En cette rentrée, Debra McClanahan, enseignante dans une école primaire de la banlieue de Washington, hésite : va-t-elle encore obliger ses élèves à écrire en style cursif, avec les lettres attachées ? «L’année dernière encore, je les ai forcés à écrire les dictées en lettres cursives,raconte Debra, qui enseigne à présent à des enfants de 11-13 ans. Mais ce n’est pas juste pour les élèves qui viennent des écoles publiques et ne maîtrisent déjà plus cette forme d’écriture. Une de mes collègues a complètement abandonné le cursif l’an dernier et je me demande si je ne vais pas l’imiter. Je ne voudrais pas être la dernière à m’agripper au passé. D’ici trente ans, de toute façon, on ne prendra plus de notes avec un bloc et un stylo. L’avenir est aux nouvelles technologies.»
TESTS STANDARDISÉS
Les belles lettres rondes et attachées qu’on enseigne en France dès la maternelle sont en voie de disparition aux Etats-Unis, et avec elles, peut-être, toutes formes d’écriture manuscrite. Les nouveaux «programmes communs» adoptés par 45 des 50 Etats américains ne prévoient plus l’enseignement de l’écriture cursive, mais plutôt la maîtrise du clavier d’ordinateur. Au début du XXe siècle déjà, les Etats-Unis étaient passés au script, un type d’écriture à la main qui s’inspire des caractères d’imprimerie, jugés plus faciles à tracer. L’apprentissage du cursif a perdu, mais à titre secondaire - il est brièvement enseigné en troisième classe de primaire, vers 8-9 ans. Voilà que ce dernier disparaît de l’horizon, tandis que le soin apporté au script est en déclin. Est-ce la fin de l’écriture manuelle au profit du clavier ?
Variables d’un Etat à l’autre, et même d’un comté à l’autre, les programmes américains prévoient encore que les petits écoliers apprennent à tenir un stylo et à écrire en script durant leurs deux premières années d’école (kindergarten et first grade). Mais le nombre d’heures dédiées à cet enseignement ne cesse de diminuer. «Dans mon établissement, on réfléchit cette année à introduire le clavier d’ordinateur dès la première classe [équivalent du CP, ndlr], témoigne Maria M., enseignante dans une école publique du Maryland. A partir de la rentrée 2014-2015, nos élèves seront soumis à de nouveaux tests standardisés, appelés PARCC, qui se feront entièrement sur ordinateur. Ces tests sont très importants pour le classement des écoles, et la rémunération des enseignants peut même en dépendre dans certains Etats. Pour bien y préparer nos élèves, nous voulons nous assurer qu’ils maîtrisent très tôt le clavier d’ordinateur.» Même en première classe, témoigne cette institutrice, la calligraphie occupe une place de plus en plus réduite : «On y consacre moins de trente minutes par jour et il n’y a plus de notes pour l’évaluer.»
Le clavier est plus «démocratique», plaide l’universitaire Anne Trubek, qui prépare un livre sur «l’histoire et l’avenir de l’écriture».«Les enfants qui écrivent mal à la main sont souvent plus mal notés, consciemment ou non, par leurs enseignants, observe-t-elle. Passer à l’ordinateur permet de mieux évaluer les textes qu’ils formulent, sans pénaliser les enfants qui ne sont pas très doués de leurs mains.»
L’écriture manuscrite ne va pas pour autant complètement disparaître, prédit cette professeure d’anglais à Oberlin College (Ohio), qui convient qu’elle «recule chaque mois un peu plus». Simplement, «son sens va changer», dit-elle. «L’écriture sera de moins en moins utilisée dans la vie quotidienne. Elle deviendra plutôt une forme d’art ou l’expression d’une certaine nostalgie, quelque chose qui rappelle le passé.»
MAÎTRISE PRÉCOCE ET RÉUSSISTE SCOLAIRE
Pourtant, les travaux universitaires se multiplient aujourd’hui aux Etats-Unis, qui tentent de démontrer les bienfaits de l’écriture à la main comme s’il s’agissait de sauver une espèce menacée. A l’université internationale de Floride, la pédagogue Laura Dinehart a établi une forte corrélation entre la maîtrise précoce de l’écriture et la réussite scolaire. Les enfants de 4 ans qui écrivent le mieux obtiennent une moyenne de 3,8 en maths (sur une échelle de 0 à 4) et 2,8 en lecture lorsqu’ils arrivent en deuxième classe (l’équivalent du CE1), contre 2,3 en maths et 2,1 en lecture pour ceux qui écrivent le moins bien, a-t-elle mesuré sur un échantillon de 1 000 écoliers.
«La maîtrise de la calligraphie semble avoir un effet vraiment sans équivalent sur le développement de l’enfant», observe cette pédagogue, assurant que les facteurs extérieurs, notamment le milieu social dans lequel grandissent les enfants, n’y changent rien. Elle-même a observé ce principe de causalité sur ses propres jumelles : l’une écrivait beaucoup mieux que l’autre à l’âge de 4 ans et récolte aujourd’hui les A en troisième classe (CE2), tandis que sa sœur est plutôt abonnée aux B.
