Savoir gérer l'urgence et maîtriser le temps est un des bénéfices du passage par les classes préparatoires. Muriel Darmon, sociologue au CNRS, ancienne élève de l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, a décidé de plonger dans la vie de quatre classes préparatoires aux grandes écoles, deux scientifiques et deux économiques, d'un grand lycée de province.
Pendant deux ans, elle a assisté à la sélection des "bons dossiers" et aux réunions de professeurs. Elle a suivi les conseils de classe et observé le déroulement des cours, des devoirs surveillés, des colles, jusqu'aux résultats des concours. Son enquête, Les Classes préparatoires. La fabrique d'une jeunesse dominante (éd. La Découverte, 280 pages, 24 euros), s'appuie sur une centaine d'entretiens.
Vous décrivez la mise sous pression et l'avalanche de travail, qui, dans un premier temps, sèment la panique puis obligent l'étudiant à s'organiser à la minute près. Au final, il sort des classes préparatoires maître du temps, dites-vous. Qu'entendez-vous par là ?
Le rapport au temps et à l'urgence est, en effet, un élément-clé des méthodes d'apprentissage. Les professeurs instaurent un climat "d'avance rapide", obligent les élèves à se projeter, répètent que "le futur est maintenant", "le concours est déjà là", "la fin de l'année commence dès le premier jour". Même les vacances, en fin de première année, sont considérées comme le début de la deuxième année. Le programme est rythmé par des colles, des devoirs surveillés, des conseils de classe ou des évaluations qui maintiennent la pression.
Cette gestion du temps est-elle une des conditions primordiales de l'adaptation aux prépas et de la réussite ?
La mesure du temps devient un instrument d'évaluation : le rapide et le lent constituent un principe majeur de sélection, dans la mesure où les prépas font de la vitesse de compréhension et d'exécution une condition de la survie. Les élèves réalisent d'ailleurs, avec émerveillement, leur capacité à apprendre de plus en plus vite. Ceux qui arrivent à maîtriser le temps, à faire autre chose que le travail scolaire, de la musique ou du sport, sont les dominants.
Et vous estimez que le fils de cadre est plus armé que le fils d'ouvrier...
Les étudiants ne sont, de ce point de vue, pas égaux de par leur origine sociale. Comme l'a montré le sociologue Pierre Bourdieu, la gestion du temps fait partie des choses socialement déterminées qui s'enseignent tacitement. Un fils de dirigeant d'entreprise qui a toujours vu son père jongler avec le temps, mener plusieurs activités à la fois, le fait naturellement et apprécie.
A l'opposé, les étudiants de classes populaires ont, comme l'a relevé le sociologue Stéphane Beaud, une gestion plus élastique du temps.
Existe-t-il des différences entre les prépas scientifiques et économiques ?
L'apprentissage dans les classes prépa menant aux écoles de commerce est très différent. Les compétences extrascolaires y sont aussi importantes que les scolaires : la culture générale et la connaissance de l'actualité des entreprises et des milieux économiques sont évaluées par les jurys d'admission. Lire les journaux, regarder la télévision ou écouter la radio peut alors être considéré comme faisant partie du travail scolaire, et non comme une perte de temps, ce que certains étudiants, perçus comme "très scolaires", ont du mal à comprendre. Un bon élève doit encore moins être "scolaire" en prépa éco qu'en prépa scientifique, ce qui renforce d'ailleurs le poids de l'origine sociale.
Vous décrivez la transformation que les classes prépa opèrent sur les jeunes étudiants. Peut-on parler de formatage ?
Je n'emploie pas ce mot connoté négativement, parce qu'il n'est pas scientifique. Toute "petite société", tout contexte, toute rencontre modèlent les individus, et c'est l'un de mes centres d'intérêt : comment se construisent et sont socialisées les personnes. Je me suis intéressée aux classes préparatoires, car s'il y a beaucoup de travaux sur les établissements scolaires "difficiles" ou les élèves en échec, peu sont consacrés à ceux qui réussissent.
Le mot formatage évoque une homogénéisation, alors que la force des classes préparatoires est, justement, de développer une attention particulière à chacun, ce qui renforce d'ailleurs leur emprise. Les enseignants observent constamment les élèves, leurs forces, leurs failles, leurs baisses de moral, leur fatigue, leurs retards et absences... C'est un regard permanent, une surveillance "à la carte", dans une institution puissante, enveloppante, qui ne s'arrête pas à l'espace scolaire mais tend à organiser toute la vie des étudiants. En réaction, ils développent une vie clandestine et arrivent à voler des moments à l'institution : fous rires en classe, vie amoureuse, instants de détente lorsqu'ils sont censés travailler en groupe. La prépa est tout de même présente et pèse sur eux, même dans ces moments-là.
Entrer en classe préparatoire n'impose-t-il pas de laisser de côté tous ses repères ?
Lorsque les jeunes entrent en classe préparatoire, on leur impose un dépouillement, toutefois limité au domaine scolaire. Il leur est enjoint de quitter leurs habitudes de lycéens, de remettre leurs connaissances à niveau et surtout d'admettre une régression dans le classement : les anciennes notes n'ont plus cours, les premiers ne seront plus premiers... Ce changement de repères est violent. C'est un "hiatus social", au sens du sociologue Erving Goffman, même si, aujourd'hui, les enseignants sensibles aux critiques ne mettent plus de notes négatives ou exagérément basses. Il leur arrive même, pour remonter le moral d'un élève, de lui accorder une note valorisante, ce que, d'ailleurs, les étudiants remarquent. Les notes sont un instrument de gestion de la population préparatoire.
Les enseignants de prépas se sentent, en effet, menacés, voire attaqués par les médias, en particulier par Le Monde. Alors que j'assistais à un cours de langue, la professeure m'a signalée ainsi à ses élèves : "Oui, la madame est là... Vous la connaissez, elle est là pour voir comment je vais vous briser, vous sadiser, vous traumatiser, mes belles biches. Bon, donc elle regarde comment on travaille." Bref, ce ne sont pas les monstres froids de leur caricature.
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