmes bénéficiaient d’un meilleur traitement, voire de bribes de pouvoir. La réponse est non.
Les intervenantes étaient pour l’essentiel des responsables universitaires d’Afrique de l’Ouest. Souvent de grandes dames issues de milieux aisés, parfois mariées à des députés ou des ministres, elles avaient en commun d’être sensibles à la problématique du genre, générateur d’inégalités. A leurs côtés, des femmes du Maghreb, du Proche-Orient et d’Europe, notamment des Françaises. Sous le chapiteau dressé dans un hôtel de luxe de Dakar, au bord de l’Atlantique, on a eu parfois l’impression d’être hors sol et hors temps. Au Sénégal comme dans les pays voisins, toute une frange de la population se bat pour survivre, dormant dehors, sans moyens pour se soigner ou envoyer les enfants à l’école. Gouvernance masculine, femmes jonglant avec leurs «carrières» d’universitaires et de mères, manque de garderies, étudiantes harcelées par les profs… Très vite, les unes et les autres se sont retrouvées autour des mêmes constats. Au-delà des lois sur la parité adoptées ici ou là, les choses changent trop lentement. Et c’est encore souvent un déchirement pour une femme de vouloir tout assumer.
Au fond de la salle, Fatoumata Balbe Kasse, doctorante en informatique, approuve. A 34 ans, cette mère de trois enfants confie que «c’est très difficile de concilier sa recherche et la maison». Pourtant, elle a une«bonne» pour l’aider. Mais la famille est envahissante au Sénégal : «Tes beaux-parents débarquent et tu dois être là.» Il y a aussi les frères et les sœurs, les belles-sœurs et les beaux-frères…
A la tribune, la Française Caroline de Haas, ex-conseillère de Najat Vallaud-Belkacem au ministère des Droits des femmes, pique un coup de sang après une intervention culpabilisante sur le thème : les femmes n’osent pas assez. «J’en ai marre que l’on parle de responsabilité individuelle ! Les femmes sont discriminées. Il faut former les dirigeants à cette question, comme nous l’avons fait en France avec tous les ministres, qui ont suivi un module de quarante-cinq minutes.»
Les conclusions du colloque ont été transmises à l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), qui tient son 15e sommet, consacré aux jeunes et aux femmes, ce week-end à Dakar. Ce sera aussi l’occasion d’élire un successeur au président Abdou Diouf. Parmi les recommandations adoptées, la création d’un réseau de femmes universitaires et d’un observatoire sur l’égalité dans le supérieur, la mise en place d’un module pour sensibiliser les responsables, un engagement des universités en faveur de la parité…
Daniela Roventa-Frumusani, professeure de communication à l’université de Bucarest, est repartie ravie : «La résistance est finalement partout la même. Quand un homme est sur un trône, il n’est jamais content de devoir céder la place.»
Aminata Sidibe 33 ans, sénégalaise

«A 25-30 ANS, UNE FEMME DOIT ÊTRE MARIÉE, ÇA ME STRESSE»

En boubou jaune resplendissant, Aminata Sidibe, assise à l’avant-dernier rang, ne perd aucune parole des intervenantes qui se succèdent à la tribune. Elle vérifie de temps à autre ses messages sur son portable. Mais arrivée à l’ouverture et repartie à la clôture, elle ne paraît jamais lasse pendant ces deux jours. Aminata est venue pour y voir clair.

«J’ai fait un master 1 de gestion des entreprises, puis un master 2 de commerce et management des affaires internationales à l’université de Dakar, en 2011. J’ai envoyé des CV, des lettres de motivation et je n’ai rien trouvé. Alors, en 2013, j’ai créé une petite exploitation maraîchère dans la région de Dakar - je loue un hectare dans le département de Rufisque. Mon père était agriculteur, peut-être que ça a joué… Je m’occupe de la commercialisation et de la coordination de l’exploitation. J’ai sous mes ordres deux hommes que j’ai embauchés, deux ouvriers agricoles qui s’occupent de tout ce qui est manuel. Nous touchons des petits salaires. Dans la région, je suis la seule femme à la tête d’une exploitation. Franchement, ça n’est pas simple. On arrive à s’imposer avec son caractère.
«Ici, la réussite de la femme, c’est d’abord le mariage. On te juge plus sur ton foyer que sur le reste, le travail par exemple. C’est comme un poids que tu portes. Je sais ce que les gens pensent : "Il faudra songer à te chercher un mari." Même si on ne te le dit pas, on te regarde… Franchement, ça me stresse. L’habitude, pour des femmes comme moi, ayant étudié, est de se marier à 25-30 ans. Pourtant, ma mère me soutient. J’habite à Dakar avec ma famille. C’est mal vu au Sénégal, pour une jeune femme, d’habiter seule quand elle n’est pas mariée. Je suis venue entendre des expériences d’ailleurs, comprendre comment on arrive à tout concilier. Moi, ça m’inquiète.»

