Par Marie Zawisza
Le Vatican peut trembler : Avignon, l'ancienne cité des papes, est devenue celle des papesses. Cinq artistes, cinq femmes, ont investi la Collection Lambert et le Palais des papes, à l'occasion du centenaire de l'internement de Camille Claudel. Celle qui aurait dû se cantonner au rôle d'assistante et de muse d'Auguste Rodin dérangeait. Dans l'exposition "Les papesses", c'est Louise Bourgeois, Kiki Smith, Jana Sterbak et Berlinde De Bruyckere qui bousculent à leur tour l'ordre établi, en pénétrant dans des espaces symboliques longtemps dominés par les hommes - celui du pouvoir spirituel, mais aussi celui de l'art.
En montant cette manifestation, ses organisateurs ont posé la question de la place des femmes dans la création contemporaine. "A travers cet hommage à Camille Claudel, j'ai voulu mettre en lumière celles qui ont dû se battre deux fois plus pour s'imposer, explique Eric Mézil, directeur de la Collection Lambert et commissaire de l'exposition. Au début, certaines étaient réticentes à l'idée de n'être exposées qu'avec des femmes, redoutant qu'on leur colle une étiquette." Comme si, au fond, il valait mieux gommer la question du genre, parce qu'elle induirait que leurs oeuvres à elles, femmes, ne sont pas les mêmes que celles des hommes - et à cause de cela peuvent être décriées.
MONTÉE EN PUISSANCE
Où en sont donc les femmes dans le monde traditionnellement masculin de l'art ? Indubitablement, leur situation a changé ces dernières années. Les exemples de leur montée en puissance foisonnent. Ce sont des femmes, Annette Messager et Sophie Calle, qui ont représenté la France à la Biennale de Venise en 2005 et en 2007.
De mai 2009 à mai 2010, le Centre Pompidou a organisé un accrochage des oeuvres d'artistes femmes de ses collections. Baptisé "Elles", l'événement s'est accompagné d'une politique d'acquisitions. De l'autre côté de l'Atlantique, le Museum of Modern Art (MoMA) de New York éditait un ambitieux ouvrage, Modern Women (MoMA, 2010), pour rendre justice aux femmes de ses collections, de la sculptrice Eva Hesse à la photographe Cindy Sherman - à laquelle le musée a d'ailleurs consacré une monographie en 2012.
Sur le terrain, 60 % des élèves des écoles d'art sont des étudiantes (contre 56 % déjà en 2001-2002). Et, d'après une enquête publiée en décembre 2008 par l'Association nationale des écoles d'art (Andea), 57 % des artistes sont des femmes, excepté au-dessus de 56 ans, où les hommes restent légèrement plus représentés. "Cette tendance paraît récente, puisque les professions artistiques étaient plus que majoritairement, entre les années 1960 et 1980, des professions masculines", indique l'étude.
Dans les jeunes galeries et pour les artistes émergents, les mentalités à l'égard des femmes semblent évoluer. "Celles de ma génération commencent à être plus visibles", observe l'artiste trentenaire Lili Reynaud-Dewar, actuellement exposée à la Biennale de Lyon. C'est d'ailleurs une femme de 34 ans, Camille Henrot, qui vient d'obtenir à la Biennale de Venise le Lion d'argent, qui distingue le "meilleur artiste prometteur". "Depuis cinq ans, je vois arriver de plus en plus de jeunes artistes très créatives", renchérit la galeriste Dominique Polad-Hardouin, qui expose autant de femmes que d'hommes.
PLAFOND DE VERRE
Pourtant, des inégalités perdurent : quoique plus nombreuses, les artistes femmes sont moins valorisées. En juin, un rapport du Sénat, intitulé "La place des femmes dans l'art et la culture", pointait une "véritable discrimination". Comme s'il existait, dans l'art de même que dans la société, et malgré la consécration de certaines, un "plafond de verre". Et comme si, dans les esprits, les hommes continuaient d'incarner la "force de l'art" - du nom de cette triennale organisée par le ministère de la culture dans la nef du Grand Palais qui, en 2009, avait compté seulement 7 femmes sur 42 artistes.
A l'heure où l'on parle partout de parité, les statistiques révèlent d'importantes disparités : en 2011, seuls 34 % des artistes exposés dans les centres d'art sont des femmes. Et, parmi les oeuvres acquises par le Fonds national d'art contemporain (FNAC), 32 % seulement portent une signature féminine.
