INTERVIEW - Simon-Daniel Kipman, psychiatre et psychanalyste, président-fondateur de la Fédération française de psychiatrie, publie L'Oubli et ses vertus (Éd. Albin Michel).
LE FIGARO. - Dans votre dernier livre, vous réhabilitez l'oubli. Mais pour le psychanalyste que vous êtes, guérir ne vient-il pas plutôt du fait de se souvenir?
Simon-Daniel KIPMAN. - Non, parce qu'en matière de vie psychique, disons qu'on ne guérit pas totalement, mais plutôt qu'on se bricole un équilibre qui peut toujours être sujet à des dysfonctionnements. Quant au souvenir, je dirais qu'il n'existe pas: un souvenir, c'est toujours une reconstruction que nous faisons à partir de bribes éparses, de sensations soudain éveillées, des réminiscences comme en a si bien parlé Marcel Proust… Un souvenir, c'est d'abord une histoire qu'on se raconte. Même quand nous, psychanalystes, racontons une histoire de cas, c'est toujours la reconstruction que nous en faisons qui domine.
Selon vous, le fait de se remémorer un événement traumatique n'est pas forcément bénéfique…
Surtout quand ce traumatisme devient l'objet d'un événement officiel! Ainsi, collectivement, sous forme de cellules de crise, ou lors de commémorations, on impose à certaines victimes une reconstruction de ce qu'elles ont vécu. Ce sont alors des souvenirs formatés qui l'emportent. Quant à la personne elle-même, qui a vécu l'événement, elle a oublié la manière dont elle a ressenti certaines émotions. Prenons le cas du tsunami, par exemple. Cette situation est tellement énorme que la victime, sur le moment, a du mal à se la représenter. Elle est restée là, figée, et c'est cette sidération qui est traumatisante. C'est alors que les remémorations forcées peuvent avoir un effet culpabilisant, la personne ne pouvant dire ce qu'elle a fait à ce moment-là, ignorant même ce qui est arrivé effectivement.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux facultés d'oubli?
Je me suis demandé pourquoi on valorise autant la mémoire dans nos sociétés alors qu'on oublie tant de choses… Je pense que l'oubli nous permet de fonctionner psychiquement, mais comme il est toujours involontaire, il suscite une certaine hostilité dans un monde mécaniciste et déshumanisé. Les traités de médecine se focalisent sur le fait que les personnes âgées oublient des tas de détails du quotidien immédiat. Pourtant, elles sont aussi traversées de souvenirs très anciens, ce qui représente un travail psychique extraordinaire. Simplement, leur avenir se limitant, les vieux sont libérés de certaines contraintes sociales et ce qui leur importe c'est le plaisir de se redire l'histoire qui compte pour eux… Pas le reste. Face à cela, on cherche à leur faire faire des exercices «mnémo-stimulants» souvent grotesques.
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