YVETTE ONIBON DOUBOGAN 49 ANS, BÉNINOISE

«UN POSTE D’ADJOINTE ? NON : DOYENNE OU RIEN»

Enseignante en sociologie du développement à l’université d’Abomey-Calavi (Bénin), Yvette Onibon Doubogan a témoigné de sa mésaventure de recalée au poste de doyenne dans son université. A la tête de son association, Genre en action, elle enfonce par ailleurs le clou sur la question du harcèlement au Bénin, où, comme en France, les victimes sont assez désarmées.
«L’an dernier, je me suis portée candidate pour être doyenne de lettres - sur les huit facultés de l’université, toutes sont dirigées par des hommes. Le recteur était partant : il voulait une femme dans son équipe. Mais s’agissant d’une désignation, c’était au pouvoir de trancher. Et ça a coincé au cabinet du ministre. Un vice-doyen était lui aussi candidat. Or, il était du Sud et moi du Centre, et on voulait quelqu’un du Sud. Il milite dans un parti, ce que je ne fais pas. Alors on m’a demandé de me désister. J’ajoute qu’un homme qui aurait été battu par une femme, ça peut être mal vu. On lui a épargné ça et on m’a proposé un poste d’adjointe. J’ai dit non : doyenne ou rien. Vice-doyenne, ça ne m’intéresse pas, c’est un poste d’exécutante. Moi, je veux pouvoir élaborer une stratégie, faire des propositions.
«J’aurais voulu créer, par exemple, un laboratoire de recherche sur le thème "Genre et Développement". Je ne nourris aucune frustration. J’ai simplement appris la leçon. Les compétences ne suffisent pas, surtout lorsque l’on est une femme. Il faut parfois s’engager politiquement, occuper des positions. De toute façon, c’était une désignation transitoire. D’ici un an et demi, il y aura des élections rectorales. Et là, j’aurai au moins la chance de faire campagne. Je me sens plus libre aujourd’hui pour faire tout ça : mes enfants - 20 et 17 ans les garçons, 15 ans la fille - sont grands. Je leur laisse la maison, je n’ai même pas d’aide domestique. Je leur ai appris à tout faire. C’est d’ailleurs la fille qui en fait le moins. A mon retour, je vais rendre compte de ce colloque à mes collègues, restituer les recommandations, rapporter tout ce que j’ai entendu pour les provoquer un peu… Avant de postuler à nouveau.
«L’an dernier, j’ai aussi fait un mémoire sur le harcèlement sexuel dans notre université. Ça a été très difficile, des collègues faisaient de la résistance. Au moins un tiers des étudiants interrogés - surtout des filles mais aussi des garçons - ont reconnu en avoir été victimes, mais ils ne se plaignent pas. C’est l’omerta. Ils craignent que ça ne leur retombe dessus. Comme si l’enseignant était au-dessus de la loi et ne serait jamais puni. Pourtant, nous avons une loi sur le harcèlement. Même un simple planton peut harceler: "Je connais tel professeur, si tu n’acceptes pas, il te saquera." On ne peut pas éluder la question de la "sexualité transactionnelle". Cela désigne les étudiantes qui vont chercher à séduire les enseignants-chercheurs pour avoir des bonnes notes. Quand on les rappelle à l’ordre, ils ont beau jeu de répondre : "Mais ce sont elles qui veulent !"
«Au Bénin, on sait qu’il existe des disparités hommes-femmes à tous les niveaux mais aucune étude n’a jamais été menée sur le sujet, aucune sanction n’a été prise. Dans chaque ministère, on a nommé une personne référente. Mais il ne se passe rien. A la fin de notre mémoire, nous avons découvert qu’il y avait au sein de l’université une personne chargée des affaires sociales, et donc potentiellement de ce problème. Les étudiantes, qui ne savent pas à qui se confier, n’en avaient jamais entendu parler.»
Maréma Touré-Thiam 58 ans, sénégalaise

«LES NOTES SEXUELLEMENT TRANSMISSIBLES, DROIT DE CUISSAGE ACADÉMIQUE»

