Des détenus du centre de Réau, en Seine-et-Marne, ont préparé, avec le soutien de musées nationaux, une exposition rassemblant des dizaines d’œuvres et ouverte à un public restreint. Une aventure inédite où les prisonniers jouent les commissaires et les guides.
Un étrange arbre rougeoyant s’échappe d’une forêt tropicale. Le tableau de Karl Ernst Papf, peintre allemand du XIXe siècle, intitulé l’Homme civilisé perdu en contemplation dans l’immense forêt amazonienne, est l’œuvre préférée de Moussa. Fantasmer une forêt, «on fait tous ça en détention, on travaille l’imaginaire».
Aujourd’hui, Moussa est commissaire d’exposition. D’habitude, il est prisonnier. Avec dix autres condamnés à de longues peines, il a monté une exposition au cœur du centre de détention Sud Francilien, à Réau, en Seine-et-Marne, l’une des prisons les plus récentes et technologiques de l’Hexagone. Epaulés par Vincent Gille, chargé d’études documentaires à la maison de Victor Hugo, à Paris, et par une équipe de la Réunion des musées nationaux-Grand Palais, les onze détenus ont choisi le thème de l’événement - le voyage -, sa scénographie - organisée autour des quatre continents -, les tableaux et objets présentés - près de 90, dont la plupart sont des originaux. Le Louvre avait exposé, en 2011, dix reproductions de tableaux à la maison centrale de Poissy, «mais jamais des œuvres originales n’avaient été prêtées à une prison pour une aussi longue durée»,explique Jean-Paul Cluzel, président de la Réunion des musées nationaux-Grand Palais.
«ICI, ON SE SENT DEHORS»
L’exposition durera deux mois. La voix étranglée de trac, Hadrien et Djamal ont guidé les journalistes et les institutionnels lors du vernissage, mardi. «Ici, une magnifique œuvre de Louis-Claude Mouchot, un peintre orientaliste du XIXe siècle. Franchement, c’est juste super beau à contempler. Il n’y a rien d’autre à dire.» Tout l’été, ils ont été formés par une conférencière. La veille encore, ils s’entraînaient à «faire le guide» avec les surveillants qui jouaient les touristes. Ce sont eux qui feront visiter l’expo ouverte à leurs familles, aux 800 autres détenus, aux 400 agents de la prison et aux associatifs de la région. Le public n’y aura pas accès, ni même les habitants de Réau, question de sécurité. «C’est dommage, ça leur donnerait une meilleure image du centre pénitentiaire», regrette un «détenu-commissaire».
De cette éphémère aventure carcérale, on ne pourra voir, de l’extérieur, qu’une belle bande dessinée : Hors les murs, journal d’un voyage immobile, de Cendrine Borzycki (1). Mais pour les détenus de Réau, «Le voyage» devrait ouvrir un nouvel horizon : la directrice du centre, Nadine Piquet, espère monter d’autres expositions dans la grande salle de 150 m2transformée en musée. Derrière les cloisons de la salle d’exposition, «il y a des fenêtres à barreaux», jure Moussa qui n’en revient pas, lui qui a vu la pièce avant sa transformation :«Ce qui est un peu contradictoire, c’est que les personnes qui entrent là savent qu’elles sont dans une prison. Alors que nous, ici, on se sent dehors.»
Les détenus ont choisi les œuvres parmi des reproductions sur papier que Vincent Gille leur avait apportées, l’accès à Internet leur étant interdit. Ils ont refusé les paysages africains du symboliste Alphonse Osbert, mais ont plébiscité des autochromes du musée Albert-Kahn montrant une vieille fumeuse de pipe et des jeunes paysannes kurdes, dans les années 10 et 20. Ils ont émis des souhaits : évoquer, par exemple, l’art du tatouage en Océanie, avec des peignes et outils prêtés par le Museum d’histoire naturelle de Lille. Ils ont choisi avec soin, dans le nuancier amené par le scénographe Pascal Rodriguez, le gris perle des murs et les teintes chaleureuses des vitrines. Ils ont écrit les textes de présentation des œuvres et monté un Petit Journal, sur le modèle de celui du Grand Palais, dans lequel ils parlent de sauvages et de paradis, d’évasions rêvées, de Marco Polo - dont le récit des explorations fût diffusé depuis la geôle où il était enfermé, à Gênes, grâce à son codétenu qui les raconta dans le Livre des Merveilles -, du douanier Rousseau, qui peignit des forêts tropicales sans jamais quitter la France.