Enfin, sur le marché de l'art international, les "papes" demeurent des hommes, leurs oeuvres étant globalement bien plus cotées que celles de leurs consoeurs, selon les classements d'Artprice, leader mondial de l'information sur les ventes aux enchères. Et ce même au niveau de l'Etat, puisque le prix moyen d'une oeuvre exécutée par une femme acquise par le FNAC est de 27 % inférieur à celui d'une pièce réalisée par un homme.
Cette difficulté des femmes à s'imposer transparaît aussi dans les circuits les moins traditionnels. Au Salon de Montrouge (Hauts-de-Seine), par exemple, dont l'ambition est pourtant de faire émerger des créateurs sans passer par les réseaux du milieu de l'art, en ne prenant en compte que l'oeuvre. On y expose chaque année 70 artistes, sélectionnés sur dossier. Parmi eux, un jury désigne trois lauréats. Or, les hommes y sont trois fois plus primés que les femmes. "Je veille pourtant à ce que le jury soit mixte, regrette Stéphane Corréard, commissaire artistique du Salon. Et, lorsque je demande à ses membres pourquoi ils ont distingué surtout des hommes, ils - et elles - me répondent qu'ils n'ont regardé que la qualité des oeuvres !"
Moins douées, les femmes ? Ou héritières d'une longue histoire de domination ? Parcourir musées et ouvrages d'art suffit à se convaincre que l'histoire de l'art est masculine. "Bien sûr, puisqu'elle a été écrite par les hommes, qui détiennent le pouvoir", s'insurge l'historienne de l'art Marie-Jo Bonnet, auteure des Femmes artistes dans les avant-gardes (Odile Jacob, 2006).
L'AVANT-GARDE, UNE AFFAIRE D'HOMMES
En 1663, l'Académie nationale de peinture et de sculpture, fondée pour distinguer les meilleurs artistes des artisans, admet pour la première fois en son sein une femme, Catherine Duchemin, épouse du sculpteur François Girardon. "Mais, par deux fois, les hommes ont imposé des quotas lorsqu'ils sentaient que leurs collègues féminines y devenaient trop nombreuses", observe Marie-Jo Bonnet.
Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que les artistes femmes deviennent plus nombreuses : l'impressionnisme dénonce académies et institutions et admet des femmes en son sein, tandis que des cours privés, comme l'Académie Julian en 1868, voient le jour. Au XXe siècle, pourtant, de Picasso à Warhol, les avant-gardes restent incarnées par des hommes.
Les femmes, en effet, seraient vues comme moins aptes à porter ces révolutions. Ainsi, le dripping, technique consistant à faire goutter de la peinture sur une toile posée à même le sol, a fait la gloire de Jackson Pollock. Or, celui-ci s'est inspiré de Janet Sobel, femme d'origine ukrainienne dont il avait vu les toiles en 1944, à la galerie new-yorkaise Art of This Century. "Une juive immigrée, mère de quatre enfants, ne correspondait pas à l'image d'une révolution picturale : seul un homme pouvait incarner le mythe de l'avant-garde américaine", explique l'historienne de l'art Béatrice Joyeux-Prunel, qui achève actuellement uneHistoire des avant-gardes (à paraître chez Gallimard). "Dans l'inconscient collectif persiste l'idée que les hommes créent tandis que les femmes donnent la vie", analyse le sociologue des arts et de la culture Bruno Péquignot, qui a codirigé l'ouvrage collectif Le Genre à l'oeuvre(L'Harmattan, 2012).
Au cours des années 1960, des artistes féministes s'insurgent contre cet état de fait. Niki de Saint Phalle, par ses sculptures géantes et colorées, proclame "les Nanas au pouvoir", tandis qu'ORLAN - qui abandonne ses nom et prénom de naissance et exigera que son nom soit écrit en majuscules - dénonce les pressions sociales faites au corps des femmes. Dans ORLAN accouche d'elle-m'aime, elle pose nue avec un mannequin sans bras ni jambes entre les cuisses.
NUE POUR ENTRER AU MUSÉE
En 1975, l'artiste serbe Marina Abramovic, torse nu, se coiffe face caméra, répétant inlassablement "Art must be beautiful, art must be beautiful"("l'art doit être beau, l'art doit être beau"), pour tourner en dérision les mythes de la beauté.
Pourtant, en 1989, à New York, le collectif féministe des Guerrilla Girls s'interroge toujours : "Les femmes doivent-elles être nues pour entrer dans les musées ?", soulignant que 3 % des artistes du Museum of Modern Art sont des femmes, mais que ces dernières y représentent... 83 % des nus. En 2007, pour donner à voir ce problème de représentation de la peinture, l'artiste Agnès Thurnauer a réalisé une oeuvre, Portraits grandeur nature, où elle inversait le genre des prénoms de grands artistes : "Jacqueline Pollock", "Marcelle Duchamp"...