Grande et imposante, un bonnet posé de côté sur le crâne, un peu façon Black Panthers, Maréma Touré-Thiam ne passe pas inaperçue. Spécialiste des sciences humaines et sociales au bureau d’Afrique de l’Ouest de l’Unesco, elle a soutenu l’une des premières thèses africaines sur le genre, dès 1996 à la Sorbonne. Lors du colloque, elle a, en tête, soulevé le problème du chantage sexuel exercé par les profs sur leurs étudiantes.
«Nous avons mené des études dans trois pays - Guinée-Bissau, Gambie et Sénégal - sur les violences de genre, avec un volet sur leur pratique dans les études supérieures. Les notes sexuellement transmissibles (NST) - attribuées en échange de faveurs sexuelles des étudiantes - ont émergé tout de suite. Dans le monde du travail, on parle de sexual harassment. Les NST, c’est la version du droit de cuissage dans le monde académique. Les universitaires hommes répugnent à en parler. Les femmes ont peur des représailles. En fait, ces NST expriment les rapports de force qui règnent au sein de l’université.
«En même temps, le Sénégal a une loi sur la parité élective très avancée. Selon ce texte de 2012, les listes électorales ne sont recevables que si l’on respecte la parité alternée. Sinon les femmes seraient abonnées aux 50 dernières places. Nous sommes plus avancés que la France. Je suis d’accord avec l’intervenante qui disait que l’héritage colonial avait détérioré le statut de la femme en Afrique de l’Ouest. Le colon a laissé une école destinée d’abord aux fils des chefs. Les filles, ça serait pour plus tard.»

DANDI GNAMOU 37 ANS, BÉNINOISE

«J’ENCOURAGE MES ÉTUDIANTES À POUSSER JUSQU’À L’AGRÉGATION»

Dandi Gnamou est la première, et à ce jour la seule, agrégée de droit du Bénin. Professeure à l’université d’Abimey-Calavi, elle milite pour que d’autres s’enhardissent et suivent son exemple, et raconte son expérience dans un monde d’hommes.
«J’ai pris exprès des cours avec de gros effectifs, dans des amphis de 1 000 à 1 500 étudiants, pour montrer qu’une femme peut tout faire, même affronter des foules. En tant que responsable du département de droit public, je m’emploie à renforcer la place des doctorantes dans les équipes de recherche. J’ai aussi recruté trois contractuelles comme chargées de TD. J’invite les nouvelles docteures à mener des recherches, indispensables pour passer l’agrégation. Il faut donner confiance aux femmes. Dans mon université, en droit, sur 11 000 étudiants, on compte 40% de filles. Mais plus on monte dans les études, moins elles sont nombreuses : 15% en master 1, moins en master 2. Parmi les 56 enseignants titulaires - peu nombreux car nous sommes une université jeune et nous avons beaucoup de cours à 2 000 étudiants -, les femmes ne sont pas plus de huit. Au début, je rappelle toujours le principe de l’égalité hommes-femmes. Je mets aussi un point d’honneur à dire : "Si vous avez des problèmes de harcèlement, venez m’en parler, je suis chef de département, j’ai des relations dans la presse…" Mais personne n’est venu. Les étudiantes ont intégré cet état de fait. Certaines ont décidé d’en profiter, contre de bonnes notes. Parfois, même les familles sont fières des relations entre leur fille et un professeur. Moi-même, j’évite désormais les grandes réunions où je suis la seule femme. C’est aussi pour changer ça que je me suis présentée à la gouvernance de la fac.
«Au début des années 2000, j’ai créé une petite association qui agit auprès des filles dans le nord du Bénin, dans la région de Boukombé, d’où mon père est originaire. L’idée est d’encourager l’excellence scolaire. Nous récompensons les meilleures élèves et leur payons leur scolarité. L’école est gratuite au Bénin, mais il faut acheter le trousseau - cahiers, trousses, cartables… Trop pauvres, beaucoup renoncent. Tous les deux ans, nous menons aussi une action de sensibilisation à la sexualité pour les 11-12 ans. Ici, dans le fin fond du Bénin, des filles tombent enceintes en troisième. D’où cette formation, pour laquelle nous faisons venir des sages-femmes qui présentent les pilules, les préservatifs… Mon grand-père vivait nu avec un pagne - un étui pénien. Mon père, paysan au départ, est devenu militaire. Il a toujours voulu que ses enfants, filles et garçons, étudient. Mais lorsqu’on fait des études, il faut savoir qu’on fait aussi des choix.»
Ye Diarra 55 ans, burkinabée

«QUAND LE MARI FAIT LA CUISINE, ON LUI DEMANDE D’OÙ IL VIENT»

