Le babil qui tue." Le linguiste était presque parfait", de David Carkeet
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C'est en partie à un indice que le journaliste littéraire reconnaît l'arrivée de l'été : quand tous ceux qu'il rencontre le somment de leur conseiller "un bon bouquin pour les vacances", comme si cette denrée existait tous goûts confondus. S'il peut recommander ses coups de coeur de l'année, il est rarement en mesure d'affirmer que tel texte qu'il chérit pourrait être le compagnon estival de presque tout le monde. Pourtant, voici un roman capable de prétendre au titre. Qui devrait ravir les amateurs de polars et les fondus de théorie, les fans de loufoquerie et les amoureux de réflexions sur le langage. Qui arrache de bruyants éclats de rire, mais ne transige pas sur l'intelligence des situations qu'il expose et des dialogues qui le composent. Ce roman, Le linguiste était presque parfait, David Carkeet l'a publié en 1980 aux Etats-Unis, où il a acquis le statut de livre totem pour de nombreux lecteurs. Arrivant trente-trois ans plus tard en France, grâce aux éditions Monsieur Toussaint Louverture, il mérite d'y gagner la même réputation.
Son apparence est celle d'un polar : l'intrigue tourne autour de la mort du linguiste Arthur Stiff, dont le cadavre est retrouvé, crâne scalpé, dans le bureau de son collègue Jeremy Cook. Leur lieu de travail : un institut de recherche qui fait aussi office de crèche. "Nous nous intéressons à l'acquisition du langage, des premiers babillements jusqu'à une maîtrise plus aboutie de la langue. (...) La seule différence (avec une autre crèche)ici, c'est qu'il y a sept linguistes qui rôdent dans les couloirs, les salles de jeu, à côté des tables à langer et sous les berceaux, qui écoutent les suffixes verbaux, la glottalisation et tout un tas de trucs du même ordre", explique Cook à un journaliste.
Ce dernier va bientôt disparaître, pour être découvert noyé dans la rivière Wabash, le corps lesté par la machine à écrire... du même Cook.
Lequel, soupçonné par chacun, a tout intérêt à mener sa propre enquête, parallèle à celle du commandant Leaf, formidable avatar du flic bourru et imprévisible. Elle passe par l'analyse du langage, des adultes mais aussi des enfants, qui font office de babillants témoins. Transformation d'un idiome quand il passe d'une personne à une autre, expressions non verbales qui accompagnent l'émission d'une phrase, manière de prononcer une diphtongue, "mboui" montant (qui signifie le contentement chez l'un des petits sujets d'observation) ou "mboui"descendant (manifestation de rejet)... Tout peut faire office d'indice dans ce roman qui traite son intrigue policière avec une indolence réjouissante.
RATIOCINEURS JUSQU'À LA FOLIE
La langue et l'usage que l'on en fait sont les véritables sujets de David Carkeet, né en 1946, qui a été professeur de linguistique à l'université pendant presque trente ans. Les chercheurs de son roman, tous susceptibles d'être le coupable des meurtres, sont ratiocineurs jusqu'à la folie, penchés sur leur objet de recherche au point d'en oublier qu'existe un monde extérieur. Mais ce langage qu'ils décortiquent et scrutent à longueur de journée, et même de nuit, qu'en font-ils dans leur vie ? Pas grand-chose. Ils l'utilisent essentiellement comme une arme les uns contre les autres, pour déployer l'étendue de leur mesquinerie, exprimer et entretenir leur antipathie mutuelle. Arthur Stiff avait beaucoup étudié les manifestations langagières de celle-ci, lui qui avait théorisé le principe de la "contre-amitié" comme moyen de lutter contre le mal, et prônait l'exploration des "diverses teintes et nuances de la répulsion réciproque"par la fréquentation de ses ennemis plutôt que de ses amis.
Si cette théorie a mené le savant à la mort, le lecteur constate, lui, les effets positifs de la contre-amitié : à force de côtoyer les personnages duLinguiste..., il finit par les prendre en affection, et en redemande. Monsieur Toussaint Louverture publiera en 2014 les deux autres romans de David Carkeet ayant Jeremy Cook pour héros. De quoi pousser un grand "mboui" de joie.
Le linguiste était presque parfait (Double Negative), de David Carkeet, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Monsieur Toussaint Louverture, 272p., 19 €.
Signalons, du même auteur, la parution en poche de La Peau de l'autre,traduit par Jean Esch, Points "Policier"
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