Coauteur avec son père Jean-Paul du Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, le philosophe et journaliste Raphaël Enthoven revient sur les malentendus qui entourent A la recherche du temps perdu.
Il y a eu des milliers d'ouvrages biographiques et critiques sur Marcel Proust et son oeuvre. Comment élaborer un dictionnaire, forcément arbitraire ?
Nous n'avions pas l'ambition, avec ce dictionnaire, de frayer une voie originale dans les études proustiennes. En revanche, comme nous avons joyeusement constaté qu'on était en parfait désaccord sur l'approche et le sens à donner aux pages mêmes de la Recherche – mon père soutient que la biographie éclaire l'oeuvre, alors que j'ai tendance à ne m'intéresser qu'à la Recherche –, on s'est dit qu'en travaillant ensemble on parviendrait à couvrir ces deux champs d'investigation dans un même livre.
Du reste, vous ne vous privez pas d'introduire des entrées "bis" pour vous contredire l'un l'autre.
Je dois à l'honnêteté de dire que les bis sont de moi. Dans un cas, parce que mon père évoque les asperges de Manet et que je tiens à évoquer celles d'Elstir (le peintre de la Recherche) ; dans un autre, parce qu'il méconnaît, à mon sens, la sensibilité du Narrateur à la souffrance animale ; enfin parce que je ne crois pas, contrairement à lui, que le Narrateur soit, parfois, imbu de lui-même. En vérité, c'est lui qui a raison. Mais je n'ai pas tort non plus.
Vous écrivez que Proust a été la victime exemplaire de la méthode critique qu'il avait entrepris de disqualifier dans "Contre Sainte-Beuve". La controverse est donc loin d'être close ?
Proust, qui a peut-être conçu son livre comme un vaste paravent derrière lequel son petit moi serait à l'abri, n'a cessé d'être dépecé, disséqué à la lumière d'une oeuvre dont on a voulu croire qu'elle était l'écho travesti de sa propre existence.
Du fait du statut ambigu du Narrateur ?
Effectivement, le Narrateur n'a pas de nom, mais s'appelle Marcel. Mon père soutient, à bon droit, que la présence de ce prénom (qui apparaît à trois reprises dans la Recherche) correspond à la signature d'un peintre au bas de son tableau. L'apparition ponctuelle de Marcel est comme un rayon vert littéraire, un point de tangence incontestable entre l'oeuvre et la biographie. J'ai beau être contre Sainte-Beuve, je suis bien obligé d'admettre qu'il y a ambiguïté. J'ajouterais, tout de même, qu'entre autres différences, le Narrateur est, contrairement à Proust, résolument hétérosexuel. Enfin, l'onomastique est capitale chez Proust. Or, comment comprendre que le Narrateur, qui ne cesse d'évoquer les noms de pays et les correspondances qu'ils lui inspirent, échoue à dire son propre nom ? Lors d'une soirée chez la princesse de Guermantes, où le Narrateur n'est pas sûr d'être invité et demande à l'huissier de l'annoncer à voix basse (ce qui est absurde), ce dernier hurle "les syllabes inquiétantes" avec une force capable d'ébranler la voûte de l'hôtel. J'entends dans cet épisode un écho du passage de Madame Bovary où Charles ne parvient à dire son propre nom qu'en le hurlant ("Charbovari !"). Qu'est-ce à dire ? Que les deux plus grands écrivains de langue française (Proust et Flaubert) ont en commun de montrer qu'il est impossible de nommer ce qui existe, à commencer par soi-même.
Les critiques ne se sont-ils pas, en somme, comportés comme le Narrateur, qui est un voyeur ?
Oui et non. Quand un critique s'attarde sur l'existence de M. Marcel Proust, il n'exhume que les détails de l'existence ordinaire d'un homme qui les vaut tous. Quand le Narrateur espionne ses voisins, épie leurs promenades et même leurs ébats, ce qu'il traque n'est pas le détail scabreux, mais le monde tel qu'il est quand il ne sait pas qu'on l'observe. Lorsqu'il surprend les caresses de Mlle Vinteuil et de sa bonne amie, ou bien un air féminin sur le visage d'un grand seigneur qui ne se sait pas regardé, il réalise l'exploit de mettre au jour ce qu'est le monde quand il est sans témoin . De fait, le Narrateur est un voyeur, mais il n'est pas indiscret. Et, si jaloux soit-il, il n'ouvre pas les lettres qu'Albertine a imprudemment laissées en évidence dans la poche de son kimono.Comment expliquez le fétichisme dont Proust fait l'objet ?
Comment ne pas être bouleversé de poser les mains sur une page qu'il a noircie ? Comment ne pas être ému quand on regarde, à Cabourg, l'horizon marin dont il détaille les "montagnes bleues" ? Le fétichisme est une façon d'aimer qui, en littérature comme en sexualité, prend la partie pour le tout, mais qu'importe ? En ce qui me concerne, pour guérir du fétichisme, j'ai dû me rendre à Illiers-Combray, dans la vilaine maison de son enfance, et à Cabourg, dans ce qui reste du Grand Hôtel, pour dormir dans la "chambre Marcel Proust". Il faut aller sur place, et interposer du réel entre le livre et soi-même, pour admettre qu'on ne comprend pas davantage la Recherche en fréquentant les chambres de Proust qu'on ne rejoint l'horizon en marchant droit devant soi.
Pourquoi dites-vous que nul ne sait comment il convient de lire et d'aimer Proust ?
Parce que des goûts et des couleurs, on ne discute pas (quoiqu'on ne fasse que ça) ; parce que, comme dit le Narrateur au moment de se mettre à l'ouvrage, chacun est d'abord le lecteur de lui-même : parce que, enfin, le Narrateur de la Recherche accomplit ce tour de force qui consiste à ne parler que de lui-même sans prendre la moindre place, à ne décrire que ses impressions sans jamais empiéter sur le monde où il figure tel un être quasi fantomatique. Comment un homme aussi présent dans son livre a-t-il pu s'arranger pour l'être si peu ? Chaque fois, je suis ébloui par ce double effet.
On a sacralisé l'oeuvre de Proust, qualifiant la "Recherche" de "cathédrale". De quoi inhiber les profanes. Comment s'en délivrer ?
En la lisant. En ouvrant le livre. En profanant la cathédrale. La Rechercheest un livre hilarant, dont la drôlerie est masquée par l'image qu'on s'en fait. La Recherche est un étrange objet dont la beauté d'ensemble ne recouvre pas celle de chaque phrase. Ce livre est infini (et vivant) en chacune de ses parties : on peut l'entamer par le milieu et s'apercevoir qu'on est en terrain familier, ou qu'on a vécu le matin même ce que Proust a écrit un siècle plus tôt. Quand on en est là, les jeux sont faits. Le livre est entré dans votre vie. Vous n'en sortirez plus.
Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, de Jean-Paul et Raphaël Enthoven, Plon/Grasset, 736 p., 24,50 €.
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