Pédiatre et responsable d’un service de néonatalogie, vice-présidente de l’université de Ouagadougou, Ye Diarra a fait frissonner la salle en évoquant les manifestations qui ont provoqué la chute du président Compaoré.
«Notre maison est partie en fumée, j’ai perdu mon ordinateur et tout ce qu’il contenait, un millier de livres… Cela m’a affectée quelques jours, plus maintenant. Dans notre université, qui accueille 48 000 étudiants, on compte 38,5% de filles. Parmi les 700 enseignants-chercheurs, elles ne sont plus que 14 à 20% selon les disciplines. Pourquoi ? Le taux de scolarisation des filles a augmenté, mais il reste en deçà de celui des garçons. De mon temps, ils étaient prioritaires pour aller à l’école. Je remercie mon père de m’y avoir envoyée. Je suis la quatrième d’une fratrie de dix. En tant que première fille, je devais me marier précocement, avec un cousin de la famille de ma mère. Mon père était transporteur et n’a pas eu la chance d’être scolarisé. Il était fils d’un chef qui, selon la coutume, devait envoyer en priorité les enfants des autres à l’école. Il a voulu relever le défi avec ses enfants, il m’a toujours soutenue.
«Mais les filles décrochent souvent à l’occasion de grossesses précoces. Dans le couloir de mon université, il n’est pas rare de voir des enfants assis par terre : les mamans sont des étudiantes qui suivent des cours en amphis, et des petites filles s’occupent des bébés dans les couloirs. J’ai eu mes deux premiers enfants étudiante, le troisième quand j’étais médecin. Je remercie mon mari, j’ai pu partir en Côte-d’Ivoire quatre ans pour faire ma spécialité. Lui est resté avec les enfants, aidé par deux belles-sœurs. Il y a un problème de représentation sociale. Une femme doit tenir sa maison, s’occuper des enfants, les suivre pour qu’ils ne passent pas leur vie sur les ordinateurs. Ce sont des pesanteurs qu’il faut secouer. Il faudrait aussi un changement de mentalités. Les hommes qui reviennent d’Europe après des études, par exemple, ont évolué. Mais, souvent, ils reprennent leurs habitudes. L’autre jour, chez des amis, c’est le mari qui avait fait la cuisine. On lui a demandé d’où il venait. A la retraite, je me suis promis de créer une association qui agit dès la maternelle.»
Seynabou Samb 32 ans, sénégalaise

«NOUS, LES FEMMES, ON DOIT S’ENGAGER DAVANTAGE»

Responsable des programmes à l’ISG (la première école de commerce d’Afrique de l’Ouest), coach en développement personnel, Seynabou Samb a pris beaucoup de notes lors du colloque. Puis elle a coupé le ronron :«Est-ce qu’il n’aurait pas fallu associer plus de jeunes si on veut avancer ? Mettez-vous aux TIC [technologies de l’information et de la communication, ndlr], mesdames !»
«Je suis venue pour le travail mais aussi par intérêt personnel. J’ai suivi une formation sur le genre et ça me passionne. A 32 ans, j’appartiens à la génération intermédiaire. Le drame serait que, dans vingt ans, on se repose les mêmes questions dans un colloque… J’en ressors avec une nouvelle lecture de la question. Caroline de Haas a parlé de "l’illusion de l’égalité".Nous, les femmes, on doit s’engager davantage, ne plus faire les choses à moitié, rester léthargiques sous prétexte que l’on devra s’absenter - pour accoucher ou élever les enfants. On doit aller jusqu’au bout.
«A partir de maintenant, je ferai plus attention aux jeunes filles qui arrivent dans notre école, en leur expliquant ce qu’est un choix de vie, auquel elles doivent penser très tôt. Plus la fille fait des études poussées, moins elle subit de pressions de l’extérieur. Dans notre école, qui dure cinq ans avec la possibilité de poursuivre en doctorat, les femmes continuent leurs études même enceintes. Car on n’est pas malade ! On veut insuffler cet esprit-là. Au colloque, j’ai rencontré des femmes de divers pays, elles ont exposé des bonnes pratiques, ça enrichit. A mon retour à l’école, je vais faire un travail de sensibilisation, demander à mon supérieur d’intégrer cette question dans les études, et pourquoi pas organiser un séminaire sur les concepts de base et les outils sur le genre. Quant à moi, je ne suis pas mariée. Mes parents savent que je suis très ambitieuse. Je mène ma vie.»
(1) Pour les 40 ans de son bureau d’Afrique de l’Ouest, l’Agence universitaire de la francophonie (AUF) organisait un voyage de presse.