Ce déséquilibre se retrouve dans les écoles d'art, où le corps enseignant reste majoritairement masculin. Plus grave : le rapport du Sénat publié en juin s'inquiète de la banalisation des comportements sexistes dans ces écoles. Il pourrait avoir un impact sur certaines carrières. En 2011, dans une lettre au directeur publiée sur le blog de la critique d'art Elisabeth Lebovici, des étudiantes de l'Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Bourges ont dénoncé "la normalisation d'attitudes, remarques et propos sexistes et homophobes de la part de personnes auxquelles leur statut d'enseignant confère le pouvoir de briser ou de promouvoir la carrière de l'autre".
Car, pour émerger dans le milieu de l'art, le talent ne suffit pas : il faut convaincre son réseau, qui se constitue dès l'école d'art, de l'intérêt de son travail. Savoir se faire remarquer, pouvoir dire : "Regardez ce que j'ai fait.""C'est un milieu très cruel, et qui l'est d'autant plus pour les femmes. Comme mes amies, j'ai mis plus de temps à m'imposer que si j'avais été un homme", témoigne la photographe Aurore Valade.
ORDRE PHALLIQUE
Un phénomène qui s'autoalimente, explique le psychanalyste Thierry Delcourt, auteur d'Artiste féminin singulier (L'Age d'homme, 2009) : "Les décideurs - galeristes, directeurs de centres d'art... - choisissent des artistes hommes simplement parce qu'ils constatent qu'ils sont plus nombreux à être connus." Le photographe Jean-Luc Mylayne a ainsi pris pour pseudonyme le prénom de son épouse (Mylène), avec laquelle il travaille en duo. "Pour voir son travail reconnu, le couple a fait le choix stratégique de faire endosser l'identité de l'artiste à l'homme", constate Stéphane Corréard.
Le plus troublant est peut-être que cet "ordre phallique" fonctionne aussi au sein de la création même. Dans l'art contemporain, les artistes s'imposent souvent avec des créations spectaculaires. "Pour le Salon de Montrouge, la sélection des 2 700 dossiers s'apparente à un marathon. On retient plus facilement ceux qui en mettent plein les yeux : presque toujours des hommes", reconnaît Stéphane Corréard.
De même, sur le marché de l'art, les oeuvres plus monumentales se vendent à des prix plus élevés et retiennent davantage l'attention des collectionneurs, mais aussi des musées. "Louise Bourgeois, au fur et à mesure qu'elle a gagné en notoriété, a réalisé des pièces de plus en plus grandes, sans doute aussi pour répondre aux commandes", avance Eric Mézil.
Les femmes devraient-elles donc ériger des oeuvres monumentales, phalliques, pour percer ? "Ce que j'aimerais, c'est qu'on sorte de cette logique de conquête et de célébration en vogue dans l'art contemporain, où les expositions sont des listes de noms accompagnées de communiqués de presse dithyrambiques, pour trouver d'autres voix artistiques, et poser d'autres questions", insiste l'artiste Lili Reynaud-Dewar.
TECHNIQUES DÉTOURNÉES
Et c'est, peut-être, ce que les femmes ont déjà en partie réussi à faire. Glissant des grains de sable dans l'art, elles provoqueraient un"dérèglement des représentations", pour reprendre le titre de l'article de la philosophe Geneviève Fraisse dans Le Genre à l'oeuvre. Notamment grâce à une utilisation révolutionnaire des matériaux. "Elles sont extrêmement créatives, souvent dans des domaines considérés comme mineurs par les hommes et dont elles s'emparent, par exemple la photographie au XXesiècle, ou la tapisserie", observe l'historienne de l'art Marie-Jo Bonnet.
Elles ne cessent, en effet, de détourner des techniques, à l'instar de Joana Vasconcelos avec ses sculptures entourées de pièces en crochet, ou de Kiki Smith, qui expose une série de tapisseries contemporaines au Palais des papes. "La question du genre dans les expositions et les acquisitions d'oeuvres est rarement abordée : on se fie à l'évolution naturelle de la société. Mais j'aimerais une politique volontariste", soutient Lili Reynaud-Dewar.
Qui sait, en effet, si les oeuvres qu'on célèbre aujourd'hui ne seront pas l'art pompier de demain ? Alors, quitte à se tromper, sans doute vaut-il mieux être démocratique...
Marie Zawisza
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