On se demande quels pouvoirs imaginaires l’homme s’attribue pour se dire capable de perdre ou prendre son temps - lequel temps, telle la caravane, passe, inexorable. Saint-Augustin avait raison de dire que chacun sait ce qu’est le temps, mais ne le sait plus dès qu’on le lui demande. Si on le prenait, le temps, il ne serait plus le temps, puisque «pris», comme le ciment, immobilisé, et si on le perdait, c’est nous qui ne serions plus, puisqu’il n’est d’être que par le temps. On admettra alors que le temps n’est pas «quelque chose», mais un rapport de l’esprit aux choses, tantôt serré, tantôt distendu - une expérience donc. C’est la variété de cette expérience - l’ennui, l’attente, l’occupation fébrile, l’inactivité… - qui fait «sentir» que le temps passe ou ne passe pas, qu’on le tue, qu’on en manque, qu’on le prend, le perd, etc.
Inavouable. Pierre Cassou-Noguès est philosophe. Il eût pu, dans la Mélodie du tic-tac, livrer une méditation sur ce casse-tête philosophique qu’est le temps. Mais il a préféré «faire l’éloge du temps perdu et explorer ses différentes modalités, sans ordre, au hasard, sur quelques exemples, avec la désinvolture, la négligence, l’incohérence d’un promeneur qui hésite à chaque pas et ne sait pas où il va». Autrement dit, il a choisi un style narratif simple pour rendre compte d’«expériences de pensée» qui traduisent autant de façons de «perdre son temps» : paresser, remettre au lendemain, rester assis verre à la main, regarder vaguement la télévision, jouer avec son téléphone, fumer, être allongé sur la plage, se trouver dans un RER en panne, musarder, traîner… Mais avec, derrière la tête, l’idée, inavouable, de montrer que l’inactivité serait«le sol sur lequel s’appuie la philosophie» - un sol «qu’elle recouvre et qu’elle oublie, dans l’évidence d’un sujet qui pense et ne traîne plus».
C’est toujours avec quelque culpabilité que l’on parle du temps qu’on se plaît à perdre, car la structure sociale «exige que nous travaillions»,l’idéologie, vantant du travail la valeur formatrice, «pousse à adhérer à notre propre aliénation» - et, politiquement, il semble bien incorrect de louer l’inactivité à laquelle les exclus de la production, les chômeurs, sont condamnés. Mais la question que pose Cassou-Noguès est plus existentielle ou «ontologique» : comment faire pour ne rien faire, quelle vie vit-on «quand on fait autre chose que ce qu’on est censé faire, devoir faire», quelle expérience fait-on lorsqu’on traîne, lorsqu’on se livre aux exercices de l’oubli, lorsqu’on se laisse envahir par la mélancolie, lorsqu’on se détache des «temporalités mécaniques», qu’on ne regarde plus l’heure, qu’on ne suit plus le tempo des machines ou les scansions du temps social, qu’on se déconnecte de tous les flux d’images, d’informations, de messages, qu’on réalise une sorte de «désynchronisation» de sa conscience - et qu’on tente, en échouant sans doute, de créer un rythme qui ne serait qu’à soi ? Les vraies et fausses réponses, il les trouve chez Aragon, Proust, Bergson, Baudelaire, le Sartre de la Nausée ou le Paul Lafargue de l’Eloge de la paresse, dans des films tels que Time Out, où les gens peuvent, en se serrant la main, «se donner du temps, par générosité, en échange d’un service rendu ou pour acheter quelque marchandise», mais surtout dans ses vagabondages, le long d’une jetée, dans un square, un lieu de vacance ou au Père-Lachaise.«Les cimetières parisiens, plus calmes que les parcs, sont de larges aires, dans la ville, consacrées à l’inactivité. Tout y est interdit : jouer au ballon, faire du vélo, du roller, courir et même parler fort.»
Martien. On laissera découvrir les enjeux philosophiques, économiques ou politiques, qui, malgré tout, s’attachent à la «perte de temps» - dont le sens est si ambigu, car, sans temps, il n’y aurait aucune perte et d’aucune perte on ne pourrait faire le deuil. Reste que «ne rien faire» pourrait au moins avoir le mérite de faire venir à la conscience l’idée dunéant, qu’on forme artificiellement «en généralisant le vide relatif que nous ressentons lorsqu’il nous manque dans la vie quelque chose». Voilà qui est mince, dira-t-on, bien qu’il soit difficile de penser l’être sans le néant. Mais traîner a d’autres vertus, dont celle de donner un œil de martien : «La ville, les choses se transforment, insensiblement d’abord. C’est que, dans la vie ordinaire, elles appellent des gestes que l’on n’accomplit plus, et des phrases toutes faites, qui n’existent que pour être partagées et dont on n’a plus besoin. Les choses changent donc d’aspect. On les voit comme on ne les a jamais vues, parce qu’on les voyait auparavant sous un autre angle, d’un autre point de vue, celui du monde humain.»
Pierre Cassou-Noguès, la Mélodie du tic-tac et autres bonnes raisons de perdre son temps, Flammarion, 304 pp., 18 €.