Livre . Le médecin américain Siddharta Mukherjee retrace en 600 pages l’épopée de la maladie dans un essai primé par le Pulitzer.
Naissance et mort du cancer. Comme une vie, avec un début et une fin. Comme si cette histoire pouvait avoir un visage, des époques, et surtout une morale. «Je me suis surpris à penser au cancer, raconte le Dr Siddharta Mukherjee, comme à un personnage vivant depuis quatre mille ans, m’interrogeant sur ses pensées, ses origines, ses personnalités.» Cancérologue américain, d’origine indienne, il a un physique de jeune - 43 ans - premier. Elégant, beau parleur, il a eu un joli parcours, séjourné dans les plus prestigieuses universités. Son livre,l’Empereur de toutes les maladies, une biographie du cancer, qui a récemment reçu le prix Pulitzer-essai aux Etats-Unis, sort cette semaine en France (1).
Echecs. Voilà un ouvrage saisissant, aussi lourd qu’une tumeur : plus de 600 pages. On s’y perd, on ne sait plus où l’on est ; assiste-t-on à une épopée, à une défaite ? C’est, en tout cas, un incroyable récit, avec des centaines de personnages, médecins, malades, mais aussi bienfaiteurs. Une histoire du cancer étalée sur quelques milliers d’années où surgissent un symptôme, des questions, des réponses, des échecs.
Premier enseignement : les grands fléaux ne se ressemblent pas. Le cancer n’est pas le sida, infection dont on peut dater les tout premiers cas, l’arrivée du virus comme son passage du singe à l’homme. Le cancer, lui, n’a pas vraiment d’acte de naissance. «Chaque biographe se doit de commencer par la naissance de son sujet. Où le cancer est-il né ?» écrit Mukherjee. Pour lui, la première trace remonterait à 2 500 ans avant Jésus-Christ : quelques mots sur un papyrus, où un médecin de l’époque, Imhotep, évoque 45 cas. «Des tumeurs saillantes du sein signifient l’existence de gonflements sur la poitrine, grands, en expansion et durs. Les toucher est comme toucher une boule de bandages ou elles peuvent être comparées au fruit du fenugrec pas mûr qui est dur et frais au toucher.» Est-ce un cancer du sein ? «Plus de deux millénaires s’écoulent après la description d’Imhotep jusqu’à ce que l’on entende parler à nouveau du cancer. Et, là encore, c’est une maladie drapée dans le silence, une honte privée.»
C’est dans son Enquête, écrite en 440 avant J.-C., que l’historien grec Hérodote fera état du sort d’Atossa, la reine de Perse, soudainement frappée d’une maladie singulière : on décela une boule saignante dans un de ses seins. Atossa aurait pu se faire suivre par une longue file de médecins ; elle choisit de s’enfoncer «dans une solitude impénétrable».Deux mille ans encore de presque silence vont suivre, certains parlent de«la grande obscurité», jusqu’au début du XXe siècle.
Destin. Ce qui est singulier, c’est le double jeu qu’il va alors provoquer. D’un côté, le cancer engendre une pratique scientifique, froide, objective, bourrée d’essais cliniques. De l’autre, il va susciter des histoires que l’on se raconte, des mots que l’on va mettre pour donner une signification à une faille du destin.
Exemple : «La cellule cancéreuse est une individualiste forcenée, dans tous les sens possibles, une non-conformiste.» Comme le citoyen, aujourd’hui ? Ou encore : «Le cancer est une maladie expansionniste, envahissant les tissus, propageant ses colonies en territoires hostiles…» Et puis il y a cette phrase, de Susan Sontag dans son livrela Maladie comme métaphore : «Maintenant, c’est au tour du cancer d’être la maladie qui ne frappe pas avant d’entrer.»
La maladie comme métaphoreOn le voit, la maladie accompagne nos vies. Dans cette épopée meurtrière que raconte Siddharta Mukherjee (7 millions de morts en 2010), surgissent des personnages comme Jimmy, ce premier enfant que l’on voit à la télé américaine, le 22 mai 1948, parler de son cancer, ou Mary Lasker et Sidney Farber, qui vont bousculer la recherche et la collecte de fonds.
Mille histoires défilent, tandis que les progrès tâtonnent : «Longtemps, l’arsenal thérapeutique a été fondé sur deux vulnérabilités fondamentales de la cellule cancéreuse. La première est qu’elles ont d’abord une origine locale avant de gagner tout le corps. La chirurgie et la radiothérapie ont exploité cette vulnérabilité. La seconde vulnérabilité est la croissance rapide de certaines cellules cancéreuses : la plupart des produits de chimiothérapie ont ciblé cette vulnérabilité… C’était une chose d’identifier un talon d’Achille, mais une tout autre de découvrir une arme qui le toucherait.»
Aujourd’hui, c’est-à-dire depuis dix ans, on assiste à un bouleversement avec l’apparition des oncogènes, puis la mise en place de combats personnalisés selon le patient, le type de cancers, etc. «Mes amis m’ont souvent demandé, raconte Carla à son cancérologue, si je sentais que ma vie avait été rendue en quelque sorte anormale par la maladie. Je leur disais la même chose : pour quelqu’un qui est malade, c’est cet état qui devient normal.»
(1) Flammarion, 648 pp., 23 €.
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