Les prisonniers ont aussi discuté du cheminement de la visite. Didier Ottinger, le commissaire de l’exposition Hopper au Grand Palais, leur avait expliqué que concevoir une exposition, c’était d’abord créer un parcours. Mais l’idée d’imposer un trajet les a longtemps gênés : «En prison, on a très peu de libre arbitre. Ce serait intéressant que le visiteur puisse avoir le choix de ses mouvements», avait lâché un détenu-commissaire. Le parcours, de fait, est souple, autorisant le va-et-vient. Enfin, ils ont participé à l’accrochage, décidant d’apparenter uneVoyageuse de terre cuite avec un Cheval de l’époque Wei, venus du musée Guimet, avant de retourner en cellule quand sont sorties les perceuses. Question de sécurité encore.
«L’ART, CE N’EST PAS POUR NOUS»
(Photos Alexandre Guirkinger)
«Nous ne sommes pas partis avec en tête une démarche de réinsertion,explique Jean-Paul Cluzel, mais plutôt avec l’idée que tous les publics doivent avoir accès à l’art. Et nous avons pris le temps d’une longue préparation, comme pour nos projets périscolaires.» Durant un an, les onze prisonniers - tous bénévoles, tous sélectionnés par la direction de la prison - se sont réunis chaque semaine dans une petite salle d’activité.«Si on a été choisis, c’est qu’on est des détenus tranquilles», dit aujourd’hui Djamal, devant des portraits d’érudits chinois. Au début, certains étaient sceptiques, ils craignaient une récupération du projet par l’administration qui les enferme. Et puis, ils ont rencontré un régisseur, une restauratrice, une attachée de presse, une conférencière ; ils ont goûté à l’histoire de l’art en observant la luminosité théâtrale des Bergers d’Arcadie de Poussin, ils ont été choqués par les sibylles aux corps d’hommes de Michel-Ange… «Ce que j’aime dans ce projet, c’est qu’ils n’ont pas été transformés en petits chiens poudrés par des experts qui leur auraient appris le "bon goût"», note Alain Guyard, auteur de la Zonzon, et de 33 Leçons de philosophie par et pour les mauvais garçons,intervenu en pointillé pour recueillir le ressenti des détenus. Ils ont gardé leurs jugements à l’emporte-pièce, sont devenus des esthètes bruts comme il y a de l’art brut. S’ils avaient pu envoyer deux ou trois bourre-pifs à Jeff Koons…»
Dans leur exposition, pas une seule œuvre d’art contemporain. «Les artistes contemporains ont voulu créer quelque chose de nouveau qu’ils ont interdit à ceux qui n’avaient pas les connaissances de base, estime Hadrien. Les messages sont bien trop subliminaux. Moi, j’ai besoin de sentiments directs.» Le «bon goût», la légitimité de leur choix, ont été au cœur de leurs questionnements. «L’art, ce n’est pas pour nous», ont dit des détenus dès leur première séance de travail avec Vincent Gille :«Comme pourrait le dire la moitié de la population française, tempère Jean-Paul Cluzel. J’ai été frappé, je n’ose dire, par leur normalité. C’est pourtant bien le cas.» L’ex-PDG de Radio France a rencontré lui aussi les détenus-commissaires. L’une des premières questions qui lui a été posée venait de Jean-Claude : «Quelle est la définition du mauvais art ?» Puis Yacine : «Mais Guernica de Picasso, est-ce que c’est beau ou pas ?»«L’art, ce n’est pas pour nous», ça veut aussi dire que l’art, c’est pour les mous, les fuyards, traduit le philosophe Alain Guyard : «Dans la culture zonzon, le type qui s’intéresse à l’art, c’est celui qui s’y réfugie parce qu’il est trop faible pour affronter le monde. Dans les couloirs du centre pénitentiaire, ils diront qu’ils ont participé à ce projet d’exposition pour avoir une remise de peine ou manger des petits fours : surtout, montrer qu’ils ne se compromettent pas avec l’extérieur, qu’ils sont solidaires avec l’intérieur.»