«L’écriture manuelle semble associée à la capacité à s’autoréguler, contrôler ses émotions et mémoriser le travail effectué, des qualités très demandées à l’école, explique Laura Dinehart. Au moment où son enseignement est en train de disparaître des programmes, il serait bon de se demander si elle ne permet pas au contraire de développer ces qualités et d’aider à repérer plus tôt les enfants qui auront besoin d’aide.» A l’université de l’Indiana, la neurologue Karin Harman James a aussi conclu, au terme d’observations du cerveau effectuées grâce aux techniques de l’imagerie par résonance magnétique, que les enfants mémorisent mieux les mots qu’ils tracent quand ils les écrivent à la main plutôt qu’à l’aide d’un clavier.
Les parents ne manifestent cependant guère plus d’intérêt que les enfants pour l’enseignement de l’écriture, témoignent les enseignants. «A Noël, quand je voulais faire un cadeau aux élèves, je leur annonçais qu’ils n’auraient pas besoin d’écrire leur dictée en cursif, avoue Debra McClanahan, l’enseignante qui hésite à y renoncer pour de bon cette année. J’étais sûre de gagner leurs applaudissements : le cursif est comme une langue étrangère pour eux.» Et jamais un parent n’est venu lui demander que son enfant continue à écrire en attaché, ajoute-t-elle :«Beaucoup viennent plutôt m’expliquer que leur enfant n’y arrivera jamais et que ce n’est pas si important.» Même en CP, les parents font barrage quand les enseignants essaient d’exiger une écriture un peu plus soignée, témoigne Debra. «Ce n’est que la première classe, nous disent-ils, tout ne doit pas être parfait», rapporte cette enseignante.
SE CASSER LA TÊTE POUR UN «A» OU UN «E»
Dès la primaire, les petits Américains font de plus en plus souvent leurs devoirs sur ordinateur, a constaté Felice Cohen, une autre enseignante qui donne des cours privés à des enfants français et américains dans la région de Washington. «C’est plus propre et aussi plus facile pour les enseignants, qui n’ont plus à se casser la tête pour déterminer si l’élève a voulu écrire un "a" ou un "e", apprécie-t-elle. A contrario, quand je dois corriger les copies manuscrites des enfants qui fréquentent le lycée français, j’ai souvent du mal à déchiffrer leurs minuscules écritures.»
Chloée Ponchelet, une Française mère de trois garçons de 5, 11 et 15 ans, scolarisés dans des écoles américaines, confirme le peu d’attention porté à la calligraphie : «Les devoirs que rendent mes enfants sont souvent sales et jamais je n’ai eu de remarque des professeurs à ce sujet. Mais j’apprécie que mes garçons aient le temps de lire des livres plutôt que de passer des heures sur la présentation de leurs copies et d’en ressortir frustrés quand ils ne sont pas très agiles de leurs mains. En France, tout le monde écrit encore en lettres cursives. Mais est-ce là une forme d’identité nationale ? Qu’est-ce que cela apporte aux enfants ?»
Quelque chose est bel et bien en train de se perdre, estime l’écrivaine Kitty Burns Florey, qui a consacré un de ses livres, en 2009, à l’essor et au déclin de l’écriture à l’âge numérique. «J’aime le clavier, assure cette romancière et essayiste qui a appris à taper à la machine au lycée, en terminale, dans les années 60. J’écris mes livres sur ordinateur, grâce auquel on peut beaucoup mieux se corriger. Mais je pense qu’il serait bon de garder un moyen de communiquer par écrit sans dépendre en permanence d’une technologie. Ecrire à la main amène à ralentir et se concentrer. C’est quelque chose d’intime et une façon aussi de se distinguer, à une époque où tout va toujours plus vite. C’est un savoir-faire, un peu comme la cuisine, que tout le monde devrait maîtriser.»
SMS, POSTS, TWEETS… L’AUTRE ÂGE D’OR DE L’ÉCRIT
Ecrire n’a toutefois rien de naturel pour l’espèce humaine : cette compétence est relativement récente. Elle remonte aux Sumériens, il y a six mille ans seulement, relève Anne Trubek. «Avec le passage à l’ordinateur, quelque chose va se perdre bien sûr, comme lorsqu’on est passé de l’écriture sur argile au papyrus, ironise-t-elle. Mais on gagne en rapidité, en accessibilité et en lisibilité.» A l’heure où l’écriture manuscrite s’efface, notre civilisation connaît un véritable «âge d’or de l’écrit», souligne la professeure d’anglais : mails, SMS, tweets ou autres posts sur Facebook remplacent les échanges téléphoniques, si ce n’est les conversations tout court.
Le déclin de la calligraphie n’est qu’un petit problème au regard de la«crise beaucoup plus large» des écoles américaines, renchérit Stephen Graham, professeur à l’université Mary-Lou-Fulton, dans l’Arizona.«Seul un enfant sur trois a le niveau scolaire globalement requis pour son âge, 20% seulement des élèves de 9 à 14 ans sont capables de produire des textes argumentés, comme l’école le leur demande,rappelle ce pédagogue. On se préoccupe beaucoup de la queue du chien, mais il serait bon de veiller aussi à ce que l’animal lui-même soit en bonne santé.»
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