Abdelmalek vient d’avoir 30 ans, il n’a jamais mis les pieds dans un musée. La plupart de ses co-commissaires y sont allés «avec l’école, comme tout le monde». Djamal résume : «Pour nous, l’art c’était pas quelque chose de concret.» Mais quand l’aventure est devenue physique, que les œuvres sont entrées dans la prison, qu’il a fallu monter les murs de l’expo, les commissaires ont été bouleversés.
«UNE SEULE ENVIE : TOUCHER»
«On n’imagine pas ce que c’est de sortir d’une cellule d’une dizaine de mètres carrés pour organiser un tel espace, insiste Alain Guyard. Se déplacer dans une cellule, c’est faire de petits pas. Dans une salle de 150 m2, vous n’entendez plus votre voix de la même manière, vous ne faites plus les mêmes mouvements.» Et puis, il y a eu ce jour où le Port méridional de Jan Storck, un peintre hollandais du XVIIe siècle, venu du Musée des beaux-arts de Rouen, est sorti de sa caisse. Un beau tableau classique, l’un de leurs préférés - il trône à l’entrée de l’exposition, invitation à leur «Voyage». «Ils étaient émerveillés, penchés à 20 centimètres du tableau, avec leur loupe», rapporte Vincent Gille. L’accrochage a profondément marqué Moussa : «Je n’avais qu’une seule envie, c’était de le toucher.»
De cette proximité avec les œuvres, ils tirent tous la fierté d’avoir été jugés assez dignes de confiance par les musées pour accueillir des pièces«qui ont plusieurs centaines d’années», comme le répète Moussa. Lors d’une séance, la restauratrice Elsa Vigouroux leur a parlé matière, repeints, châssis, et leur a apporté un pinceau de dépoussiérage qu’elle avait utilisé sur un Léonard de Vinci : «Ils l’ont fait circuler autour des tables comme s’il s’agissait d’une relique.» Mais la prison ne s’oublie pas. Quand elle leur a raconté l’histoire de la restauration d’une œuvre exposée dans la cour d’appel d’un palais de justice, qui avait été déchirée en tombant sur la tête d’un greffier, «là, dit-elle, j’ai entendu un discret "Bien fait"» (2).
Depuis qu’il est commissaire, Moussa a accroché des photos de l’exposition Hopper dans sa cellule. Abdelmalek y a punaisé un paysage avec un bateau. Moussa s’imagine déjà guider sa famille entre les cimaises : «Pendant des années, je leur ai fait partager ma détention. Cette fois, je vais leur faire partager autre chose, quelque chose d’énorme.» A Jean-Paul Cluzel, un détenu a parlé du beau et du sublime de Kant. Un autre est venu voir Vincent Gille pour avoir des informations plus précises sur la Lutte de Jacob avec l’ange, de Gauguin.
Tous les surveillants n’étaient pas emballés par l’expérience. Ils ont avoué à Nadine Piquet, très impliquée dans le projet lancé par son prédécesseur, Pascal Vion, qu’ils n’imaginaient pas les détenus si traqueux avant les visites guidées. Lors de la venue de Jean-Paul Cluzel, Marc a dit : «Aujourd’hui, on se rend compte qu’entre nous on parle d’art, et pas du dernier braquage à la mode.»
(1) Ed. Réunion des musées nationaux-Grand Palais, 48 pp., 15 euros.(2) Une anecdote racontée dans la BD.
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